Chapitre 4
1er Avril 2020
Doucement, prudemment, nous gravissons les sentes derrières chez nous à la lueur blafarde de nos téléphones portables. Nous bravons un interdit et l’adrénaline fait son effet. Nous avons l’impression que le bruit de notre cœur est perceptible à cent mètres à la ronde. Le rendez-vous est fixé pour 2h30 sur le plateau des antennes. Nous avons 14 et 15 ans ma sœur et moi. Si les parents s’en aperçoivent nous sommes morts. Les galets ronds nous tordent les chevilles, nos chaussures ne sont pas adaptées. Après une demi-heure de marche nous débouchons sur ce plateau planté d’oliviers. Des dizaines de lumières apparaissent, sortant des sous-bois. Nous convergeons les uns vers les autres. Et tout à coup les lumières s’immobilisent. Nos voisins sont tous à plus de dix mètres. C’est la consigne que nous avons eue sur le message diffusé par le dark net. Nos parents pensent que nous échangeons encore via des réseaux normaux pour des comportements anormaux. Ce réseau parallèle nous mêle avec des dealers, des prostitués, des marchands d’armes, des djihadistes. C’est ça ou être espionné par les Etats. Avons nous le choix ?
Tout-à-coup certaines lumières se remettent à bouger. Ma chérie Lucie doit être de celles-là. Elle me géolocalise et s’approche vers moi ; elle s’arrête à dix mètres, elle aussi. Elle porte son téléphone au visage qui m’apparaît de porcelaine bleue. Irréelle, si proche, si loin. Le désir voudrait mais la raison interdit. Comment peut on s’infliger ce châtiment à 15 ans ? Comment cela nous affectera t’il plus tard ?
Pour le moment, comme les autres, je mets mon casque sur les oreilles et nous démarrons tous, synchrone sur le même titre, à faire onduler nos corps. La lune traverse un nuage. La musique est notre lien, notre contact. Nous n’avons rien trouvé de mieux pour partager. Nous ne sommes pas là pour nous divertir, seulement pour nous ressentir.
Quand est ce que tout cela finira ?
Plus tard est-ce qu’une trace indélébile nous fera avoir peur de l’autre, de son ami, de son amour ?
Mon père dit toujours qu’en fait nous ne nous touchons jamais. Nos atomes ne rentrent jamais en contact les uns avec les autres. Ce phénomène s’appelle la fusion nucléaire et notre corps n’a aucune capacité à produire ce phénomène. Ce que nous ressentons pour le toucher comme pour les autres sens ce sont des phénomènes de pression, de vibration, de lumière transmis jusqu’à notre cerveau. Ensuite ce qu’en fait notre cerveau, on commence à le découvrir et peu de choses encore sont expliquées.
Pour le moment j’ai 15 ans. Et si tous mes capteurs sont en éveil tant mieux Je vais au plus simple. Maman dit que c’est l’amour. Je n’ai pas le temps d’affiner, de conceptualiser. Je me laisse transporter et les yeux de Lucie approuvent tendrement les propos de ma mère comme si elles les avaient perçus.
Tout à coup mon téléphone vibre. Message de ma sœur.
– Je géolocalise papa derrière toi à dix mètres
Je n’ose respirer. Je suis dans un état de stress maximum. Pourtant, irrésistiblement, je me retourne vers mon père.
Maintenant je lui fais face. Il est raide comme un piquet. Les traits détendus. Aucune crispation. Je crains le pire.
Une lune éclaire son visage émacié. Un clin d’oeil furtif et complice irradie son visage. Il me fait penser au tableau du Caravage que nous avions vu l’été dernier à Gênes. Ecce homo.
Ma tension retombe. La complicité avec papa sera éternelle.
Mon père est resté jeune.
Serait-il lui aussi sur le dark net ?
Je suis à équidistance de deux êtres exceptionnels. Je suis au centre sans pouvoir aller ni vers l’une ni vers l’autre.
Je ne sais plus quel jour nous sommes ni où je suis.
L’espace déforme le temps.
Chapitre 5
31 mars 2020
– Putain de bordel de merde, vous me faîtes tous chier avec votre couardise. Prenez vos responsabilités. Nous n’en sommes plus à demander au conseil d’Etat si ce que nous faisons dans l’urgence est dans les clous. Merde ! Je vais pas les chier ces masques !
