Créations

Ambivalence

Au lendemain de sa chaotique première année d’enseignement, elle fut mutée dans une petite ville plus bourgeoise du Midi toulousain. Elle s’était remise un peu à manger mais restait d’une maigreur anormale. Ses premiers élèves l’avaient surnommée « la bohémienne ». Sa jeunesse, sa petite taille, son regard noir de chat à l’affût, ses cheveux tout bouclés mais jamais coiffés, ses airs mi-craintifs mi-rebelles lui donnaient l’allure d’une gamine égarée dans un monde d’adultes qu’elle devait pourtant apprivoiser.

Après une année professionnelle atypique où, suivant les classes, le sérieux de la philosophie qu’elle enseignait côtoyait l’inconvenant, elle s’était promis d’éviter trop de familiarité avec ses futurs élèves. Les soirées « orgiaques » chez elle, à la ferme, il ne fallait plus que cela se reproduise. Et pour s’obliger à plus de décence, elle loua un studio en pleine ville. Les aventures pourtant n’allaient pas manquer.

Cinq ans auparavant, pour son seizième anniversaire, ses parents lui avaient accordé la permission d’aller dans un camp de vacances, avec une de ses sœurs. Elle y rencontra son premier amour. Un amour aussi fou qu’innocent. D’origine tunisienne, mais blond aux yeux bleus, il avait le visage d’un ange, une douceur dans le sourire qui la faisait fondre. Elle l’aimait comme un grand frère. Ignorante des choses du sexe, elle découvrait pour la première fois au creux de son ventre, lorsque le soir après le repas ils dansaient enlacés, cette onde chaude qui fait plier.

À leur retour, sa sœur, qu’elle n’aimait pas, informa les parents. Rigoristes, intégristes, ils s’alarmèrent comme pour une catastrophe diabolique, lui demandant la profession des parents de ce jeune homme, si elle voulait l’épouser… Elle était abasourdie et commença à flairer une chose bien coupable dans cette tendre romance. Ne pouvant se résoudre à se croire damnée, elle continua de le voir en cachette. Elle disait aller à la « bibliothèque » et le retrouvait dans un café, yeux dans les yeux pour une heure ou deux de sourires langoureux. Elle ne pourrait le jurer, mais elle crut bien un jour se voir suivie par un détective privé que ses parents auraient chargé d’espionner. Ils en étaient capables. Quelle maladresse ! Elle s’attacha à lui plus qu’il ne l’aurait mérité et quand, à la fin des vacances, il dut partir à l’armée où il s’était engagé, elle se mura dans le silence et s’enferma dans ses rêveries amoureuses.

Ils s’écrivirent des lettres enflammées, puis un jour, elle fut seule à écrire. Elle se lassa sans l’oublier pourtant. Il restait son ange. Elle « grandit ».

Un soir de spleen, peu avant sa deuxième année scolaire, elle décida à tout hasard de le recontacter. Elle lui écrivit chez sa mère en lui donnant l’adresse de la ville et du lycée où elle était nommée.

C’était le jour de la rentrée. La cloche sonna. Il était midi. Elle traversa la cour et se dirigea vers le grand portail. Arrivée devant la grille, elle crut à un mirage : l’ange de son adolescence était là, de l’autre côté. Il lui souriait. Elle était si interloquée qu’elle ne comprit pas la possibilité de sa présence en ces lieux. C’était si inattendu qu’elle l’embrassa timidement et lui prit la main, comme on prend celle d’un grand frère pour rentrer à la maison, sans échanger un seul mot.

