Cécile Bastidon Gilles, Jacques Brasseul, et Philippe Gilles, Histoire de la globalisation financière. Paris : Armand Colin, février 2010, 320 pages. ISBN : 978-2200355388.
Le patricien et le plébéien
Dans les années 1940, Keynes était bien sûr au sommet de sa carrière, comme le précise Marcuzzo (2008) : « Keynes n’était plus sur la scène politique, comme dans les années 1920, un proscrit. Il était le conseiller le plus influent au Trésor, un Directeur à la Bank of England, et un membre de la Chambre des Lords s’adressant à ses pairs. Il savait quels fils tirer, et il le faisait. » En face, White, un fils d’immigrés, arrivé à la force du poignet, mais qui avait derrière lui toute la puissance du pays triomphant. Dans leurs styles oratoires, lors des nombreuses joutes qui les opposent, Skidelsky parle de « la rapière contre le tromblon » !
« Les points de friction étaient assez évidents. Keynes et White étaient tous deux fiers, sensibles, sûrs d’eux jusqu’à l’arrogance*, mais ils n’avaient pas grand-chose d’autre en commun. White était issu d’un milieu pauvre** et avait fait carrière, Keynes était le produit raffiné d’une lignée cultivée et académique. Le premier attachait peu d’importance aux conventions sociales ; le second venait d’une société où les manières « étaient » la personne. L’un ressentait de façon profondément négative les avantages que l’hérédité pouvait donner ; l’autre possédait l’aisance naturelle et la confiance en soi d’un Anglais de bonne famille. Des anciens de la négociation anglo-américaine se souviennent comment, au milieu d’une controverse, White pouvait s’adresser à Keynes comme « Votre Excellence » ou « Votre Majesté*** », en s’appuyant dans son fauteuil avec un sourire ironique, observant l’irritation mal dissimulée de l’autre. C’était un miracle que ces deux-là puissent s’entendre… Parfois, l’aigreur était au rendez-vous. White pouvait perdre pied, devant la supériorité intellectuelle de Keynes, mais il ne l’aurait jamais admis, il s’en tirait en lui rappelant qu’il était, dans la négociation, du côté de la plus grande puissance. Des mots pouvaient être échangés, des papiers voler en l’air, l’un d’entre eux pouvait quitter la pièce. Les autres négociateurs essayaient alors de les raccommoder. Et le lendemain, ça recommençait. Finalement, un accord laborieux pouvait être atteint sur un point, et soumis aux gouvernements respectifs pour approbation. De cette façon, lentement, presque imperceptiblement, émergeaient les termes du compromis monétaire. »
Richard Gardner, cité par Cesarano, 2006
Harry White, fils d’immigrants juifs lithuaniens (son père s’appelait Weit) fuyant les pogroms tsaristes en 1885, est né en 1892 (voir la biographie de D. Rees, 1973). Il s’était engagé en 1917 et avait servi en France dans une unité non-combattante. Il étudie à Columbia et Stanford entre 1922 et 1925, fait ensuite sa thèse à Harvard sur le commerce extérieur et les finances de la France (publiée en 1933), sous la direction de F.W. Taussig, le Marshall américain, et devient enseignant à l’université (Lawrence College, Wisconsin) en 1932. À cette époque, il était très attiré par l’expérience soviétique et apprenait le russe pour étudier les techniques du Gosplan. Sa chance fut d’être appelé en 1934 par Jacob Viner pour travailler avec lui au Trésor. Il y devient keynésien plutôt que marxiste − même s’il continuera à passer des informations aux Soviétiques −, et d’ailleurs il rencontre Keynes dès 1935, lors d’un voyage officiel à Londres.
Selon Boughton (1998), “He was not known as a great innovative thinker, and he published very little. Even so, he gained Keynes’ respect as a strategist and debater, and his internal writings at the Treasury reveal both a clear understanding of international policy and an ability to explain the issues with unusual clarity”. Sur cette clarté exceptionnelle, Time rapporte que White aurait pu présenter l’analyse économique à un jardin d’enfants : “He could talk economics in kindergarten terms”. D’ailleurs, son succès auprès de Morgenthau et son ascension rapide au Trésor viennent de là, il pouvait expliquer clairement au Secrétaire les problèmes économiques.
