Immigrer
Comme je le rapportais dans ma chronique précédente, on trouve des faux chômeurs et des travailleurs étrangers clandestins dans toute la Rancie. Cela étant, il ressort de mes observations que les Rancis adoptent une attitude très différente à l’égard des deux sortes de travailleurs illégaux. On croirait pourtant que les Rancis qui demeurent dans la légalité auraient à se plaindre des deux : ce sont en effet les cotisations des travailleurs déclarés qui payent les allocations versées aux faux chômeurs, et les soins de santé de l’ensemble des tricheurs. Les cotisations, les impôts des premiers sont augmentés de ce que les seconds ne payent pas. Or, pour autant que j’aie pu m’en rendre compte, les Rancis ne développent aucune intolérance à l’égard de leurs compatriotes faux chômeurs. Par contre, ils sont nombreux à juger inacceptable la présence de travailleurs étrangers clandestins. Ceci dit, nous nous garderons de jeter la pierre aux Rancis sur ce sujet, car, à y bien réfléchir, nous devons nous avouer qu’il nous arrive aussi, ici sur Terre, de maltraiter les étrangers. A croire que la xénophobie serait une loi de l’univers !
Mais revenons sur Mars. Cette question des travailleurs étrangers est exemplaire de la manière dont l’empire de Nicol 1er est gouverné. L’empereur, en effet, ne cesse de proclamer sa volonté de mettre fin à l’immigration illégale et de renvoyer les clandestins chez eux. A l’appui de ses dires, il charge de temps en temps un de ses ministres de monter une opération promotionnelle : on arrête quelques-uns des illégaux les plus faciles à reconnaître à cause d’une nuance de leur verdâtre (très perceptible aux yeux des Martiens) différente de celle des créatures originaires de la Rancie ; on les embarque sous l’œil des caméras dans un oiseau transporteur à destination de leurs pays d’origine. Il s’agit uniquement de spectacle puisque, dans la réalité, le nombre des clandestins ne cesse d’augmenter. Comme je ne comprenais pas ce qui pouvait justifier une telle contradiction entre les intentions affichées par l’empereur et ses résultats, je fus content, à mon retour à Sipar, de tomber sur un économiste qui m’était apparu comme l’une des créatures les plus sensées de cette planète, lorsqu’il m’avait été présenté, peu après mon arrivée sur Mars.
« Tout est dans la loi de l’offre et de la demande, me dit-il. Les étrangers viennent chez nous parce qu’ils savent y trouver un emploi. Car c’est la demande des entreprises qui crée l’offre de travail clandestin. Aussi la politique qui tarirait l’immigration illégale du jour au lendemain n’est-elle pas bien difficile à décrire. Il faut d’abord admettre qu’il est impossible en pratique d’interdire aux étrangers de pénétrer dans l’empire. Même si l’on alignait les policiers tous les dix mètres, le long de nos frontières, cela ne suffirait pas : les étrangers trouveraient le moyen de se faire parachuter chez nous. Seule la dissuasion est donc efficace. En d’autres temps, on aurait exécuté ou réduit en esclavage les clandestins. Cela ne correspond plus à la sensibilité de notre époque, et – si vous voulez mon avis – c’est tant mieux. Les emprisonner ne peut guère les décourager, la vie dans nos prisons étant souvent plus douce que celle qu’ils avaient chez eux. En outre des prisonniers pèsent sur le budget de l’empire. Les renvoyer est difficile, car les pays d’origine, accablés par la misère et le chômage, ne souhaitent pas les voir revenir. La meilleure dissuasion consiste alors à priver les étrangers de toute perspective de revenu, donc d’emploi, en Rancie. Comme les emplois sont fournis par les entreprises, c’est sur elles qu’il faut agir, en faisant payer de lourdes amendes à celles qui embauchent des clandestins et en emprisonnant leurs dirigeants. Or rien n’est plus facile, pour peu qu’on en ait la volonté, que de repérer la présence des clandestins dans les entreprises et d’appréhender leurs dirigeants ».
« Pourquoi ne vote-t-on pas une telle loi, si c’est si facile ? »
« Mais la loi existe, bien sûr. Elle n’est pas appliquée. C’est tout. »
« A quoi bon vos lois, alors ? »
« Ô, elles sont très utiles. Elles servent à faire croire au peuple que le gouvernement s’efforce de le satisfaire ».
