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Contes du millénaire : Les Aventuriers oubliés (Chapitre 10)

1910

 

UN DÉPUTÉ BONAPARTISTE IMBERBE

 

 

Bernard Avelineau, Maire du Perrier, petit bourg vendéen, était heureux au soir du 31 mars 1910 pour deux raisons : il venait d’être élu sénateur et il allait être père pour la troisième fois.

La première raison était politique : il était une personnalité du Conseil Général de Vendée, et venait enfin d’être élu Sénateur à seulement 40 ans, grâce au désistement de son vieil ami le Sénateur Artaud qui venait de fêter ses 95  ans.

La deuxième raison de sa joie était que sa femme, Louise, attendait son troisième enfant. A la ferme, la sage-femme pensait que la naissance se produirait pendant la nuit, mais n’arriverait pas ce tantôt. Si, par bonheur, l’enfant était un garçon et voyait le jour au petit matin, il le nommerait Louis, comme Saint-Louis.

Bernard avait acheté une Panhard et Levassor décapotable, la seule du département. La séance du conseil général était longue, elle se termina à 7 heures du soir. Sur la route de La Roche il chantonnait, traversa Challans et parvint à huit heures à la ferme de la Moricière. Louise n’avait pas encore perdu les eaux, son énorme ventre ressemblait à une barrique et les contractions commençaient. C’est à une heure du matin qu’elle fut délivrée, la sage-femme prit le bébé par les pieds et un cri vigoureux le secoua. Louis Avelineau était né.

 

La politique, une vocation impérieuse de la famille Avelineau

 

Chez les Avelineau, le 15 août et la foire d’été à Challans étaient les seules occasions de fête : toute la famille empruntait la carriole depuis des générations. Désormais, le Sénateur prenait sa grosse voiture. Aujourd’hui c’était l’ouverture de la foire de printemps. C’était une journée chargée : à 11 heures, Bernard annonça au conseil municipal la naissance de son fils ; le curé et son premier adjoint organiseraient la bénédiction des barques. A midi, il serait à Challans avec le sous-préfet et le Colonel d’Istria. Il savait que les discours de sous-préfets étaient longs et creux et se remémorait un conte de Daudet ! A 13 heures, à La-Roche-Sur-Yon, avec le préfet, les députés et le conseil général, on accrocherait les décorations des anciens combattants. Bernard assista au banquet. Il se dirigea ensuite place Napoléon pour s’incliner devant la statue équestre de l’empereur avec ses fidèles du cercle napoléonien. Enfin il revint chez lui, embrassa son fils, et tomba sur le lit-clos comme une souche.

Avelineau père était un fermier bien nanti : 50 hectares de prairies et 500 vaches charolaises ; il était surtout marchand de bestiaux sur les foires de Chantonnay, Challans. Chateaubriant et Parthenay. La foire de Parthenay était la plus importante, son savoir-faire était remarquable : il savait où regarder, tâter et flairer les bovins, dans quelle fourchette évaluer le prix, jusqu’où marchander. Le paiement se faisait toujours comptant. Les liasses de billets étaient malvenues, car il était difficile de détecter les faux. Le règlement se faisait en or : le franc-or n’avait pas varié de valeur depuis Napoléon et les français préféraient l’or. Les paysans n’avaient pas confiance dans la monnaie de papier, qualifiée d’assignat !  L’acheteur lui tendait des sacs de napoléons, parfois des lingots si l’animal était un taureau ! En fait, il était plus riche que le notaire et, de surcroît, sénateur.

Depuis combien de temps cette famille était-elle fidèle à l’ancien régime et à l’église catholique? Cela datait de bien avant les guerres de Vendée. Sous Louis XV, son arrière-arrière-grand-mère maternelle avait été engrossée par le précepteur du château de la Bretonnière. Cet homme était un incroyant, un voltairien qui se moquait des prêtres, du mariage et de tous les sacrements. Il avait avorté son ancêtre avec des aiguilles à tricoter, elle en était morte. Enfin cet homme avait proposé à sa famille 100 louis de dédommagement ! Face à l’injure, son ancêtre bafoué avait provoqué le coupable en duel et l’avait occis !

 

Les années navrantes du radicalisme triomphant

 

Depuis la séparation de l’église et de l’Etat, la Vendée était à nouveau au bord de la guerre civile. Les années que Bernard venait de vivre avaient été très démoralisantes. L’instruction obligatoire et gratuite de Jules Ferry avait été le seul point positif : les vendéens ne devaient pas rester analphabètes !  En revanche, la loi sur les congrégations et la fermeture des écoles catholiques fut une catastrophe : la plupart des écoles durent fermer et les nouvelles écoles laïques étaient beaucoup moins nombreuses. Il forma une délégation vendéenne pour s’opposer en 1901 à l’expulsion des moines bénédictins de l’Abbaye de Solesmes (ils s’exileront en Angleterre). Le pire avait été la « pensée unique » exprimée sous le Ministère Combe, quand le gouvernement, le parlement, la presse exprimaient librement leur anti cléricalisme ! Un homme cependant plaira à Avelineau, un vendéen, qui devenait l’âme du radicalisme, George Clémenceau. Il était, comme Ferry, nationaliste et fier de nos colonies.

 

La fonction politique de la pilosité.

