Nous étions alors d’impotents hippopotames, gras, de cuir épais au point de ne jamais sentir les morsures des parasites, et nous flottions le ventre plein, plongés dans notre transe aquatique, tous orifices grands ouverts, en une immobilité extatique. De minuscules poissons frayaient dans ces parages au risque de leur vie et, nous les hippopotames constipés, les laissions généreusement picorer jusque dans nos intestins nos fécès de pierre, ce qui nous soulageait infiniment. Nous vivions dans une symbiose avec ces petits poissons, conscients cependant de notre supériorité de volume sur ceux-ci. Beaucoup de ces pathétiques Autres mourraient, dans leur angoisse désespérée, dans le transcendantal désir de merde que nous leur avions insufflé en plongeant nos tripes pleines et dures dans notre marécage. Mais les petits poissons se reproduisaient si vite qu’il n’y avait pas à craindre pour cette espèce si serviable. Nous, les hippopotames, en étions venus à penser que leur mort rapide était inscrite dans leur extrême fragilité, aussi n’éprouvions-nous aucun complexe à refermer parfois nos anus sur leurs délicates branchies.
Toutefois, les choses ne s’étaient pas déroulées exactement comme nous l’avions souhaité dans notre enfance, imbibés du caca honteux de nos parents, qui avaient survécu à deux guerres mondiales et tant d’autres atrocités civiles. Par conséquent, ils avaient dû en payer le prix, en comptant de rêves piétinés, humiliés ou tout simplement fusillés, et en avaient conçu une chiasse constante dans laquelle leur progéniture fut proprement emmaillotée. Dans ce monde de merde charpenté d’excellentes raisons – qui impliquaient la mort ou l’aliénation de centaines de milliers voire de millions d’Autres, marqués au coin de l’altération grâce à ce A majuscule -, nous avons fermenté et crû, nous sustentant des restes en décomposition de nos parents, rêves oubliés, piétinés et déchiquetés, mais qui n’en faisaient pas moins un excellent coulis.
Nos parents avaient voulu croire à « l’après-guerre », parce qu’ils avaient vu « l’avant-guerre » sombrer dans l’oubli et la honte que l’on réserve habituellement aux vieillards incontinents. Ils ne songeaient qu’à nous protéger, nous leurs enfants, de la désolation des utopies, contre lesquelles ils luttaient si farouchement. Mais nous avions pris goût à leur merde secrète, qu’ils expulsaient si violemment à la superficie du marécage fétide où nous croissions à toute allure, tels des végétaux délétères, et toute la colique de leurs illusions était remontée depuis le fond – en décomposition -. Nos parents ne l’ignoraient pas tout à fait, mais ils pensaient pour notre bien et parvinrent ainsi à se persuader que les centrales nucléaires, les industries pétrochimiques, les trusts agro-alimentaires, Armstrong marchant sur la lune, l’Économie comme science exacte et enfin et surtout la Télévision, en bref toute leur merde nous protégerait des mirages qu’ils avaient engendrés.
Cependant, ainsi emmerdés de tous côtés, nous, la progéniture coprophage, avions développé une constipation sans précédent. Nous bouffions à pleines dents le sacro-saint excrément, sans croire à rien ni chier la plus petite boulette. Un progrès significatif dans l’histoire de la Philosophie, une autre activité vouée à la putréfaction depuis l’ignoble clarté des textes de Heidegger, l’une des causes de la chiasse ininterrompue de nos parents, qui avaient trahi jusqu’à leurs anus, à force de remords.
Notre génération, en revanche, eut le privilège de se faire imploser les entrailles. Beaucoup d’entre nous succombèrent, mais certains parvinrent à s’adapter et survécurent à tous les espoirs déçus par la distension phénoménale de leur tripe, ce qui les amena à un mode de vie semi-amphibie. Indubitablement, il s’agissait là de la première grande victoire de notre génération sur le caca honteux de nos parents.
