– On s’en paye un autre, au hasard ?
– D’accord, mais on commencera par les étages supérieurs. Ils sont toujours plus vulnérables qu’au premier étage.
– Où en est-on dans les comptes ?
– Avec les trois derniers, ça fera 500 euros.
– Ça roule. On s’en fait encore un et finie la journée de dur labeur.
L’expression provoquait toujours une hilarité justifiée, constituant pour Pablo Rothschild et Julien Miro une sorte de rituel avant de se consacrer à leur affaire, qui n’était, à bien y penser, ni reluisante ni même franchement lucrative. À vrai dire, nos deux compères ne se considéraient pas comme des héros. Aussi n’avaient-ils rien cherché d’autre qu’une petite combine pas trop aventureuse, leur permettant d’arrondir leurs allocations chômage longue durée sans trop de problèmes de conscience ni de trahison vis-à-vis des Grands Ancêtres Militants (qui avaient tant lutté et sacrifié). Julien venait d’un milieu légèrement plus défavorisé que Pablo (les parents du second possédaient un pavillon en banlieue et votaient extrême-droite tandis que ceux du premier continuaient à s’entasser dans un appartement de la même banlieue et n’avaient encore pas rendu leur carte du Parti Communiste). Il conçut, avec la luxuriante imagination propre aux acculturés, le plan audacieux qui matérialisait leurs aspirations tout en garantissant leurs arrières. « Il faut voler aux pauvres, d’abord parce qu’ils sont plus nombreux, ensuite parce que nous les connaissons bien. Et enfin, comme tout le monde le fait, des politiciens aux grandes surfaces, c’est un délit très peu sanctionné. ». Pablo se réserva la part technique (son père avait rêvé faire de lui un ingénieur) et dessina le stratagème astucieux et peu risqué. L’idée lui était venue lors d’un contrôle de la compagnie de gaz au domicile familial. Habilement corrompu, par la grâce d’un petit verre de muscat, l’employé lui avait révélé l’état de ruine presque total régnant dans les installations des appartements du centre ville. « Tous ces pauvres savent qu’ils vivent au bord de la catastrophe. Mais ils ont tellement peur de montrer leur misère domestique que, pour entrer, je dois les menacer depuis l’interphone de leur couper l’approvisionnement. Avec ces gens-là, pourquoi se fourrer dans le merdier des expropriations quand un bon incendie peut tout arranger ? Je comprends les promoteurs ! » avait ajouté l’employé délicat. Grâce à ces informations, Pablo n’eut guère de peine à convaincre Julien : déguisés en employés du gaz, ils prétexteraient un contrôle des installations afin de soutirer de petites sommes aux infortunés locataires. Les pauvres ont toujours un petit sou planqué en cas de coup dur, au contraire des riches qui se contentent d’argent plastique.
Nos deux complices consacrèrent ensuite quelques jours à repérer leurs possibles proies dans les quartiers du centre ville, puis à mettre au point les derniers détails. N’importe quel bleu de travail avec un logo orange un peu effacé, ainsi qu’un facturier usagé, suffiraient. 60 % des pauvres avaient des problèmes de lecture et 40 % d’entre eux étaient franchement illettrés. Jamais ils ne s’aventureraient à tenter de déchiffrer le logo ni même une facture, paralysés par la peur de ne pas y arriver face à des inconnus. Ainsi préparés, Pablo et Julien se lancèrent dans l’action.
Leurs premières journées d’activité comblèrent leurs aspirations au-delà de leurs espérances. Ainsi, ce client terrorisé qui se refusa à les laisser entrer mais glissa deux billets sous la porte afin qu’ils décampent sans insister. Nos deux complices, s’enhardissant aussitôt, sonnèrent au premier étage d’un immeuble voisin. Une femme entre deux âges les reçut avec beaucoup de froideur et de distance. Mais Julien avait détecté la faiblesse sous le masque trompeur. « Eh bien, ça n’est pas tout propre, ici… » marmonna-t-il en observant l’installation sordide honteusement dissimulée dans un placard, alors que la fausse bourgeoise faisait mine de défaillir. Impitoyable, Pablo remplaça une valve graisseuse tout en laissant échapper des claquements de langue significatifs et désapprobateurs. Ils échangèrent des clins d’œil entendus, marmonnant des paroles énigmatiques. Finalement, Julien, le sourcil froncé, demanda à la bourgeoise si elle avait conscience du danger qu’elle faisait courir à la communauté. La bonne femme s’était rabougrie et culpabilisait. Elle supplia d’une toute petite voix.