 

Sous la troisième République, les Présidents de la République, les Ministres et les élus avaient presque tous porté la barbe ou la moustache.  Bernard fut fasciné par Jules Ferry au point de s’identifier au personnage. Sa photographie de Nadar trônait sur la cheminée de la cuisine, aux cotés d’un buste de Louis XVI, de la miniature de Louis XVII et d’un bronze de Napoléon. Comme les Avelineau étaient  très bruns, il n’avait eu aucune peine, dès l’âge de 20 ans, à laisser pousser sa moustache gauloise et son bouc. Pour un maquignon, une moustache noire et retombante était un atout. Pour un Sénateur ou un Ministre, le port de la moustache était un signe de reconnaissance. Celle de Bernard lui avait donné beaucoup de travail,  chaque jour il la lissait, elle descendait puis remontait et traçait une volute. A quarante ans, sa moustache dépliée atteignait 23  centimètres, taille d’une truite réglementaire. Le soir il la protégeait par un étui de cuir havane attaché derrière son occiput, il ne fallait pas la casser pendant son sommeil. Heureusement au lit il dormait sur le dos et ronflait comme un sonneur. Le seul inconvénient était pour sa femme Louise. Plus tard, il se procura au passage Richelieu un étui de cuir noir de chez Dunhill à Londres.

A Paris, Bernard fréquentait les salons de Madame Claude alors que les socialistes fréquentaient celui de Madame Rose. Une anecdote faisait partie des cancans du Parlement. Un jour Henriette, qui avait vu défiler les grands hommes de la République, se permit une comparaison grivoise : « La plus belle moustache est celle d’Avelineau et, ce n’est pas son seul atout, car il possède également le plus bel organe ». Ginette lui rétorqua ; « Tu te trompes, le record appartient à Herriot, il y a une différence de taille et de performance ! ».

Dans la bourgeoisie, la plupart des hommes mûrs portaient des moustaches et un bouc, mais cette mode Napoléon III avait cédé la place à des extensions pileuses plus fournies. Les artistes et les hommes politiques étaient les premiers à lancer ces modes « viriles ». Les moustaches se prolongeaient par des coulées de barbe gonflées (comme Francis de Préssensé) ou par des barbes épaisses et vénérables (comme Victor Hugo ou Emile Zola). Les options politiques influençaient ces choix : à droite, des moustaches et des barbes minces et bien taillées, à gauche, des barbes d’hommes des bois recouvrant tout le visage (à l’extrême gauche, la barbe de Karl Marx était un modèle).

Cependant, à partir de 1880, la nouveauté était ces favoris démesurés et bouffants (comme Jules Ferry), qui se multipliaient à l’Assemblée et au gouvernement ! Plus tard, Bernard adopta une barbe noire très fournie et très soignée. Au début du siècle, il suivit la mode politique dominante. Le mimétisme l’incita à porter des favoris similaires à ceux de Jules Ferry, bien qu’il ne soit pas maçon. Ils étaient encore plus fournis et noirs comme de l’encre. Dans les rues de La Roche, les passants le reconnaissaient de dos : il avait la pilosité la plus fournie de la ville. A l’Assemblée nationale, au Conseil Général et au Conseil Municipal, un élu sans barbe et sans favoris ne pouvait être qu’un eunuque !

 

Les surprises de l’école laïque

 

Au village du Perrier, les lois Ferry avaient eu pour avantage l’ouverture d’une école communale laïque et l’arrivée des premiers instituteurs. L’école paroissiale était fermée, le catéchisme était assuré par un groupe de femmes volontaires à l’église. Louis Avelineau fut accompagné au début par son frère le long d’un sentier de terre, puis d’un petit chemin, il y avait une heure de trajet. Au début les sabots lui faisaient très mal au pied, puis il s’habitua. Pour la rentrée des classes, le maître l’avait accueilli avec gentillesse. C’était une classe unique pour apprendre à lire. Il avait pris place au premier rang sur l’un des bureaux d’école construit par le menuisier. Ils étaient près de 20, de taille et d’âge fort varié, Jean le fils du charcutier avait 12 ans et lui en avait 5. Il allait apprendre à lire, écrire et compter.

L’école était située juste derrière la mairie et l’église. Le paysage de cette région ressemblait beaucoup à la Hollande. En aval du Perrier et en direction de la mer, les marais étaient sillonnés de canaux qui communiquaient : le marais de Soullans, celui du Perrier, puis les marais du pays de Mont jusqu’à Beauvoir. D’une hauteur, on apercevait tous les 10 kilomètres la flèche des églises ou les réservoirs d’eau.

En traversant la route, une allée conduisait vers un embarcadère où étaient amarrées trois yoles, des embarcations à fond plat, utilisées par les « maraîchins » pour rejoindre leurs chaumières. Rien de plus tentant que d’un emprunter une. Avec deux copains, Louis apprit à manier la godille. A chaque étier, il fallait se baisser pour franchir la barrière et choisir la marée haute. Ils finissaient par arriver dans une bourrine à toit de chaume, parfois il y avait un four et ils mangeaient une tranche de pain. Ils découvrirent dans les canaux des animaux inattendus, en particulier le jour ou un gros ragondin se mit à ronger le fond de la barque. Et puis il y avait beaucoup de grenouilles au lendemain d’une bonne pluie ; ils les attiraient avec une ligne et un chiffon rouge.