Il voyait Keynes et son entourage un peu comme l’élite finissante d’un empire sur le déclin (Skidelsky, 2000) et avait infiniment plus de sympathie pour les forces progressistes représentées par l’URSS de Staline. Ces idées étaient alors partagées par les membres de la gauche au gouvernement de Roosevelt, qui imaginaient pour l’après-guerre une alliance entre l’Amérique et l’URSS permettant de former un système mondial social et démocratique. Galbraith, le fameux Galbraith, tenait par exemple à l’époque des discours de ce type : « On devrait permettre à la Russie d’absorber la Pologne, les Balkans et l’ensemble de l’Europe de l’Est de façon à étendre les bénéfices du communisme » (cité par Skidelsky, t. 3, p. 242). Un condominium soviéto-américain semblait plus souhaitable pour White qu’une coopération anglo-américaine. D’ailleurs souvent les concessions des Américains à Keynes étaient dues au fait qu’ils voulaient un système acceptable par les Soviétiques : “The desire to conciliate the Soviet Union helped to make the United States more flexible” (cf. Skidelsky, 2000, ch. 7, “The strange case of Harry Dexter White” et ch. 10 sur la conférence : “The American way of business”). D’ailleurs, les Américains avaient gardé un sentiment de méfiance vis-à-vis des Anglais, se posant souvent en victimes innocentes, comme l’exprime Roosevelt lui-même : “The trouble is that when you sit around a table with a Britisher he usually gets 80 per cent of the deal and you get what is left”.
Le jugement de Keynes sur White est rapporté par Skidelsky (2000) et Moggridge (1995) :
« Quelles que soient les réserves qu’on peut avoir à son égard, elles ne seraient qu’un reflet assez pâle de ce que ressentent ses collègues. Il est hautain, détesté, toujours en train d’essayer de vous bousculer, avec une voix rauque, discordante, il a un esprit et des manières vulgaires, sans la plus petite idée de comment se comporter ou comment observer les règles des relations civilisées. Pourtant, j’ai un grand respect pour lui et même je l’aime bien. Sous beaucoup d’aspects, c’est le meilleur ici. Un fonctionnaire très dévoué et très compétent, ayant un immense fardeau de responsabilités, un sens de l’initiative remarquable, d’une haute intégrité et d’une vision internationale claire et idéaliste, voulant vraiment faire de son mieux pour le bien du monde. De plus, sa puissante volonté, combinée au fait qu’il a des idées constructives, signifie qu’il arrive vraiment à faire les choses (he does get things done), ce qui est le cas de peu de gens ici. » (JMK)
Charles Hession, dans sa biographie de Keynes (1985), le décrit ainsi : « C’était un esprit très brillant, spirituel et capable de discours énergiques et brutaux ; il ne craignait pas de résister à l’économiste de Cambridge, plus âgé et plus distingué, et les relations entre les deux hommes furent un mélange curieux de respect et d’exaspération. » Skidelsky (2000) est plus sévère, qui dit que White était terrifié d’avoir à affronter Keynes dans un débat, au point que sa santé en était affectée. En tout cas, face au Britannique, White avait fort à faire, si on en juge par Philip Proctor**** (cité par Hession, 1985) : « Keynes était un avocat parfaitement sans scrupules ; il maniait les statistiques comme du caoutchouc et il utilisait sa langue aiguisée, mais jamais amère, pour confondre ses opposants ; c’était un esprit profondément contradicteur et il pouvait maintenir deux thèses opposées avec une égale virulence dans deux correspondances simultanées : il pouvait pourfendre un collègue parce qu’il suivait une politique que lui-même avait imposée un mois ou deux plus tôt. Quelle importance ? Cela faisait partie du délicieux processus qui consistait à être mis sens dessus dessous et surtout à être conduit à penser par soi-même là où auparavant on avait pris les choses littéralement ; tout cela s’accompagnait du spectacle permanent de son intelligence et de ses acrobaties mentales. »
Keynes avait la dent dure, il ne mâchait pas ses mots, témoin cette lettre où il répond à une accusation de conflit d’intérêts : « Que puis-je répondre à votre lettre de cinglé, à part le fait que vous feriez mieux d’examiner les faits avant de faire circuler un tel document, vous vous rendriez justice à vous-même et seriez un meilleur habitant de cette planète… » (cité par Moggridge, 1995).
