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Chroniques martiennes (6)

Transborder

Je n’en avais pas tout à fait fini, cependant, avec les surprises que devait me réserver Madin. J’ignorais, tant qu’il fut avec moi, que le Ranci qui m’accompagnait faisait partie des privilégiés. Je l’écoutais donc avec une naïveté plus grande, si faire se peut, que de coutume, lorsqu’il se lança devant moi dans une violente diatribe contre la corporation des transbordeurs madins. Cela commença dans une sorte de cantine où il m’avait conduit pour nous restaurer. Il voulut s’excuser de la pauvreté des mets qui nous étaient proposés. Je lui avouai n’avoir rien remarqué de semblable et n’être en rien déçu par notre repas. Et cela était vrai, car, comme je l’ai déjà laissé entendre, je trouve la nourriture martienne uniformément dépourvue de toute saveur agréable. Aussi celle de ce jour-là ne me parut-elle ni meilleure ni pire que d’habitude.

Poursuivant néanmoins sur sa lancée, mon guide m’expliqua que l’île connaissait en ce moment de multiples pénuries, en particulier alimentaires, les importations indispensables à la vie des Madins étant interrompues depuis plusieurs semaines. J’appris ainsi que les marchandises, contrairement aux créatures, ne voyagent pas dans les oiseaux mécaniques mais par la voie des mers, dans de grosses caisses entassées sur d’immenses péniches. Les péniches abordent toutes au même endroit en un lieu appelé la porte de l’île, où les caisses sont déchargées par les membres de la corporation des transbordeurs. De fait, ces créatures transbordent les grosses caisses des péniches sur des remorques tirées par des tracteurs qui les conduisent ensuite dans tous les coins de l’île et les livrent aux revendeurs. Pour mieux se faire comprendre, mon guide entreprit de faire l’histoire de la corporation des transbordeurs.

« A l’origine, ce métier était très mal vu, il était réservé à des hommes frustes et pauvres. Seuls, en effet, les Madins qui se trouvaient dans une nécessité absolue acceptaient de décharger et de recharger les caisses à la force de leurs bras pour un salaire de misère. Néanmoins, les transbordeurs ont fini par comprendre qu’ils étaient la clé de l’approvisionnement des habitants en denrées indispensables, qu’il leur suffisait d’interrompre leur travail et de bloquer la porte pour tenir l’île à merci.

« Pendant longtemps, cependant, les transbordeurs ne songèrent pas à protester contre leur misérable condition. Ils n’étaient pas encore organisés comme aujourd’hui : ils étaient embauchés par des patrons qui pouvaient les renvoyer s’ils ne se montraient pas suffisamment dociles. Ce n’est que petit à petit que les choses ont changé. Il faut dire que, de manière générale, les patrons ne se souciaient guère du bien-être de leurs employés ; ils ne songeaient qu’à leurs profits. Alors tous les employés, dans toutes les branches d’activités, à travers tout l’empire, eurent l’idée de s’organiser contre eux. Et c’est ainsi, après des décennies de luttes, qu’ils obtinrent l’autorisation de créer des associations d’employés et l’assurance qu’ils ne perdraient pas leur emploi s’ils interrompaient collectivement le travail pour faire valoir leurs revendications.

« Ces nouveaux droits, obtenus de haute lutte par les employés, furent une source incontestable de progrès pour l’ensemble de la population. Les patrons durent mettre un frein à l’exploitation, ce qui ne les empêcha nullement de continuer à s’enrichir, tandis que les employés voyaient leurs conditions de vie s’améliorer sensiblement. Mais il y avait les transbordeurs ! Ces derniers, aussitôt organisés en corporation, utilisèrent à leur seul avantage les droits acquis non sans peine par l’ensemble des employés. Abrités derrière le rempart du droit de grève, ils pouvaient cesser le travail pour un oui ou pour un non, exigeant chaque fois, pour reprendre leur tâche, une augmentation substantielle de salaire et l’embauche de nouveaux transbordeurs (qu’ils allaient chercher généralement dans leurs familles). Cette seconde revendication était d’autant plus extraordinaire que la mécanisation – qui était intervenue entre temps – avait quasiment supprimé tout effort physique chez les transbordeurs et réduit l’effectif nécessaire pour le transbordement des caisses. En réalité, l’embauche de transbordeurs supplémentaires était destinée à réduire encore davantage la durée du travail réparti à chacun. Cependant, comme les Madins ne produisent presque rien eux-mêmes, ils sont vite pressés par la faim et cèdent à toutes les revendications.

