Créations

Hannah

Hannah m’apparut pour la première fois en contre-jour, le soleil formant une auréole dans ses cheveux blonds, son visage sortant progressivement de l’ombre à mesure qu’elle approchait sur le chemin aboutissant à la cour de notre maison de campagne. L’après-midi était bien avancé en cette fin d’été et je rêvassais tranquillement sous le tilleul de la terrasse dominant notre étang, face au vallon animé par un troupeau de vaches très absorbées à leur unique occupation de brouter sans fin.

J’étais seul, comme souvent depuis la mort de mon épouse, et cette apparition m’apportait une distraction fort séduisante. Sa beauté, d’un type germanique aux traits un peu durs, n’était pas vraiment éclatante au premier regard mais s’illuminait au moindre sourire. Je fus aussitôt conquis.

Je n’ai jamais su si elle s’était trompée de chemin, comme nombre de promeneurs, ou si elle avait été poussée par esprit d’aventure, ou la simple curiosité. Depuis la route, cela ajoute à sa promenade un bon demi-kilomètre irrégulier et poussiéreux, et elle arriva visiblement fatiguée et en sueur. Elle accepta facilement mon invitation à s’asseoir dans un de nos fauteuils de jardin et à se désaltérer.

  • C’est possible une bière ?

Ce n’est pas ma boisson préférée mais j’en ai toujours quelques bouteilles au frais et cela me valut de découvrir son accent germanique, son sourire, et son goût pour la bière !

Je n’aime rien de ce qui vient d’Allemagne, sauf la musique, Albrecht Dürer, les jolies femmes et Hannah Arendt. Cette jolie Hannah cochait donc les bonnes cases et notre conversation s’engagea facilement. Je lui ai bien sûr proposé de la raccompagner en voiture mais elle n’était visiblement pas pressée de repartir. En vacances, rejointe par son mari pour les week-ends, elle était seule dans un gite, sans grandes connaissances dans les environs, et peu préoccupée de rassurer son mari sur ses occupations.

Elle parlait un français très correct, était cultivée et intéressante, et le temps s’écoula dans un mélange agréable de badinage et d’échanges plus sérieux, jusqu’à ce que la tombée du soir me poussât à l’inviter à dîner.

  • Oh mais je suis bien trop crasseuse !
  • Prenez donc une douche pendant que je prépare le repas.

Cela lui convenait très bien. Je l’introduisis dans la chambre d’amis, dotée d’un grand lit et d’une salle de douche. Et je la laissai se prélasser pendant que je concoctais un menu à peu près correct avec le peu de provisions dont je disposais, et heureusement arrosé d’un bon vin.

J’eus la surprise de la voir réapparaître vêtue d’une robe dénichée dans un placard, plutôt courte et ajustée pour elle mais mettant d’autant mieux en valeur des formes bien agréables à contempler. Elle était un peu gênée de son audace mais ravie de l’effet obtenu, et je lui en fis compliment sans avoir à me forcer.

Le dîner lui plut, le vin réchauffa la conversation et le temps s’écoulait dans une douce euphorie jusqu’à ce qu’il fallût bien décider de la suite des évènements.

  • Voulez-vous que je vous reconduise ou préférez-vous profiter encore de la chambre d’amis ?
  • Oh, la chambre d’amis ; si ça ne vous dérange pas ?
  • Ca ne me dérange pas du tout, mais vous, ça ne vous inquiète pas que votre mari ne vous trouve pas chez vous ?
  • Mon mari ne sait pas d’où je réponds au téléphone … Je ne le lui dis pas et, à la vérité, ni lui ni moi ne nous soucions de nos occupations chacun de notre côté.

Je n’avais pas envie d’en savoir plus et je l’accompagnai sans commentaire jusqu’à la porte de sa chambre.

  • Voulez-vous que je vous trouve une chemise de nuit ou un pyjama ?
  • Oh, non merci ! Je suis comme Marilyn, je préfère dormir nue …

Et, sans façon, elle me passa les bras autour du cou.

  • Mais vous pouvez m’aider …

Depuis la mort de mon épouse quelques mois plus tôt, j’étais resté chaste et peu intéressé par les femmes, qui s’empressaient autour de ce nouveau célibataire à conquérir. Et, si séduisante que fut Hannah, elle n’avait pas vraiment réveillé la flamme endormie … jusqu’à ces bras irrésistibles.

Cette première nuit fut un délice et réveilla tout de bon la flamme ; je retrouvai le bonheur d’avoir une femme dans mes bras et la volupté de l’amour. Elle resta chez moi toute la semaine avant le week-end et c’est avec regrets partagés, et forces promesses, que je la raccompagnai à son gîte.

Elle m’invita à venir prendre un verre pour faire connaissance avec son mari. Notre antipathie réciproque fut quasiment immédiate. Trop vieux pour elle, il était le type même de nos caricatures traditionnelles de « teuton » : gras, rougeaud, péremptoire, arrogant … Tout y était, mais ce qui m’irrita le plus fut le ton d’adjudant prussien sur lequel il s’adressait à Hannah. Et, pire encore, la soumission dont elle faisait montre. Je me retins du plaisir que j’aurais eu à lui claquer le bec en lui apprenant son infortune. Mais je n’aurais pas voulu faire de tort à Hannah et, à vrai dire, je suis à peu près sûr qu’il s’en doutait bien. Au fond, cela le justifiait dans sa conduite déplaisante avec elle et, de son côté, sa soumission appuyée était peut-être aussi un jeu de contrition. Peu m’importait finalement, pourvu que je retrouve Hannah dès le départ du gros goujat dans sa grosse Mercedes et, en attendant, je me fis un malin plaisir de multiplier devant lui les gestes de prévenances et de courtoisie.