Un exemple fameux de sa façon de semer ses interlocuteurs est l’épisode avec Churchill, lorsque Keynes lui explique son avis sur un point de l’organisation de l’après-guerre. Churchill lui envoie une note : « Je commence à être d’accord avec votre façon de voir les choses. » Keynes lui répond : « Désolé de vous l’entendre dire, je suis en train de changer de point de vue… »
Un autre est une boutade dont Frederick Vinson, le successeur de Morgenthau au Trésor, de 1945 à 1946, avait fait les frais. Ils négociaient à propos des dettes britanniques, et Vinson demande à Keynes, « supposons que vous trouviez de l’argent dans des caves, est-ce que les capacités de la Grande-Bretagne à honorer ses dettes se trouveraient accrues ? » Keynes répondit, « Mais bien entendu, on trouve souvent de l’argent dans les caves… On notera cela dans l’accord ! Hession (1985) rapporte : « Cette répartie souleva un éclat de rire général. Vinson était devenu blanc de rage. Il n’oublierait pas de sitôt l’incident. »
Lorsque Keynes s’adresse aux Américains, il les subjugue par son brio et son style, comme le rapporte Lionel Robbins, également membre de la délégation britannique, dans son journal (1971) :
« Keynes était dans son état d’esprit le plus lucide et le plus persuasif ; et l’effet fut irrésistible. À de tels moments, je me prends à penser qu’il doit être l’un des hommes les plus remarquables qui aient jamais vécus – la rapidité de la logique, l’intuition incroyablement pointue, la vivacité de l’imagination, l’ampleur de la vision, et par-dessus tout le sens incomparable de la justesse des mots, se combinent pour donner quelque chose qui est de plusieurs mesures au-delà des limites des réalisations humaines ordinaires. Il n’y a sans doute que le Premier Ministre, à notre époque, qui ait une stature comparable. […] Il utilise le style classique de la langue, c’est vrai, mais ceci est enlevé à travers quelque chose qui n’est pas traditionnel, qui est une qualité surnaturelle dont on peut dire seulement qu’il s’agit du pur génie. Les Américains restaient assis plongés dans l’extase tandis que le divin visiteur chantait et que la lumière dorée virevoltait tout autour. Quand on eut terminé, il y eut peu de discussions. »
Frank Lee, un fonctionnaire du Trésor britannique, relate le même effet : « Et bien sûr, l’impression qu’il fait sur les Américains nous donne un énorme avantage initial dans toute négociation où il participe. Prenez Harry White, par exemple – cette nature difficile s’ouvre comme une fleur quand Maynard est là, et il est tout à fait différent pour négocier quand il est sous le charme qu’il ne l’est dans nos relations quotidiennes avec lui. Je pense que quiconque au Royaume-Uni serait d’accord sur le fait qu’on ne pouvait espérer avoir atteint ces résultats s’il n’y avait pas eu le leadership génial et inspiré de Maynard. » (cité par Skidelsky, 2000).
De même pour les Canadiens, chez qui Keynes est allé deux fois en 1944 pour négocier au nom du Trésor, « il était un négociateur très habile, un orateur très persuasif et brillant ; en réalité son exercice d’influence et d’éloquence était si puissant que les ministres canadiens préféraient prendre leur décision après qu’ils l’aient rencontré, plutôt qu’au moment où ils étaient encore sous le charme. » (cité par Marcuzzo, 2008).
« Le dernier jour de la conférence, Keynes fit progresser l’accord sur l’acte final grâce à l’un de ses discours les plus heureux. […] Tous les membres de l’assemblée se levèrent pour lui faire une ovation qui dura plusieurs minutes. Comme le note Robbins : “Ce fut l’un des plus grands triomphes de sa vie, obéissant scrupuleusement à ses instructions, se battant contre la fatigue et la faiblesse, il a tout au long dominé la conférence.” » (Hession, 1985)
Bernstein dans ses souvenirs est une source précieuse sur la conférence. Les deux hommes devinrent d’ailleurs proches : « J’écrivis une lettre à Keynes où je lui disais que je n’étais qu’un Lévite servant les prêtres dans leur saint travail, et que les idées étaient de White. Tout ce que j’avais fait était de leur donner un habillage économique. Keynes répondit de façon très plaisante, il disait : “Mon cher Lévite, nous les prêtres avons besoin des Lévites exactement comme les fleurs ont besoin des abeilles“, et ainsi de suite. C’est une lettre souvent citée. Dès lors, après Bretton Woods, Keynes fut très amical à mon égard.
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* “White is remembered as an excellent instructor but a distant, arrogant man who “thought the White opinion was the only opinion“.” Time. Keynes parle de lui comme l’un de ces « “very gritty (rugueux) jewish type” of younger American civil servants, for White did have an abrasive manner » (Moggridge, 1995). Un autre exemple de l’arrogance de White est rapporté par Bernstein : « White témoignait devant le comité du Sénat sur la Banque, après Bretton Woods. Quand Taft lui posa une question très technique, il répondit : “Vous ne comprendriez pas, c’est trop compliqué.” Taft était un sénateur très important et bien informé (fils du président Taft, le successeur de Th. Roosevelt), et il n’y avait aucune raison de dire ça. Et White dut s’excuser. » (Black, 1991, p. 49). Cependant, Taft avait mené campagne depuis 1943 contre son plan, l’accusant de vouloir déverser de l’argent dans un puits sans fond (to pour money down a rat-hole), et sans doute White avait une dent contre lui.