L’instituteur avait 20 ans, il s’appelait Mourens, originaire de Manosque, avec un accent du midi carabiné. La discipline était de fer : à l’entrée du maître, les élèves se levaient, suivait l’appel, l’élève se levait et articulait « présent ». La pédagogie reposait sur la méthode alphabétique : ils ânonnaient « B-A, Ba » et passaient au tableau pour calligraphier sur une ligne droite une série de mots … Celui qui se trompait allait face à l’estrade, posait ses deux mains en face de Mourens et recevait de un à trois coups de règle. A la sortie, ils se rangeaient en file indienne deux par deux jusqu’à la place de la mairie, puis se dispersaient. Les années suivantes, ils entraient dans les classes élémentaires. La plupart abandonnaient après le brevet élémentaire.

Le jour du certificat d’études, Louis avait 12 ans. Son orthographe était bonne, il savait sur le bout du doigt la liste des 87 départements et de leurs préfectures et sous-préfectures, la séquence des rois de France, la date des grandes batailles. Les opérations élémentaires ne lui posaient pas de problème, mais il redoutait les pièges des problèmes de baignoire et de robinets. Les sujets furent décachetés : la dictée était facile, puis les affluents de la Seine ; le problème concernait la superficie d’une exploitation céréalière : le prix de 8795 hectares en 1906 et 1909 et la plus-value d’un are de Beauce depuis 1906. Pour des fils de paysans c’était facile, le fils du charcutier se trompa et fut collé. Bref, il fut reçu haut la main et ses parents décidèrent de l’envoyer dans les classes supérieures au pensionnat de Chavagnes-en-Palliers, près de Pouzauges. Son père n’avait pas le bac, il voulait que son fils ait ce parchemin avant de retourner à la terre !

 

L’inconfort du pensionnat

 

Pour aller à Pouzauges il y avait un train tortillard, peu fréquent. Bernard Avelineau ne voulait pas que son fils soit considéré comme un privilégié : il le mit pensionnaire et Louis ne revenait à la ferme que pour la fin de semaine et les congés scolaires.

A présent Louis était un adolescent pubère. Il avait observé ses camarades et vu leur transformation physique. En se regardant dans une glace, il ne décelait aucune amorce de moustache, même pas un duvet. Certes il était blond comme sa mère, mais s’il restait imberbe il ne pourrait jamais faire la carrière de ses ancêtres. D’ailleurs il n’aura jamais une pilosité justifiant le port de la barbe et ce handicap persistera pendant toute sa vie !

Le Collège, était à Chavagnes, loin de la gare. Pour la rentrée il fut accompagné en voiture par son père et sa mère. C’était une bâtisse toute noire, un ancien séminaire. Ce n’était pas gai, mais à l’intérieur, les couloirs, les escaliers, les cours de récréation étaient sinistres. Le pire était les dortoirs : des lits de fer superposés rangés côte à côte dans un étroit boyau très haut de plafond, le tout éclairé par deux lampes à huile de gare, éteintes à 20 heures. Le surveillant dormait dans un petit réduit attenant, il était éclairé par une lampe à pétrole. La seule salle qui était électrifiée était le laboratoire de chimie et physique. Le réveil à 6 heures, 10 minutes aux lavabos, puis la course à pied, la salle des repas et un petit déjeuner très chiche. Début des cours à 7 heures, une récréation à 10 heures, repas à midi, une autre récréation, puis une étude, reprise des cours de 14 à 18 heures, une heure d’études, repas et extinction des feux. A partir de la classe de seconde, Louis se passionna pour ses études, surtout le français, le grec et le latin et l’histoire. L’établissement offrait quelques facilités pour le sport : il choisit l’escrime et remporta un prix de fleuret. Par ailleurs, il allait le jeudi après-midi aux Haras et était devenu un excellent cavalier.

Il ne serait pas un scientifique, il avait le bac avec mention et voulait aller plus loin. Il s’ouvrit de ses ambitions  à son professeur de français, l’Abbé Berthoin : il voulait se présenter au concours de l’Ecole Libre des Sciences Politiques. L’Abbé était normalien ; il était prêt à le « chauffer ». Le directeur de l’école, soucieux des résultats aux concours, inscrivit Claude en rhétorique supérieure et l’autorisa à travailler de 8 à 11 heures le soir dans la salle d’études, sous le contrôle de l’Abbé Berthoin. A 18 ans, Louis Avelineau réussit le concours dans la section des affaires étrangères. On était en 1928.

Entre temps l’effroyable guerre de 1914 s’était produite, suivie par le fléau de la grippe espagnole. Son père Bernard avait été mobilisé, il avait participé aux campagnes les plus dures, y compris Verdun. Ses favoris avaient blanchi et sa moustache était poivre et sel, il tenait à sa pilosité noire de jais et se faisait teindre une fois par mois. Son courage au front lui valut d’être décoré de la médaille militaire et de la légion d’honneur. Il perdit un bras à Bapaume et revint au Perrier. Il y fut décoré par le général d’Istria qui était également invalide : le monument aux morts du Perrier faisait état d’une hécatombe. Bernard n’était pas content de son fils cadet : il allait abandonner l’agriculture et peut-être la politique ! A qui pourrait-il confier la succession à son poste de sénateur ? Son fils aîné Joseph n’avait pas le gabarit, en revanche il était très doué pour le négoce.

 

L’esprit d’aventure : le tour du monde à la voile en solitaire.

