Le changement et la vésicule biliaire (12 avril)
Rien ne sera plus comme avant ! Avril 2020, tout le monde a le sentiment que plus rien désormais ne sera comme avant. Les textes, les réflexions, les pétitions pleuvent sur les réseaux sociaux, tous porteurs d’espérances. Rien ne sera plus comme avant, l’alerte est trop forte, la conscience humaine va s’élever.
Ça me fait penser, j’ai eu des pierres à la vésicule biliaire. Il a fallu des années avant qu’on ne pose le bon diagnostic. Les crises commençaient toujours de la même manière, je me couchais un peu barbouillé, ça arrivait toujours par surprise sans raison ni signe annonciateur… Je m’endormais pourtant, mais avec cette sourde angoisse : « pourvu que je ne me réveille pas d’ici deux heures ». Et ça ne manquait jamais, je m’éveillais après deux heures, tordu de crampes lancinantes, partant du côté droit du ventre pour se diffuser partout par vagues de plus en plus horribles. Ça durait toute la nuit, puis tout se calmait, je savais que c’était fini, que ça n’arriverait plus avant plusieurs jours au pire et normalement plusieurs semaines.
Mais pourquoi je vous parle de ma vésicule biliaire de BBC (Bourgeois, Belge, Conservateur) ? Parce que chaque fois, le matin, je savourais le bonheur de ne plus avoir mal et je me jurais de faire régime, de ne plus manger trop gras, trop sucré, trop salé. Avant même le diagnostic, j’avais l’intuition que c’était lié et qu’un jeûne me ferait du bien.
L’après-midi venue, j’avais invariablement l’irrésistible envie de tremper des tranches de craquelin (sorte de brioche belge avec de gros morceaux de sucre apparents) tartinées de chocó dans un verre de Liebfraumilch, vin blanc allemand sucré. Avec la douleur, ma conscience s’était élevée, mais ma volonté disparaissait avec elle.
Suis-je tellement différent des autres ? Cette crise est-elle la DER des DERS ? Allons-nous tous changer, ou une fois la douleur et l’angoisse passées, reprendre nos bonnes habitudes et nos mauvaises routines ?
Depuis dix ans, mes pierres sont parties. Maintenant je fais régulièrement des petits jeûnes. Mon record n’est que de 72 heures sans manger ni boire. Pourtant à ma mesure de BBC boulimique compulsif, c’est déjà un miracle. Je n’y suis pas parvenu seul, j’ai regardé des vidéos sur YouTube. Quand sept ou huit fois par an, je décide de jeûner, chaque fois je dois me motiver en regardant des vidéos qui me rappellent ce que pourtant je sais déjà, ce dont je suis intimement convaincu : le jeûne est bon pour la santé. Sans aide extérieure, je n’y arrive pas.
Nous ne passons plus des heures dans les embouteillages, nous redécouvrons le bleu du ciel et le silence de la nuit. Nous voyons que cela est bon (sauf ceux qui en profitent pour tondre dix fois par jour). Peut-être que contrairement à Dieu, voir que cela est bon ne suffit pas. Nous devons nous le rappeler les uns aux autres, encore et encore, sous peine de devenir à nouveau des somnambules qui courent vers la nuit.
Une des solutions pour l’après est peut-être d’assumer, chacun d’entre nous, notre rôle de coach et d’éveilleur. Si nous le faisons tous, même imparfaitement et par intermittence, nous ferons circuler la volonté de changement.
Je m’endors, tu me réveilles, tu t’endors, je te réveille.