** Voir son itinéraire dans un article à charge de Time, en plein maccarthysme, “One man’s greed”, 23 nov. 1953, disponible en ligne, qui en dit plus sur l’état d’esprit de l’époque, de chasse aux sorcières, que sur White. Celui-ci a fait passer des documents sensibles à l’URSS, suscitant tout un débat sur le fait de savoir s’il était un espion soviétique (voir Boughton, 2001, et Craig, 2004), on tend plutôt à considérer aujourd’hui qu’il était de bonne foi et ne pensait pas trahir son pays. Voir aussi l’analyse de Skidelsky, “H.D. White: Guilty and Naive”, dans son tome 3 de la biographie de Keynes, ch. 7 (“The Strange Case of H.D. White”).
*** Dialogue entre Keynes et White (9 octobre 1943), rapporté par James Meade (cité par Skidelksy, 2000) :
K.: ‘This is intolerable. It is yet another Talmud. We had better simply break off negotiations.’
W.: ‘We will try and produce something which Your Highness can understand.’
“Negotiations were apparently broken off at lunch time. Then the Americans produced a more reasonable draft. This was discussed at 4.30 and the scene ended with love, kisses and compliment all around. But it augurs ill for the future unless these negotiations can somehow be got out of the hands of two such prima donnas as White and Keynes.”
**** Philip Dennis Proctor, 1905-1983, homme politique britannique, formé à Cambridge, ministre travailliste.
Références
Boughton J. M., The Case against Harry Dexter White: Still Not Proven, History of Political Economy, 33(2), été 2001
Cesarano F., Monetary Theory and Bretton Woods, The Construction of an International Monetary Order, Cambridge University Press, 2006
Gardner R., Sterling-Dollar Diplomacy in Current Perspective: The Origins and Prospects of Our International Order, Columbia University Press, 1980
Hession Ch. H., John Maynard Keynes, Payot, 1985
Marcuzzo Maria C., “Keynes and Persuasion”, dans M. Forstater et L. R. Wray eds., Keynes for the 21st Century: The Continuing Relevance of The General Theory, Palgrave Macmillan, 2008, pp. 23-40
Moggridge D.E. éd., The Collected Writings of John Maynard Keynes, Macmillan, 1972 à 1982 ; Maynard Keynes, An Economist’s Biography, Routledge, 1995
Rees D., Harry Dexter White, A Study in Paradox, Macmillan, 1973
Robbins L., Autobiography of an Economist, Macmillan, 1971
Skidelsky R., John Maynard Keynes: Hopes Betrayed 1883-1920, vol. 1, Penguin, 1994 ; The Economist As Savior 1920-1937, vol. 2, Penguin, 1995 ; Fighting for Britain 1937-1946, vol. 3, Macmillan, 2000
Time, “One man’s greed”, 23 novembre 1953
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“In history, the closest parallel to Keynes is Karl Marx, however different their styles. With deep instinct guiding superb intellection, each undertook political action but achieved his ends by generating ideas and communicating them in his writings, ultimately in one classic book. […] At the end of World War II Keynes and Marx divided the world between them… for almost a half century – until Keynes could claim a second triumph.”
David Felix, 1999
Ce tour d’horizon de presque trois siècles d’histoire de la finance globale, depuis Newton en Grande-Bretagne en 1717 qui favorise l’usage de l’or, jusqu’à la crise mondiale déclenchée en 2008, fait apparaître une double évolution : une dématérialisation croissante de la monnaie internationale et une diversification des moyens de paiement et de crédit. Cette évolution date en fait de l’origine de la monnaie, depuis le passage du troc aux monnaies marchandises, dans la haute Antiquité, puis aux monnaies métalliques, successivement pesées, comptées et frappées (lorsqu’un certain Crésus frappe les premières pièces au sceau de l’État en Lydie, à partir des richesses en or de la rivière Pactole), et peu à peu aux monnaies papiers, aux premiers billets de banque au XVIIe siècle en Suède, et enfin aux diverses formes de monnaies scripturales et électroniques.
Les vieux manuels de l’école néoclassique, en particulier du courant autrichien, avec Carl Menger ou Ludwig Von Mises, nous apprennent que la monnaie rompt le troc, qu’elle supprime la « nécessaire coïncidence de deux volontés », et ainsi favorise les échanges, la spécialisation, et donc la production, la croissance et la possibilité de civilisation. La monnaie compte ainsi parmi les grandes inventions de l’humanité, au même titre que l’écriture ou la roue.