 

Pendant ses veillées à Chavagnes, Louis avait dévoré le « Tour du monde en 80 jours » ; Jules Verne enchantait son âme romantique. Mais surtout il avait découvert un livre d’un autre vendéen, publié en 1924. Alain Gerbault avait été aviateur en 1914, champion de tennis. Sur la Côte d’Azur les femmes se disputaient Gerbault, le « Dandy » le plus séduisant. Puis il s’était passionné pour la navigation et avait acheté à Cowes un magnifique voilier. Sa « Traversée de l’Atlantique » (1923) avait été une première, il l’avait traversé seul de Gibraltar à New York en plus de 100 jours, puis il avait continué à parcourir les océans. « A la poursuite du soleil » (1929) racontait son périple vers les Iles Marquises, son installation à Bora Bora et la magie des mers du sud. Il était allé d’est en ouest, toujours plus loin. Il suffisait de cingler sur les Caraïbes, de traverser le canal de Panama et d’entrer dans le calme du Pacifique.

Le préalable était de s’entraîner, de trouver un bateau. Son père l’aiderait bien !

Louis, âgé seulement de 18 ans, avait obtenu du Quai d’Orsay, un détachement pour convenance personnelle. Son père, magnanime, lui avait accordé un budget généreux pour l’achat d’un voilier. Il s’installa à Noirmoutier et s’entraîna pendant six mois tous les jours quel que fut le temps. Il était doué et remporta quelques régates. Il finit par trouver à Pornichet un cotre en bon état qui avait déjà navigué vers l’Espagne et l’Angleterre. Il constata la maniabilité du bateau, doubla l’Ile d’Yeu et arriva aux Sables.

Il lui restait à faire une démarche à Paris, convaincre le directeur de Banania de financer son expédition et persuader le directeur d’Ouest France de publier au retour ses articles. Les deux démarches furent un succès. Il lui restait à équiper son bateau, faire un choix de cartes marines, de provisions de survie et d’instruments de navigation. Le premier septembre 1928 il était prêt, sa famille et ses amis étaient rassemblés sur le môle ; il embrassa sa mère Louise, persuadée qu’il allait périr en mer.

 

L’échouage dans une île déserte et la vie des indiens Arawaks

 

Louis avait choisi l’itinéraire du sud pour joindre les Caraïbes. Le vent et les courants étaient très favorables jusqu’au Cap Vert, il se nourrissait de poissons volants, de biscuits de guerre et d’algues, mais ses provisions d’eau baissaient. Heureusement le vent se leva, il remonta vers le nord en longeant la côte brésilienne. Au 30ème jour, les mouettes lui firent deviner qu’il approchait une terre. Cette île se nommait Fernando de Noronha ; elle appartenait au Brésil. Dans la rade, il devina une casemate, un poste militaire. Le Capitaine Alvarez commandait 5 hommes, il était ravitaillé tous les six mois. L’Ile était à 500 kilomètres de Natal, la mer était mauvaise essuyant des tornades. Louis était décidé à poursuivre son itinéraire jusqu’à Charleston. Cependant il avait appris que l’archipel comprenait de nombreuses îles désertes et probablement les derniers indiens Arawaks y habitaient. Louis choisit l’île la plus septentrionale, appelée île du Rat. Aborder n’était pas facile, il y avait des récifs et une barre à franchir. Le vent se leva, la mer avait des creux de 5 mètres : son cotre fut drossé contre un récif pointu et éventré. Une planche brisée était fichée dans sa cuisse, il était balloté par la mer et semblait s’éloigner de la côte. A quelques encablures du naufrage, la marée montante le porta vers une plage. Il s’étala sur le sable et s’évanouit pendant des heures.

 

La vie sauvage était paradisiaque

 

Louis devinait que quelqu’un était venu, il était sur une civière de branchages. Un Indien couvert de peintures en zig-zag avait une parure de plumes bleues d’aras : il était armé d’un arc très long et entouré d’une dizaine d’autres indiens. Sa jambe était déchirée et très douloureuse. Il avait remarqué que les Indiens étaient parvenus à marée haute à extraire son cotre du récif et l’avaient hissé sur la plage. Comment se faire comprendre. Par signes, bien sûr. Un homme âgé qui devait être le sorcier préparait des onguents dans une calebasse et surtout il aiguisait la lame de son couteau de survie. On l’attacha sur un tronc d’arbre, lui inséra entre les dents un bâton lisse. Il allait déguster ! Pas tellement, car il fut prestement assommé et ne vit rien de son opération. Comme on l’avait fortement abreuvé de rhum, il ne reprit conscience que le lendemain. Il était dans une case, entouré par deux jeunes filles d’une rare beauté.

Au bout d’une semaine il avait appris quelques mots de leur langue, assez pour connaître celle de ses infirmières. La plus attentionnée se nommait Baliak, elle était entièrement nue et avait convaincu Louis de faire de même. Une après midi, le chef avait convoqué toute la tribu, il lui fit comprendre qu’il allait le marier à Baliak. La fête dura toute la nuit : Louis était « puceau », il n’avait jamais connu de femme, elle devait avoir 14 ou 15 ans et était vierge. Ce fut une découverte tellement merveilleuse que Louis et Baliak se sentirent un couple éternel.

Il y avait beaucoup d’enfants dans la tribu et Louis finit par oublier son projet : Baliak était enceinte, elle avait voulu qu’il couche avec sa cousine, qui fut enceinte. Au fond, le vendéen était prêt à abandonner la civilisation. Il avait deux femmes et deux enfants, pas de guerre, pas de dispute. Jean Jacques Rousseau avait raison. Il fallait un sursaut, il devait tenir son pari et faire le tour du monde : son bateau était réparé.

