Le bistouri aiguisé sert à aller au-delà du tissu vernissé qui englobe la pensée et sa chair. L’entaille doit être décisive et propre. Afin d’éviter la contamination interne, il ne faut pas tenir compte du contexte, comme lors de la section d’un cordon ombilical. Lorsque l’on tranche la peau du nouveau-né, il ne faut pas trembler face à sa propre bestialité, car c’est celle-ci qui détermine l’existence de l’autre. L’outil se doit d’être ferme et le geste définitif afin d’éviter l’hémorragie du sens.
On décolle alors la peau et la chair transmute dans le visible, sourdement palpitante de tous ses secrets. Il ne faut en aucun moment se laisser impressionner par le mystère de ces fibres. Si elles sont disposées ainsi, c’est qu’il y a une raison profonde, qu’il faut découvrir, quand bien même implacable dans son évidence crue.
L’excitation nous gagne car l’espace est limité. Le temps presse donc mais l’on doit rester immobile dans l’œil du cyclone. La lame d’acier trempé a déjà pour sa part tout ressenti dans le tranchant de son fléau. La main qui guide doit alors se faire de métal, les terminaisons nerveuses s’annulent, la myéline s’électrolyse et l’insensibilité raidit nos doigts. La Raison est écartelée, anéantie et enfin exterminée. Et aussitôt le métal sait qu’au cœur de ces fibres certaines cellules se répètent sans contrôle protéique, déversant leurs torrents de métastases sémiotiques dans tous les systèmes nerveux centraux alentour.
Notre travail consiste alors à peler, à gratter, à écorcher la chair afin d’isoler ces tumeurs tout en prenant bien garde à ne pas sectionner leur lien vital à l’organisme, car l’on courrait ainsi le risque de le flétrir dans son ensemble de forme létale. Tant est puissante la symbiose entre le tout et le détail créateur.
Une fois le nœud dégagé, isolé, on peut alors le contempler, dans une sorte de transe qui nous mène à l’abstraction absolue des lieux de l’opération. Eternités de délectable incertitude –mais peut-être ne durent-elles qu’une pico-seconde-. L’acier se fait alors caresse et la violence inéluctable, poésie. Il ne faut cependant pas s’y complaire, même si la tentation est grande, la température monte et le temps presse. Nous avons devant nous un corps dont toutes les parties palpitent encore faiblement. De notre dextérité et efficacité dépend sa ligne d’existence. Son à-venir se trouve sous notre responsabilité directe. Nous devons en prendre la mesure sans toutefois suspendre le geste.
La ligature doit contourner puis étrangler peu à peu la tumeur, comme pour s’en réserver le substantifique sens. Le greffon doit être préparé et disposé à portée de la main afin que l’implantation immédiate donne à l’organisme une sensation de continuité, comme si l’on n’introduisait pas là un matériel génétique fondamentalement distinct issu d’un alphabet ADN différent. Il faut à tout prix éviter cette problématique de la compatibilité linguistique, qui n’autorise guère le grand-œuvre qui doit s’accomplir.
On stimule ensuite le nouveau tissu créé afin de s’assurer qu’il remplit bien ses fonctions vitales, en dépit de la présence du greffon.
Les fibres se régénèrent peu à peu et enfin le sens sourd, alimentant ainsi le processus clonique. Quand bien même elle soit maintenant différente d’elle-même, la chair du greffon ne sera jamais celle de l’hôte. A présent, elles tressent entre elles à la croisée de leurs alphabets un nouveau matériau, plus résistant, plus performant et riche de sens.
Traduire, c’est trahir un peu.
Fred Romano, Formentera, 11/03/2011