Mais dans cette évolution millénaire – de dématérialisation et de diversification −, ce qui frappe au XXe siècle, c’est un phénomène d’accélération, l’or perd en quelques décennies son statut privilégié, jusqu’à devenir une matière première comme une autre, les instruments monétaires se complexifient et se raffinent à tel point que la compréhension de leur usage relève de spécialistes de plus en plus pointus. Rien d’étonnant à ce phénomène d’accélération, puisque depuis la révolution industrielle, il caractérise tous les aspects de la vie en société, avec une rupture radicale aux alentours de 1900, dans ce que Douglass North appelle la deuxième révolution économique dans l’histoire des hommes, la première remontant au néolithique et à l’invention de l’agriculture.
L’or, monarque absolu à cette époque, devient selon la formule de Keynes un monarque constitutionnel entre les deux guerres et dans le système de Bretton Woods, pour finir décapité, tel Louis XVI après sa fuite à Varennes. Les théories économiques ont joué un rôle crucial dans cette évolution, mais elles ne sont elles-mêmes que le reflet d’une évolution sociale, la montée des classes moyennes, du salariat, la démocratisation progressive des sociétés, l’importance de l’emploi et de la croissance, qui rendent inacceptable de faire dépendre la situation économique, le bien-être de millions de gens, des découvertes plus ou moins aléatoires d’un métal, fut-il précieux. Ainsi, contrairement à la formule fameuse du grand économiste de Cambridge, ce ne sont pas les idées développées par quelque économiste d’un passé reculé qui conditionnent les décisions présentes des hommes politiques, mais bien une évolution réelle, sociale, concrète, qui fait évoluer les idées et les théories des économistes. Si l’étalon-or a fini par être presque unanimement rejeté – sauf par les responsables français dans les années 1960, menant là un combat d’arrière-garde −, ce n’est pas tant parce que les théories économiques l’ont placé au rang des reliques, mais bien parce qu’il ne correspondait plus aux besoins de sociétés démocratiques dirigées par leur opinion publique.
Malgré tout, la grande figure de John Maynard Keynes plane sur toute cette période, elle est centrale dans cet ouvrage. Pour voir le chemin parcouru depuis les années 1920 où il n’avait pas l’influence que la Théorie générale et la dépression lui apporteront, il suffit de rappeler l’anecdote suivante, rapportée par Clarke (2009). Keynes avait coécrit un pamphlet en 1929 (avec Lloyd George, H. Henderson et S. Rowntree) intitulé We Can Conquer Unemployment. Sur l’exemplaire de cet ouvrage détenu par le Trésor britannique, un officiel inconnu avait écrit ces mots sur la couverture : « Extravagance », « Inflation », « Banqueroute » !
Quelques années plus tard, le plan américain d’aide à l’Europe est lancé par un discours du général Marshall à Harvard le 5 juin 1947, et par un de ces clins d’œil dont l’histoire est coutumière, le 5 juin est le jour même de l’anniversaire de Keynes ! Ainsi, toutes les sommes demandées dans son plan monétaire de 1943, et refusées lors des négociations avec Harry White, sont largement dépassées peu après, dans un vaste schéma d’inspiration keynésienne… Il a suffi du déclenchement de la guerre froide − Churchill avait prononcé son discours sur le rideau de fer le 15 mars 1946 −, pour que tout ce qui n’était absolument pas possible en 1944 le devienne trois ans après. Malheureusement, Keynes n’était plus là pour voir le triomphe de ses conceptions, il est mort chez lui à Tilton le 21 avril 1946.
Le grand économiste, cet « économiste citoyen », selon la formule de Maris (1999), avait porté avec un panache et un courage inouïs les couleurs de son pays, et surtout de ses idées − les deux se confondant pour une fois −, dans de longues et éprouvantes négociations :
« Keynes est donc à lui seul le Royaume-Uni d’après la victoire, préparant l’après-guerre, le négociant sans autre habilitation que son culot et sa gloire. Jamais un Américain n’osera lui demander son accréditation. Ce n’est pas une posture simple mais elle est, au fond, singulièrement gratifiante. Y a-t-il de meilleures lettres de créance que celles établies par soi-même ? » (Minc, 2006)
Bien que Schumpeter jugeât sévèrement les analyses de Keynes (1), selon lui trop axées sur le court terme et sous-estimant la dynamique du capitalisme, il voyait en lui bien plus qu’un économiste académique, comme il l’écrit dans son Histoire de l’analyse économique (1954) :
« Il était un puissant et audacieux leader d’opinion publique, un sage conseiller pour son pays. Il aurait conquis une place dans l’histoire même s’il n’avait pas produit une seule pièce de travail scientifique. Il aurait quand même été l’homme qui a écrit Les conséquences économiques de la paix (1919), surgissant ainsi d’un coup à la célébrité internationale là où des hommes avec une vision aussi pénétrante mais un courage moindre, ou bien des hommes d’un courage égal mais d’une moindre lucidité, seraient restés silencieux (2). »
En 1944, il s’agissait avant tout d’éviter les erreurs de 1918-19, et à cet égard l’homme des Conséquences économiques de la paix était évidemment le mieux placé, mais il n’était pas le seul, la plupart des responsables américains voulaient aussi éviter un retour si funeste. On pense à Cordell Hull, Dean Acheson, Franklin Roosevelt et Harry Truman, qui ont su repousser les tentations de repli et d’isolationnisme toujours présentes au Congrès. Et même celles d’une punition brutale, par exemple lorsque Henry Morgenthau et son second, Harry White, élaborent un plan de ruralisation et de partition de l’Allemagne, « l’esprit du traité de Versailles en pire » (Minc, 2006).