 

L’océan Pacifique révèle un autre paradis

 

Louis se dirigea sur Carthagène où il avertit son père qu’il était toujours en vie et qu’il continuait son périple ; cependant le télégramme n’arriva jamais ! C’était une ville coloniale très belle. Sur les remparts du fort, il avait remarqué de très jolies espagnoles et métisses colombiennes : elles marchaient avec grâce sous leurs ombrelles. Mais il restait amoureux de sa femme Baliak et ne tenta pas de lier conversation pour deux raisons : elles étaient accompagnées de duègnes acariâtres et il ne savait pas l’espagnol !

Il lui restait assez d’argent pour régler le péage du canal de Panama et entrer dans l’autre océan. Louis quitta Carthagène en direction de Balboa (nom donné par Nuñez de Balboa) et resta deux jours à attendre l’entrée dans le canal. On prenait place dans la file des navires et des voiliers à l’entrée de Balboa et Panama City pour ressortir à Colon : 65 kilomètres de trajet. Le canal creusé d’abord par Ferdinand de Lesseps (un échec), puis ouvert en 1914 par les Américains était un spectacle extraordinaire. Le courant s’écoulait du Pacifique vers l’Atlantique : il fallait le remonter à la voile. Mais les écluses enserrant les lacs, maintenaient une surface sans remous. Des dénivellations beaucoup plus fortes qu’à Suez, avaient contraint à construire des écluses gigantesques pour parvenir au lac de Gatùn. Louis devait alors se serrer dans le bief contre de gros cargos et navires de croisière : il risquait de se faire écraser. Enfin il arriva à Colon sur la côte du Pacifique ; la plupart des bateaux partaient vers la Californie et le Canada, car il existait peu de trafic vers l’Extrême-Orient.

Pas pacifique du tout, le courant de Humbolt le déportait, les tornades étaient fréquentes. Les séismes et raz-de-marée pouvaient à tout moment provoquer des vagues qui auraient englouti son esquif. La mer resterait vide de toute terre pendant des semaines. Il avait appris à ne dormir que par instants, surtout la nuit, si une tempête arrivait. Il n’y avait au centre de l’océan aucun trafic maritime. Il arriva en vue de la Polynésie au bout de deux mois, pensant aux toiles de Gauguin, et se dirigea vers Bora-Bora, espérant rencontrer Gerbault : il n’était pas là. Par une suite de malchances, il ne put jamais téléphoner en Vendée ou à Paris.

On le croyait mort. Après avoir doublé le Cap de bonne espérance, Louis arriva le premier Septembre 1930 aux Sables. Repéré par un biplan au large de Vigo, son arrivée était annoncée. Une ovation salua son arrivée, il brisa une bouteille de champagne sur son cockpit, fit des déclarations à la radio. Une série de 10 articles dans Ouest France raconta son odyssée, un livre de souvenirs suivit.

Il y eut un bémol : un journaliste de Paris publia un article très critique : il disait que Louis avait la réputation d’un vantard mythomane, qu’il n’y avait aucune preuve de ce voyage, aucune dépêche d’agence attestant son passage à Panama, Papeete, Colombo, Zanzibar, Dakar. Et si Avelineau s’était contenté d’acheter des colifichets exotiques à Carthagène, après avoir passé deux ans à se la couler douce avec sa dulcinée indienne ou une gitane de Maracaibo !

 

Un député bonapartiste imberbe de 22 ans

 

Louis avait réfléchi à l’échéance du service militaire. Pendant les années d’école il avait suivi les stages de formation de la préparation militaire supérieure, pour pouvoir devenir officier. Il décida de partir à 20 ans au service militaire dans la cavalerie à Saumur. Ses deux années de régiment ne furent pas un régal, à part les joies du cheval. Il en sortit lieutenant. A son retour, il s’était inscrit au Panthéon en licence de droit, passa ses examens et s’inscrivit au certificat d’aptitude à la profession d’avocat. Désormais il pourrait s’inscrire au barreau de Nantes. Bref il pouvait s’orienter vers le barreau, la diplomatie ou pourquoi pas la politique.

En 1932 la France avait surmonté la grande dépression, Poincaré avait rétabli la valeur du Franc. Les élections seraient favorables aux conservateurs. Le moment ou jamais. Louis s’était installé à Noirmoutier, il pensait que les îliens lui seraient favorables, un navigateur en solitaire était un atout solide. Le plus difficile était de réconcilier les bonapartistes et les royalistes. Il conduisit toute sa campagne avec son père. Et il gagnera une fois de plus ; il fut élu député. Quelle émotion à l’Assemblée Nationale, il est le plus jeune. Tous pensent qu’il n’a pas de pilosité du fait qu’il est trop jeune. L’avantage de cette particularité physique est que tout le monde le reconnaît. Que promet-il dans sa circonscription ? Etendre les polders de Bouin, empierrer le Gois, construire un pont, protéger les dunes et faire de la Vendée une terre de tourisme. Pour la politique nationale, il entre à la commission des affaires étrangères : son objectif combattre la dictature, le parti nazi et le parti communiste.