– S’il vous plaît, n’en dites rien aux voisins.
– Ma petite dame, une révision à fond signifie que l’on confronte les données avec tous les compteurs de la zone. Imaginez un peu, qu’on mette à jour une fuite généralisée, à cause de l’état déplorable dans lequel vous laissez votre système de tuyauterie ! Vous commencez à comprendre le genre d’indemnités que vos voisins pourraient se sentir fondés de réclamer ?
La bourgeoise, terrorisée, passait par toutes les couleurs et elle avait rapetissé d’au moins cinq centimètres. Lorsque Pablo lui proposa un « petit bricolage » qui rendrait les petits problèmes « invisibles », elle mordit si fort à l’hameçon qu’elle manqua de perdre son dentier. Sans hésitations, elle vida son portefeuille dans leurs poches, et refusa la fausse facture qu’ils lui présentèrent cyniquement.
Enivrés par leur réussite, ils avaient reproduit la scène dans un bistrot voisin, entre les rires gras des clients alcooliques qui assistèrent à ce pitoyable triomphe. Leur petitesse existentielle avait ses sources dans les longues traditions familiales d’humilité, charriant peurs et mensonges depuis les deux pays meurtris de la péninsule ibérique. Ils étaient saturés par la nécessaire prudence des exilés et toutefois voués à assumer cette amertume héréditaire, étant censés par ailleurs tout oublier de leur passé afin de devenir autres, Français par exemple. Mais nos deux amis si raffinés se gardaient bien d’aborder ces sujets déconcertants. Par conséquent, ils se refusaient à considérer la portée réelle de leurs exactions, ni à appréhender la part de vengeance personnelle qu’elles pouvaient supposer.
Cependant, un changement subtil s’opéra. Au cours des journées suivantes, Pablo se prétendit fasciné par la psychologie de leurs victimes. Une constante menace (représentée par leurs installations de gaz déficientes) pesait sur leurs existences et cependant ces gens étaient disposés à payer pour s’absoudre de leur propre peur, puis à payer encore, afin que personne ne sache, alors qu’ils se refusaient à payer la réparation de l’installation défectueuse. De surcroît, il ne leur venait pas à l’esprit de regarder les factures ou tout simplement d’appeler la compagnie du gaz. Cette façon de se sentir toujours en défaut ancrait ses racines dans le terreau de la peur au quotidien. Il y avait de quoi étayer une thèse de sociologie sur les conséquences psychologiques à long terme de la précarité de l’existence. Gagné par ce nouvel enthousiasme, Julien postula que l’on pouvait comparer cette angoisse à la peur de tomber, et que ces malaises correspondaient à la disparition inéluctable de l’individu face à la société du troisième millénaire. Les exigences de la seconde vis-à-vis du premier s’étant décuplées, une nouvelle classe sociale d’intouchables s’était développée dans les pays occidentaux : les inadaptés technologiques, ceux qui n’avaient dans leur foyer ni téléphone mobile ni ordinateur mais en revanche et comme de bien entendu, des installations de gaz désuètes, qui les désignaient au ridicule de la société. Ils étaient donc des victimes idéales.
Nos deux complices trinquèrent à la santé de leur mission d’investigation sociale, ce qui leur permit de s’absoudre définitivement de la bassesse de leurs activités. Cet état d’esprit leur conférait par ailleurs une assurance supplémentaire, qui les autorisait à culpabiliser leurs victimes sans éprouver eux-mêmes le moindre remords. Bouleversés par leur propre insensibilité, ils sentirent quelques vagues souvenirs refluer du fond de leur mémoire.
– Tu sais, Julien, au pays, mon grand-père a provoqué un incendie.
– Écoute, Pablo, les miens aussi me bassinent avec leurs rituels d’allers-retours à cette terre, étrangère à jamais. Partout là-bas, on m’appelle « Gabacho » (1). Même ceux qui portent mon nom. Qui pourraient être mes cousins, mes oncles, mes tantes.
– Mon grand-père a mis le feu à sa maison un jour de Toussaint parce qu’il allumait des bougies sous son lit.
– Sans blague. Et pourquoi ?