L’état d’esprit d’ouverture apparaît avec évidence au contraire dans un document méconnu du Département d’État, les Propositions pour l’expansion du commerce mondial et l’emploi, qui constitue une véritable feuille de route pour le demi-siècle à venir, celui de notre monde contemporain. Le texte est à la fois avisé et prophétique, alors que Les Trente glorieuses ne sont pas encore là et que la crise de 29 et la guerre sont dans tous les esprits : « Il existe une possibilité que les peuples du monde puissent bénéficier, de notre vivant, d’un plus haut degré de prospérité et de bien-être qu’ils n’ont jamais eus auparavant. »
Les auteurs du rapport voient bien les occasions uniques du moment : « Les institutions humaines sont conservatrices ; elles ne peuvent être changées par un choix conscient que dans des limites étroites. Mais après une grande guerre, il existe une latitude de choix plus grande. » Les Propositions plaident en faveur de l’ouverture et de l’échange, de la fin des pratiques restrictives, mais en incluant la possibilité d’unions douanières, et pour la création d’une Organisation internationale du commerce (ITO). Cette dernière sera cependant rejetée par le Congrès américain en 1947, mais remplacée en fait par le GATT, devenu une véritable organisation internationale, et non seulement un accord, agreement, comme son nom l’indiquerait. Le GATT mettra en œuvre, d’abord entre pays industrialisés, le programme prévu par Les Proposals de 1945.
La philosophie du document, dans la lignée des idées du ministre des Affaires étrangères de Roosevelt sans discontinuer pendant plus de onze ans (1933 à 1944), Cordell Hull, est bien exprimée dans ce passage, prenant soin de reconnaître, à l’aube de la guerre froide, la disparité des systèmes économiques, mais ne cédant en rien sur la nécessité de l’échange :
« Chaque pays a ses propres arrangements pour l’organisation de la production et de la répartition à l’intérieur de ses frontières. Mais pour exploiter au mieux ces arrangements, les pays doivent échanger leurs produits. Le commerce international n’est pas seulement le moyen par lequel des biens utiles produits dans un pays deviennent disponibles pour les consommateurs d’un autre pays ; c’est aussi la façon dont les besoins d’un peuple se traduisent en commandes, et donc en emplois, pour d’autres peuples. Le commerce relie l’emploi, la production et la consommation, et facilite les trois. Sa croissance signifie plus d’emplois, plus de richesse produite, et plus de biens dont on peut profiter.
Les pays devraient donc joindre leurs efforts pour libérer les échanges des restrictions variées qui les limitent. S’ils y réussissent, ils auront apporté une contribution majeure au bien-être de leurs peuples et au succès de leurs efforts communs dans d’autres domaines. »
Cette prospérité sera bien au rendez-vous, dans toute la période Bretton Woods, ce système de change fixe et ajustable imaginé par Keynes et White, qui correspond à la grande période de croissance et d’ouverture de l’après-guerre, jusqu’à ce que les déséquilibres inhérents au système finissent par l’emporter dans les années 1970. Par la suite, le recul des idées keynésiennes, la vision libérale d’un Milton Friedman, favorable aux changes flottants et à la dérégulation, seront à l’origine de l’essor de la mondialisation financière des années 1980-1990, de la liberté de circulation des capitaux à travers la planète, de la multiplication des instruments financiers de plus en plus sophistiqués, et de la montée de nouvelles puissances, tous les pays dits émergents du Brésil à la Chine. Cette période est entrecoupée de graves crises financières, celle de la dette des pays du tiers monde à partir du Mexique en 1982, le krach boursier de 1987, la crise bancaire au Japon dans toutes les années 1990, la crise asiatique et russe de 1997-98, la bulle Internet des années 2000, la crise argentine de 2001, pour finir dans l’apothéose de la grande crise dite des subprimes à la fin des années 2000.
