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“Je suis un mort qui se voit dans un miroir”

Voici un chapitre du dernier livre de Jacob Rogozinski, Le moi et la chair : Introduction a l’ego-analyse, Cerf, 2006.

 

          Un tableau du XVIe siècle, attribué au peintre Furtenagel, nous présente un couple, les époux Burgkmair, dont la femme tient à la main un miroir portant l’inscription “Connais-toi toi-même”. (1) Ce n’est pas leur reflet que nous apercevons cependant dans ce miroir, mais leurs crânes décharnés. Allégorie classique des “vanités” qui ne nous aurait guère retenu, n’était ce détail : loin de se laisser fasciner, comme on pouvait s’y attendre, par l’emblème de leur mort, ce n’est pas leur reflet que fixent les personnages – c’est nous qu’ils regardent. Selon l’agencement subtil d’un piège à regard, où c’est le nôtre qui se laisse capturer par celui de ces morts-vivants et, comme par ricochet, irrésistiblement détourner vers la glace ; si bien que nous contemplons maintenant notre propre mort à leur place, par un étrange chassé-croisé où les spectateurs et les personnages, les vivants et les morts, les visages de chair et les squelettes, le tableau et le miroir échangent leurs positions, vertigineusement. Ce que le peintre nous fait voir ici, l’une des écritures les plus risquées de notre temps ne l’a pas méconnu : “Je suis donc mort, écrivait Jean Genet. Je suis un mort qui voit son squelette dans un miroir”. Nous retrouvons la même vision, à peine transposée, dans la préhistoire de la découverte freudienne. Anna O., la patiente de Breuer, s’évanouissait dès qu’elle pénétrait dans une certaine pièce. L’hypnose finira par donner la clé de l’énigme : lorsqu’elle y était entrée pour la première fois, “elle avait aperçu, dans la glace posée en face de la porte, un visage blême, non pas le sien, mais celui de son père avec une tête de mort”. (2) Alors que le peintre tentait de figurer l’impossible expérience de se voir mort, l’hystérique, pour sa part, ne reconnaît pas (ou refuse de reconnaître) son visage de cadavre, dénie son angoisse de mort en la projetant sur un autre, en substituant à son image celle de son père. Pourtant, pas plus qu’Anna, les époux Burgkmair n’arrivent à soutenir l’épreuve puisque, détournant leur regard vers le spectateur, ils essayent en quelque sorte de se défausser sur lui de leur mort. Au moins le peintre, en mettant en scène leur ruse dans un montage pictural, l’aura-t-il donnée à voir et ainsi désamorcée…

          Comment parvenir à se voir mort – ou à se dire mort ? Comment proférer l’indicible énoncé “je suis mort” sans se dissoudre aussitôt en charogne ? Quel Œdipe intrépide saurait affronter l’énigme du miroir et, sans s’y aveugler, arriver à se reconnaître dans sa vérité mortelle ? Dans l’un de ses premiers séminaires, Lacan s’efforce de montrer que le moi se fonde sur une illusion “imaginaire” et il insiste sur la relation fondamentale qui se noue entre le moi et la mort. C’est dans ce contexte qu’il se réfère à la nouvelle de Poe : l’histoire de Valdemar nous révélerait la vérité de la vie, la soumission à la mort d’une vie qui “ne songe qu’à mourir”. (3) Nous retrouvons ainsi chez Lacan ce geste paradoxal déjà repéré chez Heidegger et la plupart des penseurs contemporains : lui aussi associe l’énoncé “je suis mort” à l’annonce de la mort du Je, à sa destitution. Ce qui fait sa singularité et le distingue des autres égicides, c’est qu’il recherche l’origine de l’illusion d’être moi et croit la trouver là même où les Burgkmair désignaient leur sinistre reflet – dans le miroir. C’est là que chacun de nous, aux premiers temps de sa vie, accéderait à la conscience trompeuse d’être un moi. Il est arrivé à Lacan de définir l’analyste comme un miroir tendu devant l’analysant, non un “miroir vivant” mais un “miroir vide”, “miroir sans éclat (montrant) une surface où ne se reflète rien”. (4) Comme il soutient également que la cure psychanalytique consiste en une “subjectivation de sa mort” (E, p. 348), il n’est pas interdit d’identifier le vide de ce miroir sans reflet à celui de la mort. Le tableau de Furtenagel vaudrait alors comme une allégorie de la psychanalyse… Wo Es war, soll Ich werden (5) – cette phrase de Freud que Lacan n’a cessé de retraduire et de commenter peut aussi s’entendre en ce sens : “Oui, c’est ainsi que Je viens, là où c’était : qui donc savait que J’étais mort ?” (E p. 802). Ainsi la psychanalyse se soumet-elle à la loi de Valdemar. Est-ce la seule compréhension authentique du soll Ich werden, de l’impératif freudien de devenir moi ? D’où provient cette omniprésence de la mort dans la pensée de Lacan ? Et de quel droit réduit-il le moi à une simple illusion ? Cet égicide n’est-il pas voué à l’échec, comme nous l’avions déjà constaté chez Heidegger ? L’ego ne fera-t-il pas retour dans sa pensée, comme un reste impossible à éliminer, un spectre qui revient hanter la psychanalyse lacanienne ?