Elle revoit la scène : il s’assit sur une chaise, la prit sur ses genoux, lui caressa les cheveux, en la dévisageant de ses yeux clairs et lumineux. Elle était interdite : tout son amour de jeunesse reflua et avec lui son sexe s’ouvrit sous la chaleur d’une poussée qui commençait à s’étendre comme des mains qui se tendent pour demander qu’on leur donne ce qui réclame sans attendre. Il saisit son émoi et doucement plongea ses mains sous le pull-over noir en réchauffant ses deux tout petits seins dressés. Mais c’est en bas que son corps appelait. Pour qu’il descende là où le désir pointait et faisait de plus en plus béante son ouverture, elle releva d’une main sa jupe et dégrafa de l’autre son pantalon pour prendre son membre dur où elle se promena en tirant sur la peau bien en haut puis en bas. Il était si excité que son sperme envahit ses doigts avant qu’elle ait pu savourer de le faire attendre. Libéré, il passa sa main gauche sous ses fesses et de la main droite sous sa culotte en dentelle, il descendit un doigt au fond d’elle sachant que c’est le meilleur geste pour que ça glisse et que la fleur s’ouvre en pétales gluants, offertes à butiner à tous les doigts. Et en effet, elle mouilla doucement. Il voulut accélérer le rythme mais elle lui chuchota de ralentir, de s’attarder au milieu juste à l’entrée où ça plisse, entre sa « perle » et sa porte d’entrée, c’était son endroit le plus sensible : à chaque frôlement doux, elle s’écoulait chaudement et manquait défaillir. Puis elle lui demanda d’entrer d’une main dans ses fesses, et d’allonger de l’autre les caresses en étirant légèrement ses lèvres : sa fente devenait alors énorme, très longue et gluante de plaisir. Elle y sentait presque son cœur battre. Ça n’en finissait pas de se gonfler. Son bourgeon s’ouvrait comme une jeune pousse, s’amollissait, s’attendrissait, s’étalait laissant échapper des gémissements plaintifs quand des jets d’eau chaude le submergeaient. Son sexe était là ouvert, soyeux, visqueux, et la main s’y perdait de haut en bas. Abandonnée dans ses bras elle lui demanda enfin de rentrer tout au fond en augmentant brièvement le rythme pour faire monter la jouissance et puis de ralentir. Le plaisir écartelait son sexe. Elle n’en pouvait plus. Son corps se ramassa en avant et de son antre secret mais immense jaillit un long chant déchiré entre la joie et la détresse. Il s’était remis à bander. Alors, il la coucha sur le lit tout proche, et la pénétra. Elle accompagna ses allées et venues de caresses sur son clitoris pour exulter encore dans un crescendo qui semblait ne devoir jamais finir. Bientôt, en effet, un concert s’éleva et explosa dans un accord parfait.

Repus de plaisir, ils s’endormirent dans les bras l’un de l’autre. Elle avait tant rêvé de cet amour. Quand elle se réveilla, il la regardait. Son air était doux mais légèrement triste. Il se taisait. Elle lui raconta ses frasques de l’année passée puis l’interrogea sans imaginer qu’il pût avoir une vie privée qui pourrait maintenant l’éloigner d’elle. Il lui confia qu’il avait une compagne et un fils, mais que personnellement cela ne le gênerait pas, ni à « elle » de vivre à trois, enfin, à quatre. Elle était légèrement rebelle, mais pas suffisamment émancipée pour accepter l’offre ni même l’envisager. Alors, elle le garda jusqu’au lendemain pour prolonger l’ivresse de leurs ébats. Ils firent l’amour tendrement au cœur de la nuit et au petit matin, il la quitta. Pourquoi était-il revenu ?

L’année commençait bien ! Le cœur chaviré, le corps meurtri, elle se retrouva le lendemain face à ses élèves, habillée toute en noir, fidèle à l’idée que cette couleur sombre mène au « questionnement ».

Après une semaine de flottement où de part et d’autre de la scène où le cours se joue, les élèves et le professeur se jaugent, sa classe de « littéraires » l’adopta. Son public, essentiellement féminin, la regardait avec fascination : ses yeux noirs de bohémienne effarouchée s’enhardissaient quand elle se lançait dans une explication avec une conviction théâtrale de gourou. En un an, elle avait pris de l’assurance. Elle en imposait maintenant et au terme de ses tirades enflammées, un silence de plomb s’abattait souvent sur la classe et pétrifiait les regards.