« D’accord. Mais pourquoi Nicol 1er ne veut-il pas appliquer cette loi-là ? »
« C’est très simple. L’empereur est contrôlé par les entrepreneurs, ou les capitalistes si vous préférez. Il sert leurs intérêts. Or les entrepreneurs préfèrent embaucher une main d’œuvre bon marché et dépourvue de tous droits, plutôt que des Rancis. Vous connaissez la catégorie des faux chômeurs, peut-être ? Oui ? Eh bien, ils coûtent certes moins cher qu’un travailleur déclaré, mais ils sont beaucoup moins malléables que les clandestins. Car les faux chômeurs touchent une allocation, ils ont donc moins besoin de travailler ; et par ailleurs, ils connaissent le droit (s’ils ne le respectent pas !) Tandis que les clandestins sont corvéables à merci. »
Tout cela éclairait d’un autre jour la situation des étrangers. Les Rancis les présentent habituellement comme des hors-la-loi qu’il faut renvoyer sans ménagement. A entendre mon économiste, il m’apparaissait qu’ils faisaient plutôt partie des victimes du capitalisme martien. Il restait pourtant, dans les explications précédentes, un point difficilement compréhensible pour un terrien. L’empereur avait reçu l’onction du suffrage universel. Alors comment pouvait-il défendre les intérêts d’une minorité, les capitalistes, contre le peuple dont il était l’élu ? Je fis part de mes doutes à l’économiste.
« Vous voulez des preuves que Nicol (et pas seulement lui, cela vaut aussi pour ses prédécesseurs immédiats) est au service des capitalistes ? répartit mon économiste. J’en ai plus que vous n’en voudrez entendre. Je vous en donnerai seulement trois. Regardez pour commencer la répartition du revenu global de l’empire, c’est-à-dire la quantité totale de richesses produites pendant une année. La part qui revient aux salariés n’a cessé de diminuer, au cours des dernières décennies, tandis que celle des capitalistes augmentait. C’est encore plus sensible pour le revenu après impôt, la baisse de l’impôt pesant sur le capital étant l’un des éléments qui explique la croissance de la part des capitalistes. Mes deux preuves suivantes concernent une profession particulière, celle des cabaretiers et des gargotiers. Sachez d’abord que, avant son avènement, Nicol leur avait promis une baisse des taxes. Nous croyions, nous les économistes, qu’il l’oublierait aussitôt élu, car nous savions tous qu’une telle mesure aurait un coût démesuré pour les finances publiques, sans autre résultat qu’augmenter les profits des propriétaires des cabarets et gargotes. Eh bien, contre toutes nos prévisions, Nicol, devenu Nicol 1er, a tenu sa promesse ! Enfin, ma troisième preuve est en rapport direct avec ce que nous disions tout à l’heure. Les cabarets et les gargotes comptent parmi les entreprises qui emploient le plus de clandestins. Si Nicol voulait vraiment débarrasser l’empire de ces derniers, comme il ne cesse de le prétendre, il devrait viser en priorité ceux-là-mêmes auxquels il vient de consentir son impérial cadeau. Vous vous doutez bien qu’il n’en a nullement l’intention. Vous ai-je suffisamment convaincu ? »
Je le rassurai là-dessus, tout en le remerciant vivement. Cependant quelque chose me préoccupait encore. Si Nicol avait pris parti ouvertement en faveur des capitalistes, pourquoi donc le peuple l’avait-il élu ? J’eus droit de la part de mon économiste à une réponse qui ne me satisfit pas autant que la précédente. Je l’ai notée scrupuleusement.
« Ce n’est pas la première fois, commença l’économiste, que le peuple ranci émet un vœu contraire à ses intérêts. Nicol s’est montré très habile, il a fait des promesses à tout le monde. Il allait rétablir la croissance, permettre à chacun de travailler plus pour gagner plus. Il mettrait fin à l’insécurité et au chômage, chasserait les étrangers réputés responsables de l’une comme de l’autre. On le connaissait bien, on le savait hâbleur, meilleur diseur que faiseur, et pourtant, bien conseillé par des communicants expérimentés, il a réussi à se présenter comme un homme nouveau, avec des idées originales et la capacité de sortir l’empire de l’ornière dans laquelle il se trouvait enlisé. »
Décidément nos cousins martiens sont de bien curieuses créatures, pour se laisser convaincre par un beau parleur qu’ils connaissent déjà comme un menteur. Remercions le Dieu de l’univers de nous avoir faits, nous, les humains, des êtres doués d’un peu plus de raison !
(À suivre)