Avec l’aimable autorisation de Mr. Édouard Glissant, nous publions ces réflexions sur la francophonie extraites de son dernier ouvrage, Une nouvelle région du monde : Esthétique 1, Paris : Editions Gallimard, 2006.
1. Un effort à la fois trouble et généreux pour rallier, dans le dur tourbillon du monde actuel en effet, des sortes de gerbes ramassées, mais souples et liantes, qui résisteraient mieux à l’éparpillement de toutes choses. Tentation naturelle chez ceux qui, par la colonisation, ont quand même contribué à l’unité-diversité du monde. Et les anciennes puissances coloniales partagent ce penchant à rassembler autour d’elles les restes de leur entreprise, surtout au plan manœuvrable des cultures, de la langue et des autres moyens d’expression. En tout cas, le surplus le plus malléable à montrer, après que les exploitations ont visiblement cessé. Ces rassemblements apparaissent d’autant plus nécessaires que des blocs puissants, eux-mêmes résultés ou réchappés de l’entreprise et de l’histoire coloniales, américano-anglophones, hispano-américains, chinois, indien, brésilien, etc., se sont développés concurremment sur la scène du monde. En marge des réels conflits d’intérêts économiques, de nouvelles formes de contact et de relation se tissent entre les cultures et les communautés, de manière foudroyante et imprévisible, au plan des langues, des modes d’habiter, des rapports au monde, qui menacent peut-être d’araser ou de neutraliser indistinctement les assises de toutes ces cultures en contact, et par voie de conséquence d’engloutir des entités ou des réalités culturelles isolées, fragiles, et susceptibles d’être assimilées dans et par cet énorme mouvement, avant que d’avoir pu y apporter leur contribution. Les anciennes nations colonisatrices tentent de profiter de ces situations et de vaincre cet imprévisible, pour maintenir leur ombrage sur ces mondes fragilisés.
Mais la colonisation à la française a plus souvent été elle aussi de caractère plutôt assimilationniste, et une francophonie, qui en serait la seule continuité de fait, risquerait d’être très vite paralysée par cette nature, même sous-jacente ou imperceptible. Le Commonwealth anglophone, plus pratique, présente des traits beaucoup plus relâchés, et une organisation bien moins visible ou centralisée. Dans les faits, la langue anglaise a peut-être beaucoup plus dominé les pays qu’elle a « recouverts », elle est bien plus synthétique et empiriste, c’est un lieu commun, mais elle l’a fait de manière moins « essentielle », et en respectant beaucoup plus les cultures qu’elle y a rencontrées. Nous dirions que l’anglo-américain est plus facile et moins coûteux à adopter. (Les lieux communs : « II y a des langues difficiles, dont la française. » La réponse : « Aucune langue n’est difficile pour qui la pratique. ») Les nations latino-américaines sont aujourd’hui les principales porteuses de la langue espagnole dans ses diversités, et le Brésil est la plus importante des métropoles lusitaniennes. Le devenir des langues de colonisation dépend en grande partie des anciens colonisés eux-mêmes et de la manière dont ils auront conçu leur rapport aux langues en général. Tous autres lieux communs difficiles à méconnaître. Si la domination sans nuances des États-Unis sur le monde impose l’idée d’une capitale d’empire arrogante et quelquefois ignorante, la France, à peu près seule de ces anciennes puissances coloniales, fleure un air de foyer culturel universalisant, de rendez-vous de l’esprit et du bon style intellectuel, pour ceux qui pratiquent ou ont pratique la langue française, quitte à nous à savoir si cela recouvre des tentatives de dominations partielles et limitées plus ou moins latentes, ou si cela présage une énergie culturelle renouvelée en prise réelle avec l’énergie du monde.