 

 

Le stade du mouroir

 

          Il faut en revenir au point de départ de l’œuvre de Lacan, à sa célèbre théorie du stade du miroir. C’est elle qui le conduit à affirmer que le moi est un “mirage”, un leurre de l’imaginaire : elle est au cœur de l’égicide lacanien. Il ne s’agit d’ailleurs pas d’une découverte personnelle de Lacan, qui l’avait empruntée (sans le dire…) au psychologue wallon. Celui-ci avait remarqué que, à la différence du singe de même âge ou d’autres animaux, l’enfant humain parvient à partir du sixième mois de sa vie à se reconnaître dans un miroir, ce qui l’aide à construire l’image de son corps. S’emparant de cette observation empirique, Lacan l’élève au rang d’une “structure ontologique du monde humain” : il en conclut que l’enfant s’identifie à son image spéculaire et il repère dans cette identification l’origine même du moi, la matrice où “le je se précipite en une forme primordiale” (E, p. 93). Il s’agit d’une identification originaire : avant l’expérience cruciale du miroir, il n’y avait pas de moi ni d’image unitaire du corps, mais l’enfant s’appréhendait comme un corps morcelé. Je n’arrive à surmonter ce morcellement primitif qu’en m’identifiant à une image c’est en cela que le moi est imaginaire – et je ne serai jamais “moi” que par l’intermédiaire de cette image extérieure. Car ce reflet que je découvre au miroir est certes mon image, mais telle qu’elle m’apparaît au-dehors comme l’image d’un autre et en ce sens “l’Ego est toujours un alter Ego” (S II, p. 370) : en m’identifiant à cette image, c’est à cet autre que je m’identifie, si bien que je ne serai jamais moi-même -à jamais séparé de moi par ce double, cet “autre” étranger et familier qui est moi sans être vraiment moi. Ainsi le moi est-il “constitué en son noyau par une série d’identifications aliénantes” (E, p. 417), dans l’expérience d’une soumission intime à un autre, à un Maître ; et cette aliénation suppose une radicale méconnaissance, puisque je crois me reconnaître dans l’image de cet autre. On sait que, dans le mythe de Narcisse, cette fascination aveuglée pour son propre reflet va jusqu’à la mort et Lacan s’en autorise pour pointer le caractère à la fois meurtrier et suicidaire de notre relation narcissique au miroir : “voici donc liés le Moi primordial comme essentiellement aliéné et le sacrifice primitif comme essentiellement suicidaire : c’est-à-dire la structure fondamentale de la folie (…) cette folie par quoi l’homme se croit un homme” (E, p. 187). Le moi est fou, et c’est une folie que de croire au moi, de croire que je suis moi… Toute relation à un autre “réel” se fonde sur cette relation mortifère du moi à sa propre image – car ce double qui me fait face dans le miroir est plus moi que moi-même : je l’appréhende comme un rival qui tend constamment à m’évincer, à m’anéantir, et mes rapports avec autrui porteront à jamais la marque de cette folle lutte à mort. Lacan engage ainsi la psychanalyse dans la voie d’un égicide radical.