Une prise de conscience s’opère alors, et un retour à la régulation, un retour à Keynes en réalité (cf. Skidelsky, 2009), caractérise les grandes réunions internationales. Les ressources du FMI sont ainsi triplées au G20 (3) de Londres en avril 2009, une réforme de ses statuts est lancée pour desserrer l’emprise des puissances traditionnelles, une première brèche dans les avantages des paradis fiscaux est opérée, le lissage des bonus est tenté au G20 de Pittsburgh en septembre 2009, des exigences accrues en fonds propres auprès des banques et des règles de provisionnement moins déstabilisantes sont peu à peu mises en place. Pour finir, des appels à une grande conférence internationale de type Bretton Woods, « refondant les règles de la gouvernance mondiale », sont lancés pour la nouvelle décennie (voir Boissieu, Lorenzi, 2009). Dans la gouvernance mondiale, nous n’avons en effet que des briques et quelques tuyaux, selon l’image de Th. de Montbrial (2009) :
« Dans la sphère financière, par exemple, le Comité de Bâle (4) émet des principes de régulation, coordonne l’action des banques centrales et des autorités de régulation nationales. Il existe donc des briques de gouvernance, mais elles sont aujourd’hui inadaptées à la rapidité de l’évolution des risques. […] Nous sommes condamnés à gérer ce que les Anglo-Saxons appellent des “second best” − des solutions de repli, faute de mieux − au travers de tuyauteries informelles et compliquées. »
Pour Orléan, dans une analyse très éclairante (2009), il existe une différence majeure entre les marchés réels et les marchés financiers, à la base des crises répétées, c’est que le mécanisme des prix et la concurrence régissent heureusement le premier, mais pas du tout le second :
« Sur un marché standard, l’augmentation du prix produit automatiquement des contre-forces qui font obstacle à la dérive des prix. C’est la fameuse loi de l’offre et de la demande : quand le prix augmente, la demande baisse et l’offre augmente, toutes choses qui font pression à la baisse sur le prix et sont à la racine de l’autorégulation concurrentielle. Sur les marchés d’actifs, il en va tout autrement. L’augmentation du prix peut produire une augmentation de la demande ! Il en est ainsi parce que l’augmentation du prix d’un actif engendre un accroissement de son rendement sous forme de plus-value, ce qui le rend plus attractif auprès des investisseurs. Une fois enclenché, ce processus produit de forts désordres puisque, la hausse se nourrissant de la hausse, il s’ensuit une augmentation vertigineuse des prix, ce qu’on appelle une bulle. »
Le fait en plus que « tous les acteurs peuvent intervenir sur tous les marchés » et qu’il y ait une propagation rapide des comportements et des informations, dans un contexte de globalisation, produit des catastrophes, avec un « incident limité au départ à un segment réduit des finances » aux États-Unis (l’auteur parle évidemment des subprimes) : « un chaos planétaire, multipliant par mille les pertes encourues ».
La solution pour Orléan réside dans la segmentation et le cloisonnement introduits dans la finance internationale, le recul du principe de concurrence, pourtant conforté par les G20 successifs, avec par un exemple un retour à la spécialisation bancaire, à la française dans les années 1860 (Henri Germain et ses principes appliqués au Crédit Lyonnais) et bien sûr la loi rooseveltienne (le Glass Steagall Act du 16 juin 1933, annulé en 1999 par les républicains au Congrès et ratifié par Clinton, à la suite de demandes répétées des banques).
On retrouve, renouvelé par la crise de 2008, le vieux débat entre la banque spécialisée, plus sûre, et la banque universelle à l’allemande, plus dynamique. Rappelons que le grand historien de l’économie, Alexandre Gerschenkron (pas du tout un libéral, il défendait en fait le modèle soviétique d’industrialisation), attribuait (1962) en grande partie l’extraordinaire croissance industrielle de l’Allemagne bismarckienne dans la deuxième moitié du XIXe siècle, à cette innovation institutionnelle majeure qu’a été la création de la banque universelle, plus capable de mobiliser l’épargne et de la transformer en investissement productif.
C’est un point que n’aborde pas Orléan, ou les autres défenseurs d’un retour au cloisonnement : le plus grand dynamisme de la non-spécialisation, l’effet positif sur la croissance. Faut-il limiter les risques au prix d’une croissance plus faible, si cela permet d’éviter les crises, ou bien au contraire favoriser une croissance forte sur quelques décennies, au prix de crises récurrentes, durant un ou deux ans ? Le débat n’est pas tranché, il date de la grande période d’industrialisation en Europe il y a un siècle et demi.