Elle eut plus de mal cependant avec ses deux classes de scientifiques, notamment avec l’une d’entre elles, composée de garçons uniquement. Ils l’accueillirent froidement, dédaigneusement, la regardant à peine ou avec superbe. Dès la première heure, elle se dit que l’année avec eux serait infernale. Elle avait besoin qu’on l’aime, qu’on l’adopte, qu’on reconnaisse en elle ce quelque chose dont elle craignait de manquer mais dont elle croyait les autres pourvus. Elle était capable de se surpasser si on lui faisait confiance, et au contraire de se fourvoyer si elle se sentait mésestimée. Trop instinctive pour maîtriser une relation qui la mettait en danger, elle prêta le flanc à leur orgueil, leur ironie et le climat devint vite invivable. Quand elle aborda la leçon sur le désir, elle voulut contourner la question sexuelle à laquelle ce terme renvoie inévitablement notamment pour de jeunes adolescents. Ce fut au moins l’occasion d’allumer une certaine lueur dans la froideur de leur regard et d’échauffer sinon leurs esprits, tout au moins leurs corps.

Le soir de cette leçon, l’élève le plus apparemment rétif, un brun aussi ténébreux que son ange était blond, frappa à sa porte. L’avait-il suivi dans l’après-midi pour savoir où elle résidait ? Elle lui ouvrit sans imaginer ce qu’il venait chercher. Malgré ses frasques de l’année précédente, et sous ses airs parfois rebelles, elle avait gardé, une candeur enfantine. Il s’assit sur le lit sans rien dire. Il était rouge, ses yeux de braise semblaient préméditer un crime. Elle commençait à prendre peur quand il se rua sur elle. Elle voulut se dégager. Il suait de rage et de désir et en un geste brusque, il la plaqua au sol, lui arracha ses vêtements et la pénétra furieusement, jouissant presque aussitôt. Il s’affala sur elle, se releva, alluma une cigarette, et le regard menaçant lui intima l’ordre de se taire. Elle en avait connu bien d’autres des amours coupables avec ses élèves ! S’il savait, pensait-elle… C’est vrai que cette fois, il s’agissait purement et simplement d’un viol. Elle le rassura à moitié, afin de profiter de sa peur pour prendre un peu d’ascendant. Il faut croire qu’elle y réussit puisqu’il devint son élève le plus attentif sans plus jamais venir l’importuner et le climat de la classe s’en ressentit.

Comme l’année précédente, ses collègues l’ignoraient. Sauf un, dont elle s’aperçut au bout d’un mois qu’il la regardait, la fixait même d’un air gourmand et quelque peu allumé. Il était professeur d’arts plastiques et son épouse, une très belle femme, enseignait le français. Lui était petit, un peu rond. Il ressemblait au sculpteur César.

Un jour, en salle des professeurs, il l’aborda. C’était un matin à la récréation de dix heures. L’un et l’autre avaient terminé leur journée. Il lui proposa de venir boire un café chez lui. Elle savait pertinemment qu’il allait se passer des choses, mais refusait d’en prendre conscience et voulait se convaincre d’un intérêt innocent, ou, pourquoi pas, culturel. Sa mauvaise foi évidente ou son ambivalence firent qu’elle se laissa faire sans broncher, mener jusqu’à sa chambre où il la coucha, la déshabilla entièrement et la regarda, elle, son buste, ses hanches, son sexe offert, ses jambes, comme pour la sculpter. Elle devait être consentante puisqu’elle sentit le bas de son ventre s’ouvrir et désirer chaudement l’apaisement. Alors, il sortit son sexe qui lui faisait mal, engoncé dans son pantalon, puis fourra sa tête entre ses cuisses et se mit à la lécher du plus bas au plus haut la pénétrant doucement d’un doigt pour que l’entrée s’élargisse et devienne glissante. Tendue sous le plaisir elle gémissait. Le barrage de sa rivière allait céder enfin et inonder le drap quand il lui mordit le clitoris. Elle se répandit et elle s’entendit chanter longuement très haut et très fort dans une extase de sensations qu’elle ne connut jamais avec un autre homme aussi intensément. Il la pénétra alors et jouit à son tour. Elle le retrouva ainsi toute l’année, le mercredi à dix heures. C’était à chaque fois le même rituel.

Jamais, elle n’osa l’interroger, sur lui, sur sa vie, ni même évoquer cet adultère.

Des années plus tard, elle comprit qu’elle avait été comme une pâte à modeler au gré de leurs désirs, partagée entre un corps qui dit oui et un esprit qui dit non, mais qui se tait.