Nathalie n’avait jamais entendu le Président parler comme un charretier. Elle était son chef de cabinet et avec lui depuis qu’il avait été ministre des finances. Elle baissa la tête et une larme irrépressible coula sur sa joue. Non pas qu’elle soit choquée par les mots. Non, elle qui était formée, diplômée de l’ENA, de Sciences-po, spécialiste en droit constitutionnel, ressentit à cet instant que la République vacillait. Chaque fois que dans l’histoire nous avions omis la constitution ou que nous avions donné les pleins pouvoirs à un chef érigé en sauveur de la nation, la patrie avait perdu son âme. La République et elle ne faisait qu’une. Elle était fille de parents ouvriers communistes, la méritocratie avait été son chemin. Le président l’aimait. Elle seule avait sa confiance.
Ils s’étaient croisés à l’ENA. Elle aimait ce jeune homme brillant, sortant des standards habituels de ces grandes écoles. C’était un littéraire. Un passionné comme elle. Ce fut leur point de rencontre et leur point d’attache avec ces discussions sur un livre, un auteur, un verre de vin à la main. Breuvage qu’elle lui fit découvrir.
– Nath, t’en penses quoi ? hurla-t-il
– Monsieur le Président… elle respira profondément.
A cet instant, le silence se fit. La quinzaine de secrétaires d’Etat, de ministres, de spécialistes en tous genres se tournèrent vers elle.
– Monsieur le Président, reprit-elle, je ne pense pas qu’en cet instant notre République puisse se permettre vos vociférations. Nous tous, prenons chaque minute une décision. Chacune, même dérisoire par beau temps, revêt un caractère stratégique dans la tempête. Ouvrir les stations-services sur les autoroutes pour que les chauffeurs puissent se ravitailler et se laver devient une décision qui engage l’approvisionnement de la France. Ce n’est qu’un exemple. Nous prenons, demandons, actionnons chacun à notre mesure, nos réseaux et nos neurones. Nous apprenons chaque jour des défaillances de l’Etat. Nous voyons le laxisme, le laisser-aller en faveur des intérêts privés. Que voulez-vous que nous fassions si les dictats populaires ont pris le pas ? Les médias ont tourné en dérision Roselyne Bachelot avec ses 90 millions de vaccins inutilisés. Les anti-vaccins invités sur les chaînes info ont fait croire à la population que nous étions dans un monde serein. Le scandale du Médiator ne nous a pas aidés non plus.
Elle respira à nouveau. Profondément.
– Vous me demandez mon avis. Je vais vous donner mon sentiment. Faisons front, soyons unis et même si l’on nous traite de bricoleurs, n’écoutons que notre raison, ou notre cœur si nécessaire, faisons les choses au mieux. Avec sincérité. De toute façon vous aviez envie de tourner le dos au vieux monde. N’ayez crainte, c’est lui, le monde, qui est en train de nous tourner le dos. D’autres que vous prendrons le relais. Pour le moment nous n’avons que nos institutions, des outils vieux, longs, inadaptés à la vitesse, que nous avons sans cesse améliorés depuis la démocratie imparfaite de Platon. Ne vous faites pas d’illusion, quand la crise passera c’est avec ces outils que l’on jugera si vous avez respecté les règles. Alors oui, prenons du temps, consultons encore le conseil d’Etat, prenons encore du recul.
Elle releva la tête bien plus haut que d’habitude comme s’il elle avait envie de le toiser.
– Alors restons debout, dignes, la tête haute. Toute ma vie j’ai essayé de me maintenir droite, je sais d’où je viens, je connais les obstacles, les blocages, les chemins qui semblent sans issue. Alors je vous en conjure restez droit. Respectez le droit.
Un sourire illumina son visage puis elle dit.
– Et maintenant je prendrais bien un café.
Le Président s’approcha d’elle, la contourna en passant sa main tendrement sur son épaule et saisit les poignées du fauteuil roulant pour mener Nathalie jusqu’à la table où trônait la fameuse machine à café tant aimé de Nathalie.
What else !
Chapitre 6
10 avril 2020
Mes parents sont, avant l’apparition de ce virus… normaux.
Lui est agriculteur et ma mère travaille comme assistante maternelle dans une crèche. Nous habitons au fond d’une petite vallée, un peu isolée, très isolée. Lui travaille sans relâche, maman aussi. Je crois comprendre que sans elle, du moins sans son salaire, nous serions dans la misère.