Les pays du Sud n’ont pas tous ce genre de problème. Chez certains d’entre eux, le manque de dynamisme des banques est clairement un obstacle au développement, comme le rappelle Aiyar (2009) :
« Aujourd’hui l’Inde, par exemple, est un pays excessivement réglementé, dans lequel le secteur bancaire est à 70 % public. Chaque banque doit détenir 25 % de ses fonds en obligations gouvernementales, placer 5 % de ses liquidités à la banque centrale et réserver 40 % du restant pour des prêts à des secteurs considérés comme prioritaires par le gouvernement comme l’agriculture, la petite industrie et les exportations. Ce système est infiniment plus régulé que tout ce que peuvent imaginer les Européens. L’Inde se targue d’avoir évité les excès du marché financier américain, mais son expérience prouve seulement que lorsqu’un système bancaire est pieds et poings liés, il ne lui reste pas assez de corde pour se pendre. »
Les crises sont par essence non durables. Une sortie de crise est une bonne nouvelle pour les uns, une moins bonne pour les autres. Une bonne nouvelle pour (presque) tout le monde bien sûr, dans la mesure où le secteur réel suit, avec une réduction du chômage et une reprise des salaires ; une moins bonne en ce sens que les réformes jugées indispensables du secteur financier, des pratiques bancaires et de la gouvernance mondiale, risquent d’être délaissées ou oubliées dans l’euphorie de la reprise. Tout repart comme avant, en attendant la prochaine catastrophe… Une mauvaise nouvelle aussi pour ceux qui espèrent de la crise la fin du capitalisme ou du libéralisme, et enfin le passage à une société meilleure. On n’en est pas encore là… En effet, comme le disait Skidelsky à propos de la crise de 2008-2009 : « Il s’agit de la pire crise depuis la grande dépression. Mais il est peu probable qu’elle soit aussi grave. Les années 1929-32 ont vu douze trimestres successifs de recul de la production. Si cela se répétait aujourd’hui, cela voudrait dire que la crise durerait jusqu’au milieu de 2011. Mais la crise actuelle ne sera ni aussi profonde ni aussi durable, et cela pour deux raisons. La première est que la volonté de coopération internationale est plus forte, la seconde est qu’aujourd’hui nous avons Keynes. »
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(1) D’après Peter Drucker, dans un article célèbre à l’occasion du centenaire de la naissance des deux hommes (1983) : « Bien que Schumpeter considérât toutes les réponses de Keynes comme fausses, ou du moins mal dirigées, il était un critique sympathique. Il fut même celui qui introduisit Keynes en Amérique. Quand le chef d’œuvre de Keynes, La Théorie générale, parut en 1936, Schumpeter, alors le principal professeur à la faculté d’économie à Harvard, conseilla à ses étudiants de le lire, en précisant que ses propres écrits sur la monnaie étaient maintenant complètement dépassés par l’analyse de Keynes. »
(2) “…bursting into international fame when men of equal insight but less courage and men of equal courage but less insight kept silent.” (Schumpeter).
(3) L’affirmation du G20 sur la scène mondiale et la fin du G7-G8 résultent de la crise et de la montée des pays émergents. La prochaine étape sera de l’institutionnaliser, avec un secrétariat et une structure permanents.
(4) Composé des banquiers centraux de 13 pays développés.
Références
Aiyar Swaminathan S.A., « Les pays du Sud aux côtés des Européens », Le Monde, 18 septembre 2009
Boissieu Christian de, Jean-Hervé Lorenzi « La réunion de Pittsburgh ou le sommet de la dernière chance », Le Monde, 18 septembre 2009
Clarke P., Keynes: the 20th Century’s Most Influential Economist, Bloomsbury, 2009
Drucker P., “Modern Prophets: Schumpeter and Keynes?”, Forbes, 23 mai 1983
Felix D., Keynes, A Critical Life, Greenwood Press, 1999
Gerschenkron A., Economic Backwardness in Historical Perspective, Harvard University Press, 1962
Maris B., Keynes ou l’économiste citoyen, Presses de Sciences Po, 1999, rééd. 2007
Minc A., Une sorte de diable, les vies de John Maynard Keynes, Grasset, 2006
Montbrial, Th. de, « La globalisation exige une gouvernance souple », Le Monde, 21 septembre 2009
Orléan A., « Liquidité et fluidité excessives à la racine de la crise », Le Monde, 18 septembre 2009
Schumpeter J., Histoire de l’analyse économique, Gallimard, 1983, 2004 (1ère éd. 1954)
Skidelsky R., Keynes, The Return of the Master, Allen Lane, 2009