Dans le même temps, son détachement du quai d’Orsay était terminé, il fallait choisir un poste. Il alla voir le Ministre des Affaires étrangères du gouvernement. Ce dernier lui proposa un poste de conseiller culturel à Damas. Il sauta sur l’occasion.

 

Un vendéen tenté par les terres orientales

 

A l’automne 1933, Louis Avelineau embarqua à Marseille sur un paquebot de la CGM qui faisait route vers le Caire. A Beyrouth il prendrait la route pour Damas. Un mois de voyage à 20 ans.

 

La Syrie, perle du Levant, restait un enjeu culturel.

 

En Syrie, Louis imaginait une fusion entre l’Orient et l’Occident, fécondée par deux mille ans d’histoire. Claude avait la nostalgie romantique du « grand tour », il songeait aux récits de Nerval et de Loti et aux tableaux de Fromentin. A Beyrouth tout le monde semblait parler français, mais la multiplicité des religions laissait percer un affrontement de clans. L’unité du Liban ressemblait un peu aux coalitions instables du parlement français. Un autocar le conduisit en quelques heures à la résidence de l’Ambassadeur à Damas.

Arnaud de Brissay était Haut Commissaire depuis cinq ans. Cet homme mûr, de très grande culture, était comme lui imberbe, ce fut une surprise. Mais la mode avait changé, depuis les années 1920 les moustaches étaient minces, les barbes disparaissaient et les favoris étaient éliminés. Le haut de forme reculait au profit du canotier.  Les acteurs du cinéma parlant étaient parfaitement rasés ! Enfin il y avait le climat : une barbe tient trop chaud. De toute façon au Quai d’Orsay la pilosité était mal vue. Il était sorti de l’école libre des sciences politiques et de l’école des langues orientales.

Le Comte Arnaud lui expliqua les succès et les déboires du mandat dont la France avait été chargée par la Société des Nations. C’était un protectorat transitoire, il fallait préparer la Syrie et le Liban à l’indépendance. Les Anglais et leurs alliés américains avaient été chargés d’un mandat similaire en Palestine, en Jordanie et en Irak. Leur objectif était économique : exploiter les ressources minières et pétrolières de la région. De son côté la France ne pouvait contrôler que des dattes et des abricots à Damas et Alep, fouiller les sites archéologiques, lire des manuscrits araméens à l’institut Français de Damas et protéger l’acquis de la langue française. C’est là qu’il intervenait comme conseiller culturel. Un logement avait été prévu dans le quartier français de la vieille ville, le chaouch allait l’y conduire.

 

Une maison et un jardin enchanteurs

 

Rue Far-al-Din, la petite maison de Louis Avelineau était très ancienne, fermée par des murs très hauts et cachée au fond d’un jardin merveilleux. Une fontaine centrale ornée de zelliges débordait sur un bassin peuplé des poissons rouges. Le plus extraordinaire au crépuscule fut le concert de quatre petits oiseaux bleus. Le rez-de-chaussée comprenait un grand salon, de vastes banquettes garnies de coussins damasquinés, de petites tables basses, des tapis au mur, un grand tapis de sol orange et d’innombrables plateaux en cuivre ciselé. Au premier étage sa chambre où  trônait un lit à baldaquin en cuivre jaune, une bibliothèque remplie de livres sur la Syrie, un bureau pour travailler et un poste de téléphone relié à l’Ambassade. Une double baie vitrée ouvrait sur le jardin, son balcon permettait de prendre la fraicheur du soir sur une chaise à bascule. Restait à découvrir Damas et faire le tour de ses administrés.

 

La nostalgie du califat et l’aura de la culture française

 

A cette époque les Européens pouvaient visiter les mosquées, ce n’était pas comme le Maroc où Lyautey avait proscrit l’entrée des non-musulmans dans les mosquées. C’est pourquoi au matin ses pas le conduisirent tout droit à la mosquée des Omeyades, la plus vaste et la plus belle des mosquées d’orient.

La mosquée était d’une très grande beauté, il y avait peu de mosaïques colorées, mais les Cathédrales chrétiennes étaient également sans couleurs. Il songeait que cette mosquée avait été construite en 715 avant que les petites églises romanes ne soient construites en France. La salle de prière était le plus impressionnant, des kilomètres de beaux tapis s’étiraient, les lustres étaient magnifiques. Le trésor sur le côté de la grande cour était surélevé sur des piliers et formé de grandes plaques couvertes d’inscriptions du Coran.

Damas dans les années 1930 était restée une contrée de tolérance : tolérance des religions et des sectes, tolérance des étrangers, tolérance des cultures … La meilleure démonstration était la survivance et même la propagation de la culture française dans la société damasquine et alepienne.

Louis était décidé à apprendre l’arabe. Il rencontra à la légation de Suisse, une jeune fille aussi éthérée qu’une adolescente peinte par Puvis de Chavanne. Fatima Lharzaki était la fille d’un ingénieur syrien, chargé des canaux d’irrigation, et d’une femme d’origine juive d’Alep. Elle était chargée à l’alliance franco-musulmane de l’enseignement de l’arabe aux étrangers arrivés à Damas. Il lui demanda son assistance et convint du prix des leçons. Elle viendrait tous les jours de 18 à 20 heures, sans éviter les difficultés, en particulier la lecture et l’écriture. La tournée de ses administrés commença par les écoles et les lycées. Avant 1902, comme en Egypte, les deux tiers des établissements étaient des écoles chrétiennes. L’enseignement était assuré par des congrégations, lazaristes, jésuites, maristes ou franciscains. Pour les filles la quasi-totalité des enseignements étaient assurés par des sœurs. C’est pourquoi l’expulsion des congrégations n’avait pas pu être appliquée. Comme il avait visité les écoles secondaires italiennes, il constata avec plaisir que les Jésuites et les Maristes avaient des professeurs beaucoup plus cultivés que les bénédictins italiens. Au fond, il voulait que la France apporte aux futures élites syriennes une bonne connaissance de notre culture, sans prosélytisme religieux.

