Que les révolutions sont belles quand elles sont jeunes !
Les symbolise toujours, sur fond de foules en colère, une fille éclatante de fraîcheur et de santé : face aux forces noires de la flicaille, elle brandit un drapeau, hissée sur les épaules d’un manifestant ou debout sur une voiture. Son image à la Delacroix fait le tour du monde, joyeuse et invincible comme la liberté.
Là, encore aujourd’hui, j’en revois deux, l’une criait à pleins poumons, un foulard vert autour du cou, et brandissait une pancarte Dégage, l’autre, portée par la foule, riait en agitant son drapeau rouge et blanc. Je revois aussi d’autres photos de garçons et de filles : dans les débuts des révolutions, les manifestants sont incroyablement jeunes, rient, hurlent, chahutent, brandissent des drapeaux et des pancartes, juchés sur des édifices, des réverbères, des balcons, à la fois tendus et infiniment gais – et ils savent (nous aussi) que certains d’entre eux vont mourir. Pendant les jeunes révolutions, la jeunesse part à la mort l’amour au cœur et une fleur entre les dents.
Nous, nous n’étions déjà plus si jeunes. Sur Facebook, nous étions une sorte de nébuleuse, dont la partie la plus dense était en rapport avec le Maghreb et surtout l’Algérie. Désabusés. Unis par quelques références communes, le goût de certaines musiques, d’une certaine poésie, de certains souvenirs, de la liberté. C’est comme ça, dans les réseaux sociaux, on pourrait tracer des lignes magnétiques, comme celles de la limaille attirée par l’aimant dans les manuels scolaires de notre jeune âge.
Cette révolution-ci nous était arrivée en douce, par l’annonce de l’immolation d’un pauvre bougre dont on ne disait encore ni le nom ni l’âge et par celles d’émeutes dans sa région lointaine. Pas encore de belles pétroleuses ni d’images, juste un lien mis sur le Net par je ne sais qui…
Sur nos sites, les communications se succédèrent bientôt, brèves, mais on commençait à sentir un frémissement, des informations s’échangeaient, l’excitation montait : l’Algérie suivait, l’Algérie suivait ! Onze immolations dont nous nous sommes informés les uns les autres, un ami retourné au pays pour un mariage qui envoyait en temps réel à partir de son iPhone les débuts d’émeutes dans la région de Bougie, pauvres images d’amateur, un peu tremblées, que nous faisions circuler sans modération : nous étions fiers de ce pays qui était encore dans nos coeurs, quelle que soit la raison pour laquelle certains de nous en étaient partis. La vague d’effervescence montait en Tunisie, de ville en ville. Les appels à manifester en Algérie se multipliaient aussi, répercutés sans fin, mais le quadrillage était tel qu’on ne voyait le plus souvent qu’une trentaine de personnes noyées dans une foule immense de policiers. Bab-el-Oued s’enflamme !! – Fiasco, pauvres photos de gamins en fuite. En guise de belle pasionaria, une image de répression avait circulé, une vieille petite dame en costume traditionnel, haïk et foulard de bas de visage : tenue à bras le corps par des policiers, elle agitait ses petites jambes, une de ses chaussures à petits talons était tombée.
Pendant ce temps, la vague de soulèvements atteignait Tunis, les vieux désabusés que nous étions commençaient à y croire – bien avant les officiels français. C’est alors qu’apparurent les belles en cheveux, les photos et vidéos de cette jeunesse qui se battait en riant, images d’une jeune révolution triomphante. Et nous nous diffusions de site en site Ciao bella, le chant des partisans italiens. Une complicité joyeuse, toutes origines confondues, se renouait très forte, entre les deux rives. Nous avions oublié nos déchirures, nous nous sentions citoyens du monde !