– Mon grand-père ne comprenait pas ce qu’il faisait, il ne reproduisait qu’une obscure coutume familiale, elle-même issue de temps plus ténébreux encore. Néanmoins, la menace extérieure avait fini par se dissiper, et malgré tout l’alarme intérieure persistait. C’est pourquoi le vieux a mis le feu à la maison. Mais ses enfants, ruinés par l’évènement, se sont refusés à le sanctionner.
– Je vois : c’est le sens du ridicule de ses mômes qui l’a sauvé. Ils n’ont pas osé reconnaître les causes du sinistre car elles constituaient en elles-mêmes un aveu infamant, plus blessant que les dommages réels.
– Effectivement. Mais mon père s’est enfui en France quand son vieux a exigé qu’il se livre aux maudits rites familiaux dans le petit appartement où ils avaient emménagé, comme s’il fallait à toute force assurer la continuité du Drame avec un grand D au-delà des géographies.
– Tu sais, c’est marrant mais nos clients, les techno-intouchables, sont pratiquement dans le même cas de figure. Comme des vieux claviers de machine à écrire branchés sur des ordinateurs : soumis aux contraintes disparues, mais incapables de gérer la totalité des possibles.
– … En effet. D’ailleurs allons-y.
Ils se sont penchés sur le plan du centre-ville et Julien, les yeux fermés, laissa tomber son index. Le hasard décida 23 rue Vieille, et ils s’y rendirent. L’interphone – une fois n’était pas coutume – indiquait les noms des locataires. Nos deux sociologues les déchiffrèrent avec l’enthousiasme propre aux grands découvreurs. Grâce à cette mine d’informations, ils allaient pouvoir faire du travail soigné. Ainsi, ils ne commenceraient pas par les Michaux, trop français comme nom (ils ne représentaient pas un terrain fertile pour la culpabilité). Julien observa qu’ils étaient les seuls nationaux dans l’immeuble, et en déduit que cette particularité devait leur conférer un sentiment de supériorité difficile à débouter. Les Michaux, il fallait se les faire lorsqu’on était chauds, conclut-il en ricanant bêtement. Pablo s’attarda alors sur un nom, le seul à présenter aussi un prénom : Brigitte Abdel-Krim. Cette coïncidence lui permit de flairer la bonne affaire, car il ne pouvait s’agir que d’une femme seule (jamais un homme n’aurait permis qu’un tel nom s’affiche sur l’interphone de son domicile). Sans doute une émigrée d’origine maghrébine, de la deuxième ou troisième génération (à cause de son prénom) qui, par conséquent, avait probablement vécu toutes les humiliations et vexations (de la part de ses frères, parents, employeurs, collègues, etc.), qu’endurent les femmes de ces origines. À coup sûr, Brigitte Abdel-Krim représentait le prototype de victime idéale, une femme depuis l’enfance poursuivie par la faute, un être formaté par la culpabilité. Julien, convaincu par l’excellence de l’argumentaire, annonça dans l’hygiaphone « Compagnie du Gaz ». Selon ses déductions, sa voix aurait pu être celle de l’un des frères de Brigitte. Un silence compact lui répondit, sur lequel se détacha parfaitement le déclic métallique d’ouverture de la porte d’entrée. Julien et Pablo étaient si convaincus de leur interprétation qu’ils n’éprouvèrent pas le moindre doute alors que l’ascenseur les emmenait vers le quatrième étage gauche, où les attendait Brigitte, ne quittant pas du regard l’écran de télévision.
C’était l’heure de « La Maisonnée », le populaire jeu-concours qui aimantait et donnait un sens à l’existence de la jeune femme. Brigitte étudiait avec soin son émission préférée, les vêtements, les musiques, les objets et tentait de s’imprégner de la quintessence de cet univers. Elle ne désirait rien tant que participer au jeu-concours, dont le but était, selon les organisateurs, de « remettre en question la légitimité de l’orgueil personnel et d’approcher les concurrents à une sorte de nirvana social, toutefois très spectaculaire à l’écran ». Les participants étaient enfermés dans une résidence luxueuse et devaient se soumettre, par le biais d’une sorte de jeu de l’oie, à une série d’humiliations plus ou moins culturelles décidées par leurs adversaires, le gagnant étant celui ou celle qui, ayant surmonté les épreuves, ne perdait ni le sourire ni l’élégance. Brigitte Abdel-Krim avait appris très tôt l’utilité du sourire, puis s’était spécialisée dans toutes ses nuances, afin de pouvoir échapper au plus vite à son oppressant entourage familial. À présent, elle travaillait comme serveuse dans un bar branché, où on admirait ses piercings, son efficacité et son sourire. Toutefois elle ne parvenait guère à s’habituer aux mains furtives des clients, ni aux sautes d’humeur du patron et continuait à rêver sans relâche au jour béni où sa candidature à « La Maisonnée » serait acceptée et ses qualités enfin reconnues. D’ici là, il n’y avait rien qu’elle détestait tant que d’être arrachée à l’objet de ses espoirs. Lorsqu’elle entendit Pablo et Julien, elle leur cria « La cuisine est au bout du couloir », ce qui laissa nos deux complices légèrement désemparés. Comment accabler l’usager, s’il était en train de regarder la télévision ?