La francophonie en tant qu’institution a mis du temps à comprendre (ou à admettre) que la défense des langues menacées du monde ne saurait être accompagnée du sentiment, même insoupçonné, d’une hiérarchie linguistique, et qu’ainsi la France en tant que nation aurait avantage à protéger et à développer les langues dites régionales qui enrichissent son patrimoine, et qu’elle-même lafrancophonie tout entière gagnerait à défendre les langues vives ou mourantes qui lèvent ou se couchent sur son aire, que de même il n’y a plus de centres ou de périphéries légitimes, et que par conséquent les avantages d’une langue absolument centralisatrice ne sont pas évidents, que par ailleurs la puissance ne fonde pas la grandeur, et qu’il faut malgré tout croire à l’avenir des petits pays, et y prendre garde. Si la francophonie se débarrasse de ses fantômes, qui balbutient encore les préceptes de l’unicité régisseuse, elle risque en toute beauté de courir enfin l’aventure du monde, et de cesser d’être une imposition fonctionnaire ou un parti pris d’éminence, pour devenir une inspiration et un souffle.
2. On ne saurait prétendre que la littérature française est étriquée, sous le prétexte qu’aujourd’hui et le plus souvent elle met en lumière des modes et des actualités. II ne faut pas exagérer, et une littérature qui compte des noms comme ceux de Gracq, Butor ou Le Clézio ne saurait être dite sans ampleur. II est vrai que ce sont la des écrivains-monde, et que le cérémonial ordinaire de la littérature en France se resserre plutôt en boucle, autour de quelques places. Je crois que cet aspect-là est tout à fait provisoire. II est difficile, quand on a régi la vue et l’énoncé du monde, qu’on dominait, « d’y retrouver ensuite ou d’y accepter sa place avec justesse, parmi d’autres. Mais la littérature, et dans tous les pays, a toujours procédé par bonds et ruptures et soudainetés. II en sera probablement ainsi, une fois de plus. Vous vous délectez des trésors hier accumulés par cette langue française. Elle en inventera d’autres. Elle ne domine pas le monde, elle s’y partage, souhaitons-le-lui du moins.
3. Le repli sur une langue essentielle, qu’on estime menacée, est le recours réflexe de ceux qui refusent ces nouveaux partages du monde. Chacun préfère ordinairement croire qu’il parle ou écrit une langue dictée par un dieu, plutôt qu’une langue qui aurait emprunté partout, qui se serait agrégée par créolisation, et qui changerait, sans se perdre ni se dénaturer. C’est pourtant le magnifique enjeu qu’il faut risquer aujourd’hui. Toute langue qui au contraire se figera sur une prétendue légitimité d’assise sera balayée par le mouvement de la nouvelle Relation. La disponibilité des langues, leur capacité de divination, leur aptitude à fluer dans le courant des échanges et à y trouver leurs points d’ancrage, seront probablement les meilleures garanties d’insertion dans l’inextricable du monde. Le plus difficile reste alors de vaincre les conditionnements économiques de la langue, obligation imposable à toutes les langues sauf au sabir anglo-américain. II vaut mieux croire en ces nécessites plutôt qu’à une pureté feignarde et rageuse des langues dont nous nous servons. Les stabilisations normatives des langues sont le plus souvent favorisées par des périodes d’équilibre des sociétés ou elles s’exercent, sinon ces normes exaspérées, comme il en va aujourd’hui dans le chaos-monde, deviennent des freins et des handicaps.
4. L’autre impossible de la francophonie serait une position adoptée par la France, s’agissant de la question de l’intégration des immigrants sur son sol, et qui tendrait à la limitation répressive. Une telle perspective, quels que soient les problèmes soulevés par l’afflux des immigrants, serait incompatible avec une participation française à un vrai rassemblement de nature internationale, tel que la francophonie prétendrait l’être. II faut d’ailleurs penser les réels problèmes de l’intégration à partir de cet ordre (ou d’un tel désordre) international, et non pas seulement en se cantonnant aux immédiats profits qu’on en pourrait sur un plan local aménager. Après avoir admis globalement toutes les immigrations, parce qu’elle en avait besoin et pour cette raison seulement, la France ne pourrait pas décider unilatéralement, aujourd’hui, d’une immigration « choisie » et d’une intégration « à la valeur », sans tenir compte de la situation dans le monde et de sa place dans ce monde. L’évolution des sociétés, qui est bouillonnement, ne précède jamais par décantations soigneuses et sélectives. L’intégration des immigrants ne pourrait se faire en harmonie qu’à partir d’une politique de la Relation, qui est encore à inventer, et dont d’ailleurs tous les participants à lafrancophonie devraient être les tenants*.
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* À partir des Inrockuptibles, mars 2006.