Lui, son seul plaisir c’est la chasse avec les potes le dimanche. Ils sont armés plus que de raison. Il a bien essayé de m’initier au maniement des armes. Comme je suis agile aujourd’hui, je suis plus rapide que lui pour démonter et remonter sa carabine Ruger M77 calibre 375 magnum.
Mais il est dépité, la chasse ne m’intéresse pas. Un jour un de ses amis me lança un :
– T’es pas pédé au moins, ponctué d’un rire bien gras.
Maman ne sort pas le week-end. Elle fait les corvées pour entretenir le foyer.
Quelquefois elle exprime le désir d’aller au cinéma. Il lui dit que demain il y a chasse et qu’il doit se lever. Une fois maman lui dit qu’elle aimerait bien y aller avec sa copine Noëlle. Il lui interdit de sortir avec cette traînée. Maman monte les escaliers rapidement et se couche. J’imagine un sanglot étouffé.
Chaque semaine se ressemble. Monotone.
Quand le confinement arrive, je prends ça comme un changement. Comme des vacances où nous ne partirions pas. Comme d’habitude, en fait, mais ensemble. Enfin le train-train serait rompu. On pourrait jardiner ensemble, discuter et même jouer ensemble. On voyait ces attitudes dans tous les reportages à la télé. Les familles se retrouvaient. Inventaient des distractions, des nouveaux sports en appartement avec des rouleaux de papier toilette. Les gens télé-travaillaient.
Ce ne fut qu’un espoir. Chez nous, ni lui ni maman ne pouvaient télé-travailler
Au bout d’une semaine mon père s’énerve pour rien, boude. Les engrais et les pièces détachées pour le semoir ne sont toujours pas livrés et puis la chasse est interdite.
Ce vendredi 10 avril dans l’après-midi, je joue sur ma console dans la chambre.
Moteur.
Je l’entends, lui, avec cette voix que je ne reconnais pas. Violente, brutale. Les mots m’arrivent comme des uppercuts, des mots que l’on ne dit pas à sa femme, pas à maman. Non !
– Espèce de connasse, pouffiasse, ça fait des années que tu montres ton cul à tout le village.
Puis le cri de maman déchira l’atmosphère et mon cerveau. Un cri d’animal, si aigu, si fort. Puis le bruit mat de quelqu’un qui cogne. Fort.
J’ouvre la porte-fenêtre de ma chambre qui donne sur le balcon. Je descends les escaliers extérieurs, j’ouvre la porte de son bureau, fais le code de son armoire à fusils, monte sa carabine, engage sa balle, traverse le jardin, ouvre la porte d’entrée qui donne directement dans le salon. J’épaule, je vise, doigt sur la détente. Il arrête la course de son pied. Maman est allongée, la tête relevée, attendant ce rangers qui va pulvériser ses dents.
La sienne de tête est toute petite dans ma mire. Toute petite, minable avec un rictus d’effroi. Je sais qu’elle va exploser, cette petite boite crânienne. Mon corps tremble. Pas mes mains. Mon index droit commence à mettre de la pression. La dopamine engloutit ma tête, mes yeux exorbités me brûlent. Ils sont tous les deux, mains tournées vers moi. Je sais qu’ils crient – non ! Aucun son ne sort de leur bouche. Photo figée d’animaux apeurés.
Tout-à-coup, une masse venue de derrière me projette au sol. C’est son copain de chasse qui passait par là. Lui c’est un rebelle, le confinement c’est des conneries de bobos parisiens.
Clap de fin.
La routine reprendra. Lente. Longue. Solitaire.
Je grandirai avec cette omerta. Un seul microscopique virus aura anéanti ma vie.
Elle, elle continuera sa vie. Médiocre.
Portera, bien trop souvent pour ne pas déclencher chuchotements et sourires masqués qui en disent long, des lunettes noires les jours sans soleil…
Lui continuera ses fanfaronnades de chasseur, maintenant aviné, pour oublier mon regard.
Il baissera la tête jusqu’à ce que je parte de la maison.
Ils vivront tout les deux. Sans moi.
Toute ma vie je ferai payer à ma femme le manque de tenue de cet homme et la soumission de cette femme.
Le virus se transmet.