La semaine suivante, la dernière avant le retour en Allemagne, nous installa dans un bonheur d’autant plus intense que nous le savions provisoire : promenades bucoliques, soirées chaleureuses et nuits délicieuses, le temps passait très vite.

Le dernier jour nous avons découvert des champignons, des rosés des prés essentiellement, dont la vision parut l’enchanter :

  • Quelle chance ! Mon mari adore les champignons ! Puis-je les ramasser ?

Cela ne me faisait aucun plaisir de contribuer à l’embonpoint de son mari mais le pétillement joyeux de ses yeux me comblait. Nous ramassâmes donc les champignons, chacun de son côté ; il n’y en avait pas tant que ça et, à la fin, je versai les miens dans son panier, sans trop prêter attention à sa propre récolte. Elle avait l’air ravie, comme un enfant.

Il fallut bien la ramener à son gîte, avec des adieux déchirants… Et je ne l’ai plus revue depuis.

Je réalisai alors que je n’avais aucun moyen de la retrouver : je ne connaissais pas son nom de famille, ni son adresse en Allemagne, ni même son âge. Nous avions vécu comme un ménage qui se retrouve après une séparation temporaire…

La première nouvelle d’elle fut par la visite d’un gendarme, qui m’annonça la mort de son mari et me convoqua à un entretien, ou un interrogatoire ? dans le cadre de l’enquête ouverte sur ce décès.

Je me retrouvai donc à la gendarmerie, face à un gradé peu avenant, et peut-être jaloux, dont le regard vous transformait en coupable dès le début de l’entretien.

  • Vous savez de quoi est mort Monsieur von H ?
  • Pas du tout, je n’ai appris sa mort que par votre collègue ce matin et je n’en sais rien de plus.
  • Vous étiez pourtant l’amant de sa femme ; vous devez bien connaître le couple.
  • Pas autant que vous pourriez croire. Je ne l’ai vu, lui, qu’une fois. Je ne savais même pas leur nom, que vous venez de m’apprendre, et notre liaison a été bien courte, quatre et cinq jours.
  • Mais comment l’avez-vous rencontrée, pour pouvoir être si rapidement devenu aussi intime ?

Je dus donc lui raconter notre affaire, sans insister sur les détails mais sans rien cacher d’important dans une histoire qui ne me paraissait pas devoir me concerner. Je dus déchanter rapidement :

  • Monsieur von H est mort empoisonné par une amanite phalloïde … Et vous êtes soupçonné d’avoir fourni ce champignon. Vous avez bien participé à une récolte de champignons avec Madame von H ?
  • Oui, ou plutôt non, enfin oui j’ai participé à la récolte mais non je suis bien certain de n’avoir cueilli que des rosés des prés. Je connais suffisamment les champignons pour savoir que je n’ai vu aucune amanite ce jour-là, ni dans le pré, ni dans mon panier, ni dans celui d’Hannah.
  • Mais vous avez bien remis votre récolte à la dame. Vous n’avez vraiment rien vu de suspect à ce moment-là ?
  • Je n’avais aucune raison de me méfier ; elle m’avait dit bien connaître les champignons et je ne peux pas croire qu’elle ait voulu empoisonner son mari. C’est sûrement accidentel.

Tout en affirmant cela, je compris aussitôt que Hannah était probablement tombée par hasard sur une amanite et l’avait délibérément servie à son mari ; si ça avait été un accident, elle aurait été empoisonnée en même temps que lui. Je vis clairement que le gendarme pensait de même et il me fallut en un instant me déterminer sur l’attitude à adopter : soit charger Hannah pour me mettre à l’abri, soit esquiver sans aggraver sa situation. Je ne suis pas d’un naturel violent mais je comprenais trop bien le geste d’Hannah et n’avais qu’une envie, l’aider à se disculper.

  • Mais que vous a-t-elle dit ? Elle doit bien avoir une explication ? Ca arrive couramment un accident avec l’amanite phalloïde, sans qu’on parle de meurtre ???
  • Madame von H est repartie pour l’Allemagne dès le lendemain du décès, en laissant le corps à la morgue en attente de l’autopsie. Les résultats ne nous sont parvenus qu’hier et nous n’avons pas pu interroger la dame. Pour l’instant, elle n’a pas manifesté l’intention de se mettre à notre disposition.
  • Bon ! Mais en quoi ça me concerne ? Hannah et moi nous sommes connus neuf jours, c’est quand même un peu court pour former un projet conduisant à un meurtre. Je suis complètement innocent et vous n’avez pas le moindre élément vous permettant de me mettre en cause.
  • Ce sera au juge d’instruction d’en décider. Je vais vous mettre en garde à vue et demander votre mise en examen pour complicité de meurtre.

Le ciel me tombait sur la tête ; cette si douce idylle se transformait en cauchemar. Il fallut des mois pour qu’on passe de complicité de meurtre à complicité d’homicide involontaire, et finalement à un non-lieu.

Et pas un mot de Hannah pendant ce temps. Je comprenais qu’elle se gardât de tout contact pouvant laisser soupçonner une quelconque collusion entre nous, mais c’était douloureux à vivre.

Le non-lieu n’apporta aucune réaction de sa part. Le seul signe qui me parvint d’elle, des mois plus tard, fut une carte postale de Bali : « souvenir de notre voyage de noces », signée Hans et Hannah.

Elle s’était donc remariée … La vache !