          Je voudrais montrer que la théorie du stade du miroir est vraie – au moins partiellement -, mais qu’elle a été faussée par l’interprétation qu’en donne Lacan à des fins polémiques. Car elle joue un rôle capital dans le retour à Freud qu’il amorce au début des années 50. Face à ceux qui prétendaient réformer la théorie freudienne en la recentrant sur le moi, qui se proposaient de “renforcer” le “moi faible du névrosé” pour qu’il s’adapte à la réalité sociale, il insiste sur la démarcation entre le moi et le “sujet vrai” de l’inconscient. Ce sujet “excentré”, il n’est pas question de le réadapter à la réalité, mais de l’amener “à reconnaître et à nommer son désir” et ainsi à “entrer en relation avec les vrais autres” par-delà les mirages de l’imaginaire. Disons-le tout net : ce prétendu “retour à Freud” nous conduit très loin de lui. Non seulement le fondateur de la psychanalyse ne connaissait guère la distinction du sujet et du moi que Lacan lui attribue généreusement, mais il concevait tout autrement le moi. Pour lui, loin de se réduire à sa seule dimension narcissique, le moi est cette instance de l’appareil psychique qui nous donne accès au monde extérieur et nous permet d’agir sur lui. L’impératif du soll Ich werden s’inscrit dans cette perspective : c’est la mission de la psychanalyse que de “fortifier le moi, de le rendre indépendant du surmoi, d’élargir son champ de perception et de consolider son organisation, de sorte qu’il puisse s’approprier de nouveaux fragments du ça”. (6) Et cependant, en dépit de cette divergence, le maître de Vienne et son disciple français s’accordent dans leur commun rejet de l’héritage de Descartes. Pour eux, l’existence de l’ego ne saurait être une vérité originaire qui “ne dépend de rien d’autre”, mais seulement le résultat d’une série d’opérations d’identification ; et il restera nécessairement subordonné à ces instances plus originaires (le “ça”, l'”Autre”…) dont il dérive. Lacan le constatait lucidement au moment d’exposer le stade du miroir : la conception que la psychanalyse se fait du moi “s’oppose à toute philosophie issue directement du Cogito” (E, p. 93). Ou Descartes, ou Freud : ou l’affirmation originaire de l’ego, ou sa dérivation à partir d’une autre instance – telle est l’alternative.

          À ce genre d’objections, Descartes avait déjà répondu. Lorsque Lacan prétend que la croyance au moi est une folie, il reprend à sa manière l’argument du Grand Trompeur qui “cherche à me persuader que je n’existe point”. Désormais, c’est le miroir qui prend la place du deceptor cartésien : nouvelle variante du Malin Génie, qui s’expose à la même réfutation : si me fallit, Ego sum – pour que cet Autre puisse me tromper en me faisant croire que je suis moi-même, il faut bien que je sois. Tel est le point aveugle de la théorie du stade du miroir, la question que Lacan n’a jamais voulu poser : qui doit être ce voyant anonyme pour pouvoir se reconnaître dans son image et s’y reconnaître comme moi ? Qui s’identifie à ce reflet, si ce n’est moi, un moi plus originaire que l’identification censée le constituer ? Un ego qui ne se réduit pas pour autant au moi psychologique, au moi-dans-le-monde plus ou moins adapté à la société : un Je sans qualités, sans représentations psychiques refoulées, sans aucun rapport préalable à un Autre ou à des objets. La théorie du stade du miroir laisse ainsi ouverte la possibilité d’un Ego primordial qui ne serait pas issu d’une identification aliénante. Car il y a plusieurs manières d’être “je” et Lacan le savait très certainement. Dans ses premiers séminaires, il présente en effet le sujet de l’inconscient comme un Je, mais un Je qui “n’est pas moi” (S II p. 59-60). C’est ce sujet d’abord anonyme et muet qui, à la fin de l’analyse, prendra la parole en disant je : là où était un sujet silencieux, là le Je doit venir et se nommer. Si ce sujet arrivera finalement à dire Je, ne faut-il pas que cette possibilité lui appartienne depuis l’origine ? qu’il soit toujours déjà moi ? que le Je l’ait en quelque sorte précédé pour pouvoir resurgir et se nommer au terme de la cure ? Comme le Dasein “toujours mien” de Heidegger, le je-sujet n’est pas moi, mais il n’est rien d’autre que moi. C’est précisément cela – l’affirmation d’un ego originaire – que Lacan se refuse à admettre. Pour éviter toute confusion entre le sujet et le moi, il ne lui reste alors qu’une solution : évacuer toute référence au moi, cesser de désigner le sujet de l’inconscient comme un je. Il va le définir désormais comme “un sujet acéphale, un sujet qui n’a plus d’Ego” (7), un sujet “barré” qui n’est plus personne, un X, un lieu vide, une “subjectivation sans sujet”… (8) Le voilà qui, à trente ans de distance, s’engage dans le même chemin que Heidegger : pour échapper aux difficultés provoquées par l’égicide, il le radicalise, et s’enfonce dans une impasse toujours plus profonde.