Big Brother et le télétravail
Mon premier job était dans la branche belge d’une grande banque Américaine, la JP Morgan. J’avais tout en étant marié, continué mes études, et mon père me soutenait financièrement. Mais il est décédé et j’ai dû trouver dans l’urgence. Je n’aimais pas trop les chiffres, parmi les centaines de CV que j’ai envoyés, j’ai postulé dans une banque, j’ai été engagé. Dans les réunions de famille, ça me posait de travailler à la JP Morgan. Ma sœur m’a d’ailleurs dit récemment sans rire, que si j’y étais resté je « serais devenu quelqu’un ». J’ai détesté ce job ! Pas uniquement parce qu’on demande à des universitaires qui ont dû prouver pendant cinq ou six ans qu’ils savaient être curieux, de faire un travail répétitif, inepte et sans aucune créativité, pas uniquement… ce que j’ai le plus détesté, ce sont les open-space. Un open-space c’est une prison où les barreaux sont les yeux de tous ceux qui t’entourent. Dans un open-space, le patron peut se faire rare, il descend parfois, tel Dieu de ses nuées, rappeler qu’il existe, puis il se retire et le contrôle est fait par tous les autres. Dans un open space, celui qui n’a pas de vie en dehors du travail acquiert le pouvoir démesuré de te mettre la pression en permanence. Dans un open space, si tu pars à l’heure (parce que tu espères attraper le train de 17h30 qui te permettra de ne pas louper la correspondance avec ton bus et d’arriver chez toi hyper tôt, vers 19h) tu auras toujours bien un connard ou une connasse célibataire (qui habite dans un studio minable à cinq minutes à pied où il/elle n’a personne à retrouver à part un chat qui ne reste jamais sur ses genoux) pour lancer à la cantonade un « tu travailles à mi-temps ? » joyeux (on a la joie qu’on peut). Dans un open space, le frustré de la vie, le rat de placard, le neurasthénique peut s’épanouir, il est dans sa marre aux connards. Je me souviens que j’allais à la toilette[i] 50 fois par jour, c’était devenu mon seul espace de liberté. Les toilettes et le temps de midi. Là où la plupart mangeaient leurs tartines sur leur bureau, ou (quand c’était fête) allaient manger à la cantine en sous-sol d’un building voisin, je marchais une heure non-stop et quelle que soit la météo. J’ai tenu comme ça un peu plus de deux ans, puis je me suis barré.
L’open space me rappelait le pensionnat. J’ai vécu mon enfance en France comme immigré belge. J’ai doublé ma sixième. Mes parents ont alors eu la merveilleuse idée de me placer dans un pensionnat salésien perdu au milieu des vignes entre Reims et Epernay. Il avait la réputation d’être une maison de redressement light pour enfants retors. La réputation était exagérée, nous n’étions plus dans les années « les choristes », les méthodes avaient changé (je me suis tout de même pris quelques trempes), mais pas l’infrastructure : Les dortoirs étaient des rangées de lits séparés par des petites armoires basses, les éviers, les douches, la cantine, tout, absolument tout était collectif. Il était matériellement impossible d’être seul, sauf aux toilettes, même la nuit le pion rodait, tel un virus. L’expérience m’a traumatisé mais elle m’a également rendu allergique à tout signe d’enfermement, et qui sait, sans elle, je mangerais peut-être mes tartines sans bouger de mon bureau …
2020 confiné en télétravail. J’ai l’impression d’être une vache de montagne ! Vous savez les grosses vaches brunes avec une grosse cloche autour du cou ? Où qu’elles aillent, on les retrouvera au son de cette cloche, mais au moins, elles, elles sont dehors. Moi on me demande de rester à l’étable et pourtant on m’a mis une cloche. Je télé-travaille avec Teams, un programme gratuit[ii] de Microsoft. Chaque fois qu’un message arrive, qu’un élève dépose un devoir, envoie un commentaire, bref, dès qu’il se passe quelque chose, un son de cloche, ça n’arrête pas ! Et encore, comme toujours, c’est celui qui est le moins à plaindre qui râle le plus. Je suis prof en Belgique, comparé aux Français, on nous fout une paix royale. Mon voisin, lui, est dans une banque, le télétravail y était impossible, trop compliqué à mettre en œuvre, trop d’impératifs de sécurité. Quand le gouvernement a décidé le lockdown (confinement), ils l’ont organisé en 24 heures chrono. Maintenant, je ne le vois plus, il passe ses journées derrière son écran. Son patron, ses clients, ses collègues, peuvent vérifier en permanence s’il est bien là. Au boulot, vous pouvez aller à la machine à café, papoter avec les collègues, glandouiller un peu, si on a besoin de vous, il faut vous chercher, faire une démarche. Avec l’informatique, fini tout ça, votre espace mental est toujours « online ». Mon voisin a acheté un jacuzzi gonflable, il y a va tous les soirs vers 20 heures… Pour se détendre et retrouver un espace privé, il doit sortir de chez lui et aller au fond de son jardin.