« Sous le règne de Nicol 1er, la situation à Madin peut donc se résumer ainsi : toute une population rançonnée par une corporation dont les membres, semi-oisifs, sont grassement payés, tandis que le reste des habitants est obligé d’acheter les biens de consommation au prix fort (puisqu’il n’y a, bien sûr, personne d’autre que les consommateurs pour supporter le coût des sursalaires et de la sous-productivité des transbordeurs). Depuis trois semaines maintenant, nous sommes les victimes d’une nouvelle grève, les rayonnages de nos magasins sont de plus en plus vides et nous commençons à manquer de denrées indispensables.

« Naturellement, Nicol 1er a été saisi plusieurs fois du problème de la vie chère à Matin et des pénuries récurrentes organisées par les transbordeurs… sans jamais les désigner directement, car on redoute trop leur colère. Cependant Nicol 1er, retiré dans sa capitale, est surtout préoccupé par son mariage avec la plus belle et la plus célèbre des cantatrices de l’empire. Pour le reste, il estime que promesses et beaux discours valent mieux que des actes, ayant pu observer que ces derniers suscitent inévitablement le mécontentement des uns ou des autres. 

« Nicol n’a rien fait pour nous aider, pas plus d’ailleurs que ceux qui l’ont précédé. De même qu’ils n’ont jamais rien fait pour abattre le monopole des transporteurs publics dans la capitale de l’empire, alors que ces derniers bloquent les lignes de transport pour un oui ou pour un non, sans se sentir le moins du monde gênés de rendre la vie de millions de Sipars impossible. Je ne sais pas, continua mon guide, si vous avez aussi des monopoles sur Terre, mais nous, les Martiens, il faut croire que nous les aimons. Par exemple, tout le pétrole dont nous avons besoin pour faire fonctionner nos machines est contrôlé par une poignée de roitelets, qui règnent sur des contrées désertiques mais dont le sous-sol regorge d’un pétrole qu’ils nous vendent au prix fort, amassant ainsi des fortunes scandaleuses sans avoir besoin de lever le petit doigt. On pourrait croire les principaux États martiens capables de s’entendre pour mettre fin aux privilèges de ces roitelets et nous vendre le pétrole à un prix raisonnable. Eh bien non, cela ne se passe pas ainsi ! Et nous devons supporter le spectacle du luxe insolent des roitelets et de leurs cours. Comme nous devons supporter le train de vie tout aussi tapageur, à l’échelle de Madin, de nos transbordeurs. »

A ce point, je ne pus m’empêcher d’objecter que si les habitants de Madins ne pouvaient guère s’opposer, à eux seuls, aux roitelets du pétrole, c’était bien à eux de mettre fin à la dictature de leurs transbordeurs, s’ils la jugeaient insupportable. Il parut surpris par ma remarque et réfléchit un moment avant de répondre.

« Si vous nous croyez puissants parce que nous sommes toute la population de l’île en face d’une corporation de quelques dizaines de membres, vous vous trompez complètement : ils sont les forts et nous les faibles. Ils sont forts parce qu’ils ont le droit pour eux, le droit de grève, alors que si nous tentions de briser une grève par la force, nous nous mettrions hors la loi. Certes, le gouverneur de la colonie pourrait, lui, employer légalement la force publique, car les transbordeurs, s’ils ont le droit d’interrompre leur travail, n’ont pas celui de fermer la porte de l’île et d’interdire tout transbordement ; le gouverneur pourrait ainsi demander aux gendarmes de libérer la porte et de décharger les caisses. Mais il ne le fera jamais, puisqu’il prend ses ordres à la capitale, où, comme je vous l’ai fait remarquer, nos empereurs ont toujours refusé jusqu’ici de briser les monopoles des transports publics, qui font pourtant un nombre considérable de victimes. Je vous déçois ? Il y aurait peut-être un moyen, mais difficile et bien peu sûr. Nous pourrions, certes, manifester pacifiquement et en nombre, entamer une grève générale contre les transbordeurs jusqu’à ce que nous obtenions satisfaction… C’est plus facile à dire qu’à faire. Car demandez-vous qui pourrait organiser un mouvement de protestation de grande ampleur, sinon nos associations d’employés, les seules qui ont l’habitude de ce genre d’actions ? Or la corporation des transbordeurs appartient à l’association la plus puissante de Madin. Croyez-vous vraiment que cette dernière se retournerait contre certains de ses membres, alors que la vocation des associations d’employés est de se battre contre les patrons, pas contre d’autres employés ? »

Je dus convenir que je n’en croyais rien et notre conversation s’interrompit à ce point. Si j’avais eu suffisamment d’esprit d’à-propos, j’aurais pu lui faire valoir que tout ce qu’il m’avait appris sur les Madins les faisait apparaître comme des privilégiés à un titre ou à un autre et que, dans ces conditions, aucune créature n’avait intérêt à critiquer trop fort les avantages des autres. Mais cela ne me vint pas à l’esprit sur le coup. Peut-être parce que j’ignorais encore, à ce moment-là, qu’il était lui-même privilégié, en tant que fonctionnaire colonial.

(À suivre)