Julien s’arma d’un courage inhabituel face à cette victime si peu consentante et l’attaqua de plein fouet. Tenait-elle réellement à ce qu’on la prenne pour une terroriste, avec une installation de gaz aussi défectueuse et une telle inconscience face au péril encouru ? Brigitte accepta de détourner le regard pour dévisager l’intrus de haut en bas et constata ainsi que l’individu n’avait rien à voir, tant physiquement qu’au niveau vestimentaire, avec les êtres peuplant « La Maisonnée ». Il ne s’agissait donc pas d’une intervention miraculeuse qui l’aurait menée sous les projecteurs des plateaux de télévision. En bref, la présence de Julien, bientôt rejoint par Pablo, ne signifiait rien pour Brigitte, et elle eut la bonté de le leur faire savoir, avant de se replonger dans l’objet de ses études.
– La sortie est au bout du couloir.
– Mais ma petite dame, qu’est-ce que vous croyez ? Qu’on se déplace pour vos beaux yeux ?!
Brigitte porta son regard sur Pablo, identifiant dans son interpellation indignée ce besoin d’attention si répandu entre les participants néophytes de « La Maisonnée ». La plupart du temps, cette frustration naissait des mensonges du concurrent malhabile. Ainsi, à chaque fois qu’elle se manifestait, on pouvait être sûr qu’il y avait anguille sous roche. À l’écran, l’émission « La Maisonnée » laissa place à l’intermède publicitaire. Brigitte contempla à nouveau les deux complices, et leur adressa un sourire charmeur.
– Je dois aller aux toilettes, vous m’excusez ?
Julien s’effaça pour la laisser passer. D’un bond gracieux, elle se dirigea vers le couloir, puis s’approcha subrepticement du téléphone et composa un numéro. Alors que le disque « Vous avez demandé la police… » chantonnait à l’autre bout du fil, Brigitte se rongeait les ongles. Ce fut ainsi que Pablo la surprit.
– Mais qu’est-ce que tu fous ? Pourquoi ? Qu’est-ce qu’on t’a fait ?
– J’aime pas qu’on me dérange quand je regarde mon émission préférée.
– On s’en va, ma petite dame, il n’y a pas de quoi appeler la police. Sans blague, on dirait que vous avez un problème avec les hommes. (à ce moment-là, reconnaissant un refrain connu, Brigitte raccrocha le combiné). Ça se comprend, hein, avec vos parents, on sait ce que c’est, à la télé ils en parlent tous les jours. Mais c’est pas une raison pour croire que tous les hommes sont mauvais.
– Foutez-moi le camp.
Ils filèrent sans demander leur reste, dévalant les rues comme si le diable était à leurs trousses, et ne reprirent leur souffle que sur une place éloignée.
– Quelle cinglée. On a failli se faire avoir.
– Le plus écœurant, c’est qu’elle n’a rien compris. Tu as remarqué son regard vide ? Cette fille-là voit trop la télévision.
– La société de consommation l’a rendue insensible au ridicule. Enfin débarrassée de tout scrupule, elle peut dépenser sans compter en se foutant du monde entier. Une égotique.
– Et le lavage de cerveau a alors provoqué la disparition des réactions civilisées. C’est moche, mais c’est le monde de demain. On est mal partis.
– T’inquiètes. La prochaine fois, on se fait les Michaux, ils regardent moins la télé.
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Le Rire du Cheval, Horse’s laugh : sémantique anglo-saxonne ; le ridicule est utilisé pour dévaloriser un raisonnement.
Notes
(1) Surnom péjoratif espagnol : « étranger ».