J’ai relu Germinal de Zola l’été passé (livre criant d’actualité). Les mineurs ont une vie de forçats mais quand ils rentrent chez eux, ils redeviennent des seigneurs : la soupe les attend, ils retirent leurs bottes, fument, se lavent, s’occupent de leur potager. Leur misérable tanière est leur espace d’intimité et de liberté. Dans Germinal, quand le travail est fini, il est fini. Mon voisin avec ses clients inquiets et moi avec ma cloche de Teams, notre vie est infiniment plus confortable, mais notre travail n’est jamais fini. Surtout, il envahit symboliquement notre « home sweet home » qui devient parfois tellement aigre doux qu’on rêve de s’en échapper, comme hier on rêvait de s’échapper du bureau. Le patron de Germinal, s’il voulait emmerder un ouvrier chez lui, il devait se déplacer. Le patron d’hier devait prendre son téléphone. Le patron d’aujourd’hui n’a plus rien à faire, il sait que vous savez que vous pouvez être contrôlé à tout moment, il peut même vous demander de vous autocontrôler en remplissant vous-même des rapports d’activités. Notre domicile privé devient petit à petit un open space digital.
Nous avons eu une formation « office 365 » à l’école. Il y a eu un mini débat entre les profs et le formateur. En effet, les profs étaient choqués d’apprendre qu’avec les nouvelles technologies, nos conversations sont potentiellement toujours enregistrées par notre téléphone portable. Faites le test, parlez normalement puis dites « ok Google » pour lancer vocalement une recherche internet. Ensuite, si vous allez consulter l’enregistrement de cette recherche vocale, vous constaterez que l’extrait commence quelques secondes avant la commande « ok Google » ; donc votre téléphone vous enregistre en permanence. Vous imaginez déjà ce que des profs (surtout les profs de français) ont pu en dire… Mais le formateur était plutôt rassurant. Oui bien sûr, les nouvelles technologies nous espionnent en permanence, mais il est de toute façon impossible de surveiller tout le monde, d’écouter toutes les conversations, de lire tous les mails, d’analyser toutes les pages de Facebook. Bon sang mais c’est bien sûr, on n’a rien à craindre du coup !
Dans la pire des pires dictatures, jamais on ne surveille tout le monde, seulement une infime minorité. Mais vous savez en permanence que vous êtes « surveillable » et vous ne pouvez jamais savoir si/ou quand vous l’êtes. Il en est théoriquement de même avec les nouvelles technologies, qui peuvent en plus être assistées par l’intelligence artificielle. Qui vous dit qu’un algorithme quelconque n’a pas épinglé un de vos mails, post Facebook ou même une conversation suspecte ? Impossible de le savoir, dans le doute, soyez prudents et modérez vos critiques… |
Après ce confinement, quand nous pourrons enfin sortir de l’étable, la 5G assurera partout, telle une cloche autour du cou, notre traçabilité sanitaire.
Facebook l’église et les bigots
J’adorais mes grands-parents, surtout mon grand-père, c’était un blagueur. Je ne l’ai jamais vu ne pas sourire, ne pas être joyeux. Comme tous les gens qui ont eu une vie dure, il répandait la bonne humeur. Je ne l’ai jamais vu fâché. Bien sûr, il râlait quand tous ses petits-enfants défilaient chez lui à la toilette et tiraient tous la chasse pour un simple pipi. Il râlait aussi tous les samedi soir quand il vérifiait les résultats du loto, toujours perdants (il rêvait de gagner pour ne plus avoir à se soucier de sa facture de gaz), mais jamais je n’ai vu son visage se durcir. Enfin, si, deux fois. La première c’est quand il m’a fait visiter son open space au charbonnage où il travaillait comme comptable. Je devais avoir 6 ans, j’ai vu une pomme sur le bureau d’un de ses collègues, je l’ai réclamée, son visage s’est durci d’un coup et je me suis pris une baffe bien méritée. La seconde fois, c’est quand ils étaient chez nous, je devais avoir 16 ou 17 ans, je lisais dans ma chambre « Vipère au poing » d’Hervé Bazin. Il est entré, a vu le livre et son visage s’est durci d’un coup. Il m’a dit en serrant les dents : « tu as le droit de lire ce livre ?! Tu es sûr qu’il n’est pas à l’index ? » Il s’est tout de suite rassuré quand je lui ai dit que c’était notre prof de français qui nous avait imposé cette lecture. J’étais à l’époque dans un bon lycée catholique. Je suis issu d’une famille où on laissait à l’église, donc au Vatican, le pouvoir de régler, en tous cas d’encadrer, nos consciences.