Entre-temps, la population des petits poissons s’était considérablement agrandie. Nous ne déféquions plus et par conséquent la superficie du marécage s’était dégagée, permettant ainsi la Vie, cette euphorie de minuscules Autres remuant notre merde au creux de nous-mêmes. Nous n’étions alors ni tout à fait hippopotames ni tout à fait petits poissons, mais un monstrueux hybride multicéphale et indissociable, avec de surcroît tous les avantages moraux de la constipation, sornettes et colombins, refrains humanitaires et couplets humanistes, « oui, nous sommes égaux entre espèces – bien que nous prenions plus de place – » Dans notre immense générosité, ou plus exactement au creux de nos intestins, nous incluons les Autres défavorisés. Ce qui représente une autre grande victoire sur le caca honteux de nos parents, qui, nous le savons à présent, n’auraient jamais toléré que les petits poissons investissent leurs intérieurs et se délectent de la merde réservée aux enfants. Notre société a évolué, c’est incontestable.
Nous gisions dans le marécage, les tripes pleines de petits poissons frétillants et les yeux morts d’extase, et nous n’avons pas assimilé l’immense avidité de chiasse de notre propre progéniture. Nos rejetons ne voulaient plus rester immobiles le ventre pesant et, pas plus que nos parents, ils ne désiraient partager le fruit de leurs entrailles avec les Autres, les petits poissons. Ces enfants n’aspiraient qu’à couvrir de merde toute la surface du marécage, parce qu’ils avaient déjà survécu à Three Miles Island et Tchernobyl et l’Amococadis et Seveso et Toulouse et Bhopal et l’Encéphalopathie Spongiforme Transmissible et le Sida et les écoles d’amiante et les universités radioactives, en bref toutes les conséquences réjouissantes de « l’après-guerre » Et ils avaient su en tirer les leçons, même si beaucoup d’entre eux succombèrent, décimés par des maladies inédites apparues à point nommé, comme solution miracle aux problèmes de surpopulation. Nos enfants ne voulaient pas donner à manger aux petits poissons dans leurs intestins, leurs réserves s’amenuisaient et leurs tuyaux internes étaient incroyablement fragiles. Ils ne désiraient que déféquer de l’OPA, du stock market, des micro-ondes et de la rentabilité, du Sylvester Stallone et des extasy, de la House Music et du déodorant antibactériologique à bille, du MTV, du DVD et du HTTP en chapelet, en bref tout ce qui se consommait et pouvait se chier très rapidement, une sorte de mélange détonnant de romantisme du laxatif et de suicide collectif.
Pendant ce temps, nous les hippopotames gonflés à en imploser d’après-guerre, fumes relégués à la condition d’Autres, ce qui d’une certaine manière nous rapprocha plus encore des petits poissons. Afin de communiquer entre nous, nous en étions venus à établir un langage très simple et très pratique, sans aucune syntaxe et n’admettant qu’un binôme de mots : « oui » ou « non », « vrai » ou « faux », « blanc » ou « noir », « 0 » ou « 1 » Un langage pour partisans du moindre effort, qui permettait de communiquer avec les petits poissons, afin de les inciter à continuer à s’empoisonner de nos restes somptueux, ce qui, il faut bien l’avouer, nous soulageait infiniment.
Cependant, tout ne s’est pas déroulé exactement comme nous l’avions souhaité, ni même imaginé. Car le langage simplet pour parler aux petits poissons serviables décida brusquement de s’organiser comme ça lui chantait, en un monde qui fut dit virtuel et dont la principale vertu était de rendre encore plus réel notre univers de merde, qui se réduisit lui aussi à un couple : « dehors » ou « dedans » Nous bramions de délices extatiques dans l’orgie mathématique des binômes qui se multipliaient en un infini jeu de miroirs, ce dangereux abyme où nous avions transposé l’essentiel de nos activités. Dans cet espace qui n’existait pas, nous copulions entre cultures, des actes extrêmement lents et voluptueux qui suçaient toute notre sève dans cette grande orgie binaire, dans cette éjaculation ininterrompue de l’inexistence, cette odieuse parodie de conscience à laquelle nous nous livrions, nous les hippopotames les plus civilisés de l’histoire hippopotamesque, vautrés dans la monumentale indécence de nos idées reçues…