 

La beauté des ruines gréco-byzantines du Levant

 

Après deux ans de séjour, Louis ne maîtrisait pas vraiment l’arabe classique : il pouvait lire le journal, déchiffrer les versets du Coran et tenir une conversation. Fatima ne lui avait rien caché, pour maîtriser l’arabe classique il faut cinq ans et le parler tous les jours. Ce n’était pas facile, car ses interlocuteurs parlaient bien mieux le français que son charabia hésitant. Cependant il avait fait des progrès de plus en plus rapides. Il y avait une raison bien simple : il parlait tous les jours en arabe, Fatima l’exigeait. Ils avaient le même âge et s’étaient plû. Souvent à la tombée de la nuit elle restait à la villa, ils dinaient ensemble et finirent par aller plus loin. Pour une jeune syrienne, musulmane, faire l’amour avec un jeune Français était un pari très risqué. Elle avait un frère aîné et deux oncles : si cette aventure leur était connue, ils risquaient, déshonorés, de se venger et de se livrer à un crime d’honneur. Aucun tribunal ne les inculperait. C’est pourquoi ils furent très prudents.

Ils se plurent tellement que tous deux se marièrent suivant les lois françaises. La seule difficulté était la religion, Louis n’était pas prêt à se convertir au Judaïsme ou à l’Islam. Ils furent mariés à Alep dans une cérémonie œcuménique avec un évêque, un rabbin et un imam, mariage civil au consulat et repas de mariage chez les parents de la mariée.

Les ruines majestueuses de Palmyre furent leur voyage de noce. Levés à cinq heures du matin, ils virent les premiers rayons de soleil teinter d’ocre les colonnes, puis les temples et les amphithéâtres. Il n’avait jamais imaginé un ensemble aussi vaste. La main dans la main, ils se firent photographier devant une déesse décapitée. Ils y restèrent deux jours, puis reprirent leur chemin vers Balbek, le Krach des chevaliers et les châteaux forts des templiers. Ils avaient visité la plupart des sites. Restait la découverte de Persépolis, la dernière année de son séjour. La nostalgie de la Vendée et du quartier latin commençait à ronger Louis.

 

La guerre devient inévitable

 

Sur le Lyautey, croiseur de la marine française, pendant l’été 1938 Louis et Fatima Avelineau regardaient à l’horizon la rade de Malte et pensaient à leur nouvelle vie. Fatima avait une fois accompagné son père à Paris, mais elle ne connaissait pas la France profonde. Comme réagirait-elle en présence du personnage étrange qu’était Bernard Avelineau ? Elle ferait sa connaissance au port des Sables d’Olonne, car le croiseur se rendait à Brest et ferait pour eux une brève escale aux Sables. Sur la jetée le sénateur les attendait, en débarquant de la passerelle Louis embrassa sa mère et son père et il leur présenta sa femme. Il redoutait cet instant, non quelque racisme, mais le conservatisme des vendéens. Il n’en fut rien, Fatima reçut les trois baisers traditionnels de la région. Après le repas sa mère fit visiter le domaine à Fatima. Bernard en vint aux choses sérieuses : la politique. Il était temps que son fils Louis décroche un autre mandat.

A Challans les municipales étaient dans un mois, le maire restait indéboulonnable, mais il serait possible de conduire avec succès une liste bonapartiste. Il fallait qu’il entre en campagne. Au Sénat Bernard serait réélu et lui aussi à la Chambre, restait l’aléa des municipales.  Il lui conseillait de renouveler son détachement et de trouver un Ministre lui laissant beaucoup de liberté.

Il fallait d’abord régler sa situation personnelle à Paris et au quai d’Orsay. Le Président du conseil Pierre Laval était également Ministre des affaires étrangères. Laval chargea Louis du dossier contentieux des pêcheurs de Terre Neuve et de Saint Pierre et Miquelon, ce qui était de tout repos (aucune menace allemande !).

Aux municipales de 1938 la liste Avelineau remporta le quart des sièges, ce qui facilita sa campagne des législatives. Le plus dangereux était la perspective d’une deuxième guerre mondiale, la dictature impitoyable d’Hitler et Staline ou le régime grandguignolesque de Mussolini. Il fallait se préparer à la guerre et ne jamais se fier aux promesses des dictateurs. Après Munich en 1938, Louis se rapprocha de ceux qui voulaient résister à tout prix à l’Allemagne. La déclaration de guerre ne le surprit pas.