          Autant de difficultés qui s’enracinent dans sa conception du stade du miroir. C’est à la vue que Lacan confère le pouvoir de générer le moi ; c’est la possibilité de se voir soi-même qui détermine le trait fondamental du moi, sa transcendance – car je ne suis moi qu’en m’identifiant à une image qui se tient toujours au-dehors, toujours au-delà de moi. Une “interminable extase” : il qualifie ainsi cette contemplation fascinée où l’enfant s’absorbe dans la vision de son reflet. De tous nos sens, la vue est en effet celui qui nous écarte le plus de nous-mêmes, nous projette au-delà de nous dans les horizons lointains du monde. Voilà pourquoi la conception “extatique” de la connaissance qui domine la philosophie occidentale depuis Platon aura tellement privilégié la vision, et Lacan vient s’inscrire dans cette tradition séculaire où le paradigme du miroir joue un rôle majeur. Il y a au moins deux façons de se représenter la vision : de manière classique, comme un œil recevant une lumière qui lui vient du dehors et lui permet de voir ; ou bien, dans l’Optique des modernes, comme un regard qui jaillit vers le monde, le scrute et l’inspecte pour y saisir tous les aspects du visible. Que la vision me soit donnée sans provenir de moi ou qu’elle surgisse de moi sans revenir vers moi, dans les deux cas elle se caractérise par un clivage entre son origine et sa destination, c’est-à-dire par sa transcendance. Nous savons désormais que, loin de fonder la possibilité de l’individuation, la logique de la transcendance tend à dissoudre la singularité de l’Ego dans l’économie générale du monde, à l’aliéner, à l’anéantir en le précipitant vers le néant de sa mort. La théorie lacanienne n’y fera pas exception. Certes, à la différence de Heidegger, elle ne suppose plus un sujet préexistant, un Dasein qui se transcenderait lui-même en se projetant vers le monde. C’est au contraire une image transcendante qui, venant de l’Autre, se porte vers le voyant pour lui imprimer la forme d’un corps et l’apparence d’un moi. On ne mettra donc plus l’accent sur la liberté de l’existant – “la liberté ?” s’emportait Lacan, “je n’ai jamais employé ce mot !” -, mais sur l’extrême passivité du sujet ou du moi, leur soumission aux différentes figures de l’Autre, leur aliénation originaire, insurmontable. De son image, le moi reçoit tout – et d’abord la possibilité illusoire d’être un moi : comment serait-il capable de s’en libérer ?…

          Si l’image se trouve investie d’une telle puissance, si elle parvient à créer le moi ex nihilo et à le captiver pour toujours, c’est qu’avant le miroir il n’y avait ni moi ni corps unifié -seulement le chaos d’un corps morcelé. Toute la démarche de Lacan repose sur un double postulat : (a) ce corps morcelé ne peut s’unifier par lui-même, se donner la forme d’un corps-un, d’un corps total, sans en passer par l’extériorité transcendante de l’Image ; et (b) il ne saurait parvenir à former de lui-même le noyau d’un moi. Si cela était possible, si le corps primordial pouvait se constituer par lui-même comme mon corps, il faudrait reconnaître que le moi préexiste au miroir et l’on ne pourrait plus le considérer comme un mirage de l’imaginaire. L’hypothèse ne sera même pas évoquée. Lacan ne pouvait pas envisager que le moi se donne à lui-même de manière immanente, sans dépendre d’aucun Autre. En posant que le moi se constitue par identification, sur le plan de la transcendance et dans l’horizon de la vue, il l’a condamné à une aliénation sans retour. L’expérience du miroir sera donc celle d’une servitude intime et “le moi est ce maître que le sujet trouve dans un autre, et qui s’instaure dans sa fonction de maîtrise au cœur de lui-même”. (9) Qui est ce Maître qu’implante en moi mon image ? Qu’ai-je donc vu dans le miroir, qui me glace de terreur et m’impose une soumission sans réserve ? Semblable à ces miroirs de sorcière où les nécromanciens évoquaient les spectres, le speculum lacanien nous dévoile soudain la grimace qui se cache sous les chatoiements de ses reflets : “l’image du maître que (le sujet) voit sous la forme de l’image spéculaire se confond chez lui avec l’image de la mort. L’homme peut être en présence du maître absolu. Il y est originellement (…) pour autant qu’il est soumis à cette image”. (10) Ce miroir est un mouroir : en m’y voyant, je me vois comme un fantôme qui contemple sa propre mort. Ces crânes que reflète le miroir des époux Burgkmair ou cette blême tête de mort qui se profile soudain dans la glace sous les yeux d’Anna O. ne manifesteraient pas une déviation pathologique de l’expérience humaine, mais en révèlent l’indicible vérité. Cette image de ma mort, c’est bien mon image, c’est moi. Le moi se présente ainsi comme “l’apparition la plus proche, la plus intime de la mort”, comme cette “béance par où se présentifie la mort” (S II, p. 245). Il ne suffit plus de dire que “je suis mort” – en vérité, je suis la mort.