Je ris souvent tout seul quand je me souviens qu’en 1979, ma maman a téléphoné à l’évêque de Reims pour savoir si nous pouvions aller voir le film « cul et chemise ».
Ils étaient sympas mes parents et grands-parents, mais franchement, avec l’église, ils étaient quand même un peu niais et bigots parfois.
2020, j’ai partagé l’interview du Professeur Montagner sur ma page Facebook. Le professeur Montagner est prix Nobel de médecine pour avoir identifié le virus du Sida. Il réfute la thèse officielle (le virus est passé de la chauve-souris à l’homme via un pangolin sur un marché aux poissons[iii]). Il affirme qu’il s’agirait d’un accident survenu dans le seul laboratoire P4 de Chine (situé à ?). Des chercheurs auraient, dans l’espoir de trouver un vaccin contre le Sida, injecté de l’ADN du VIH dans un corona virus.
Dès le lendemain, la planète entière apprenait qu’en fait le professeur Montagner était un débile profond à qui on a remis un prix Nobel un premier avril.
Sur ma page FB, la polémique, le débat contradictoire est intéressant, des amis me contredisent intelligemment. Ils me font remarquer que Montagner serait comme un lecteur qui ayant vu le mot « chien » dans deux livres différents, en conclurait qu’ils sont du même auteur. Je rétorque qu’il affirme plutôt avoir trouvé la phrase « thermo dynamique nucléaire » dans un livre sur les chiens. On m’envoie des articles « debunk » bien faits etc. Puis soudainement, mon poste est recouvert par un voile (ou devrais-je dire un masque) gris avec un message d’avertissement : « fausse information vérifiée par des médias de vérification indépendants ».
Peut-être que Montagner gatouille, qu’il est devenu comme le mage Eusebius dans « Les Visiteurs » et qu’il omet toujours les œufs de cailles. Mais de quel droit FaceBook vient-il encadrer ma liberté d’avoir un débat contradictoire avec mes amis ? La liberté d’expression est garantie par toutes les Constitutions et par la Convention européenne des droits de l’homme. Elle ne peut être limitée qu’en cas de délit du genre incitation à la haine raciale. En quoi partager une émission de C-news et une polémique scientifique rentre-t-il dans ce cadre ?
Mes amis FB ont le droit de penser que je suis complètement con, de me le faire remarquer etc. mais de quel droit limite-t-on ma (notre) liberté d’expression et de recherche de la vérité par le dialogue ?
Index Professorum prohibitorum : FaceBook connait la vérité, il doit donc encadrer nos consciences pour que nous ne tombions pas dans le pêché, pardon, la « fake news ». Nous devons y masquer nos opinions.
Soit FaceBook est un outil de communication, comme le téléphone, et alors de quel droit viennent-ils interférer ? Soit c’est un éditeur, et il est alors normal qu’ils vérifient ce qui est publié…mais il serait alors normal qu’ils engagent leur responsabilité sur tout ce qu’ils publient. Eux ils interfèrent et déclinent toute responsabilité.
Je me demande si nos enfants diront un jour : « Ils étaient sympas mes parents et grands-parents, mais franchement, avec Facebook, ils étaient quand même un peu niais et bigots parfois. »
[i] En Belgique on ne dit pas « aller aux toilettes » comme en France, parce que nous ne sommes pas obligés d’en visiter plusieurs avant d’en trouver une propre.
[ii] Vous connaissez l’adage : quand c’est gratuit, c’est que c’est toi le produit.
[iii] Répétez trois fois cette phrase, lentement…