 

Avelineau devint un combattant et un résistant dans l’âme

 

Pendant l’été 1939, les Français avaient profité de leurs derniers congés payés pour envahir les plages du littoral, en particulier celle des Sables. Fatima avait été privée de mer à Alep et Damas, elle se rattrapait en conduisant son fils au club des pingouins, puis ils consommaient une glace au « Pierrot ». Cela ne pourrait pas durer, elle savait que Louis serait mobilisé. La déclaration de guerre survint, la Belgique fut aussitôt envahie, puis la France. Louis vécut la « drôle de guerre » sur le front de la Somme, leur régiment fut encerclé et il dut se rendre à l’ennemi. Un coup de force de l’armée russe fut suivi du transfert des officiers français en Bessarabie au camp allemand de Brijnick. Depuis la rupture du pacte germano-soviétique le nord de la Moldavie avait été occupée tantôt par les Roumains alliés des Allemands, tantôt par les soviétiques. Ils longèrent plusieurs camps de concentration où les nazis avaient déporté les juifs et les résistants.

 

Cinq années de guerre avaient transformé l’intellectuel en militaire

 

Sa troisième tentative d’évasion fut facilitée par sa connaissance de l’arabe. Le sergent affecté au contrôle de la baraque des officiers était un tchéchène musulman, que l’on pouvait amadouer à condition de lui faire des cadeaux. Il avait gardé à son cou une pièce d’or ciselée, ornée sur une face d’un œil de fatma et sur l’autre du profil de la mosquée des Omeyades. Il monnayât sa protection. La nuit du 4 janvier 1942, ils avaient creusé trois petits tunnels sous les murs de fil de fer barbelés, en les recouvrant de neige. Le sergent tchéchène était en surveillance au mirador et veillait à ne pas éclairer leur itinéraire. Ils suivirent une rivière et débouchèrent sur la Mer Noire. Les autorités russes acceptèrent de les convoyer vers l’Afrique du Nord. Un croiseur les déposa à Bougie, d’où ils rejoignirent Alger. Ils se mirent à la disposition du Général De Lattre de Tassigny, un Vendéen du bocage. Louis Avelineau suivit toutes ses campagnes,  le débarquement en Provence, la libération de Paris et la victoire finale. Il était devenu colonel et était couvert de décorations.

 

Le destin des Avelineau resta la carrière politique

 

De retour au Perrier, Louis avait enfin retrouvé sa femme et son fils âgé de 10 ans, ses marais vendéens étaient inchangés. Il avait gardé son siège de député et sa position au conseil général. Il fit partie de nombreux cabinets ministériels. La France se redressait mais elle ne parvenait pas à se séparer de ses colonies, surtout de l’Algérie. Il soutint Général De Gaulle en 1962.

En 1965 il avait 55 ans. Son père Bernard, âgé de 85 ans, était taraudé par la même obsession, transmettre son poste de Sénateur ! Louis lui proposa une solution : son fils était au conseil municipal et au conseil général, il pouvait lui se présenter aux sénatoriales. Marcel avait 30 ans, portait un collier de barbe noire (l’ascendance orientale de sa mère) et avait épousé une vendéenne de Machecoul … Il succéda sans difficultés à son grand-père.

 

La campagne sénatoriale de Marcel

 

Le grand-père, Bernard, était mort de vieillesse à la Moricière, peu après l’élection de son petit-fils. Marcel était donc la troisième génération des Avelineau. Un vrai vendéen, très proche de son grand-pére : il parlait avec les paysans voisins en patois et connaissait les moindres recoins du marais. Il se présenta sous la bannière « gaulliste », avec l’onction du passé militaire de résistant de son père, et celle du nationalisme de ses ancêtres. Son adversaire, Jean Mauduit, était un socialiste de tradition, cependant il avait trois handicaps : 1- parachuté, éjecté de son fief électoral du sud-ouest ; 2- accent effroyable de Pau ; 3. méconnaissance complète du patois de Vendée.

Aux comices agricoles de La Tranche, près de Saint-Vincent-de-Jard (la retraite de Clémenceau), les conseillers généraux étaient venus pour tester les candidats. Le public de la salle des fêtes était formé d’agriculteurs et d’éleveurs, qui avaient souvent traité avec Bernard sur les champs de foire. Les deux rivaux s’affrontèrent : « Monsieur Mauduit, au Sénat que ferez-vous pour défendre nos « mogettes » (haricot blanc très prisé dans la cuisine locale) » ? Marcel y avait mis un peu de malice dans cette question-traquenard.

La réponse fut stupéfiante : « Le Ministre de la Marine est un ami : nous ajouterons vos « mogettes » à la liste des subventions accordées aux pêcheurs, qui inclût déjà la dorade et coquille Saint Jacques ». Marcel répliqua : « Cher monsieur Mauduit, je crois que vous avez confondu la mogette avec la « balleresse » (étrille), la « patelle » (bernique), le « céteau » (petite sole) ou la « loubine », ce poisson que vous appelez chez vous le bar. D’ailleurs vous allez goûter, ce tantôt, un plat de mogettes » ! Le face à face avait déclenché un fou-rire et enterra définitivement les chances de Mauduit ; il se retrouva avec 5% des voix et ne devint jamais sénateur.

 

 

Marcel était architecte et rêvait de faire de la plage de Saint Jean de Mont un « Miami à la française ». La Vendée, premier département de camping, connut le même essor que la Côte d’Azur dans les années 1950 ; bientôt on construisit partout des barres d’HLM et des villas de location. La Vendée était aussi bétonnée que la « Costa brava » !

 

Au soir de sa vie, Louis, le navigateur-diplomate, avait fini par déchanter sur les obsessions politiques de sa famille. Ni les prétendants royaux, ni le Prince Napoléon ne rendraient à la France sa grandeur.

 

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