Pourtant, piano, piano les charognards commençaient à s’insinuer : ceux d’Algérie tentaient d’endoctriner les gamins de Bab-el-Oued, ceux de Tunisie s’associaient aux appels à la révolte et venaient se prosterner, dans l’indifférence générale. Personne n’y faisait encore attention : le vent de la liberté se propageait à toutes les dictatures, la Libye, la Jordanie, Oman, le Yémen, l’Egypte, Bahrein, la Syrie… Les médias s’excitaient.
Sur le Net, les vieux libertaires, restés au pays ou réfugiés des successives diasporas, vibraient, reprenaient espoir. Quant les Ben Ali s’enfuirent, ils délirèrent de joie. Et de un ! posta laconiquement une grande dame du féminisme. De graves professeurs d’université, de tendres poétesses remplaçaient leurs photos par des bouquets de jasmin. Une chanson de Bruel, Le café des délices, circulait, légèrement détournée, avec en surimpression : Merci à ceux qui ont donné leur âme pour que la Tunisie reste le pays du jasmin.
Cependant, comme toujours, à l’ombre du jasmin, les prédateurs se faufilaient : les féministes tunisiennes se mirent à envoyer des vidéos et des récits de manifestations tabassées, des Egyptiens, place Tahrir, se livrèrent à quelques démonstrations publiques assez suspectes, et les Libyens, aïe, les Libyens !… Nous avions été quelques unes à nous investir comme des diablesses dans une pétition pour que soit sauvé Bengazi : quelques jours plus tard, un ami nous a alertées sur les intentions douteuses de certains rebelles. Les diablesses, déjà ébranlées par les drones et les Tomahawks de sinistre mémoire, se sentirent un peu péteuses !
Certes, il y eut une grande explosion de joie, après la chute de Moubarak (Et de deux ! dit la dame), mais en privé, les amis commençaient à se confier leur souci : trop peu de femmes dans ces foules. Bientôt ne resta que l’inquiétude : Bahrein, la Syrie étaient écrasés dans le sang, tandis que les prédateurs, avec leurs valises de pétrodollars, leurs télévisions, leurs baratins, s’installaient en vainqueurs. Et s’ils gagnent, où pourrons nous nous réfugier ? s’affolaient maintenant les belles militantes.
Dans le groupe, le ton avait changé. Début octobre, avant les élections, ce n’était plus que manifestes de laïcité, dénonciations d’une violence extrême contre les confiscateurs putrides de la révolution. Où fuirons-nous ? Où ? Où ?… Le spectre des morts d’Algérie hantait les esprits : Amis tunisiens, mes compatriotes d’Afrique du Nord, n’oubliez pas les 200.000 morts d’Algérie ! suppliait un Algérien dans un ultime appel. Une jeune amie diffusait, en un dernier poème, ses doutes sur la saison à venir :
(…) seraient-ce prémices de solstice
Dures déchirures… de tendre printemps
D’hiver torride ou froid néant ?[1]
… Ce fut l’hiver glacial, puis la chape de néant.
Où êtes-vous, aujourd’hui, les filles du printemps aux sourires de joyeuses ogresses ? Dans quels sépulcres de terre, de tissus ou de caillasses vont-ils vous ensevelir ? Et vous, les militants de l’autre rive, amis perdus, désormais interdits de Facebook ? Et vous, l’attendrissante révoltée algéroise, dans le haïk de votre jeunesse ?
… Cauchemar de révolution confisquée.
Mais le jasmin est vivace, le printemps revient toujours. Et les filles aux sourires d’ogresse tiennent bon dans les orages, les vieilles dames révoltées en ont vu d’autres…
Que les démocraties sont belles quand elles sont jeunes et qu’elles résistent aux vautours – les profiteurs, les prédateurs, les dictateurs !
(Paris,6 octobre 2011)
(Une version de courte de ce texte a été publiée dans les Histoire minuscules des révolutions arabes, ouvrage collectif sous la direction de Wassyla Tamzali)
[1] Amel Belkacemi, « Les envers du revers », Lèse-Art ReMue (21)