          Difficile d’aller plus loin sur la pente de l’égicide. Mais de quel droit Lacan identifie-t-il mon image et l’approche sans visage de ma mort ? Par quelle magie parviendrait-on à se voir mort ? Comment la transcendance de la vision rejoint-elle l’invisible frontière où elle s’abolit dans sa nuit ? Une analyse plus précise du se-voir-soi-même et de sa relation à l’être-hors-de-soi du regard est ici nécessaire. Lorsqu’il critique le Cogito cartésien, il l’assimile à un “je me vois me voir”, à l’illusion de se voir voyant, illusion narcissique où disparaît le regard : si je peux voir mes yeux dans le miroir, jamais je n’apercevrai mon regard. Insaisissable, évanouissant, il s’échappe toujours au-delà du champ de vision et cette scission, cette “schize” entre l’œil visible et le regard voyant m’interdit de me voir moi-même en train de me voir. C’est le miroir lui-même qui se brise et Lacan paraît tenté, un bref instant, de remonter en deçà de la vue, vers une perception de soi plus proche de soi, plus “immanente” au corps, qui ne peut être que tactile : “je me chauffe à me chauffer, c’est là une référence au corps comme corps, je suis gagné par cette sensation de chaleur qui, d’un point quelconque en moi, se diffuse, et me localise comme corps. Tandis que dans le je me vois me voir, il n’est point sensible que je sois, d’une façon analogue, gagné par la vision. Bien plus, les phénoménologues ont pu articuler (…) qu’il est tout à fait clair que je vois au-dehors, que la perception n’est pas en moi (…). Et pourtant je saisis le monde dans une perception qui semble relever de l’immanence du je me vois me voir” (S XI, p. 76). Cette référence à la phénoménologie (élogieuse, pour une fois…) aurait pu l’amener à enraciner le Cogito dans l’expérience de se-toucher-touchant, dans ce que Merleau-Ponty nommait le chiasme tactile. Ce n’est pas cette voie qu’il choisit : à l'”immanence” illusoire du se-voir-voyant, il n’oppose pas une immanence plus originaire mais la transcendance du regard de l’Autre qui me cerne de toutes parts et précède ma propre vision (S XI, p. 69). C’est vers le champ de l’Autre que se déplace l’optique lacanienne, vers une transcendance plus radicale, plus étrangère. On aura encore l’occasion de le constater : ce décentrement vers l’Autre, vers toujours plus de transcendance, est la réponse qu’il apporte à chaque fois aux difficultés qui affectent sa conception du moi ou du sujet.

          En glissant ainsi de ma vision au regard de l’Autre, il évite de tirer les conséquences de sa critique du se-voir-voyant. Prise à la lettre, l’hypothèse d’une schize de l’œil et du regard tend en effet à ruiner la théorie du stade du miroir. Jamais je ne saisirai sur ces yeux éteints, ces froides billes de verre que je fixe dans la glace, l’éclat furtif de mon regard et il faut appliquer au miroir ce que Lacan disait du tableau : que le foyer central de la vision “ne peut qu'(y) être absent, et remplacé par un trou”, ce trou noir de la pupille “derrière laquelle est le regard” (S XI, p.100). Si je ne me vois pas me voir, il faut en conclure que je ne me vois jamais moi-même, que je ne perçois dans mon reflet que ma figure visible, celle d’une chose parmi les choses du monde, et non mon pouvoir de Voyant d’où rayonne l’Ego vivant que je suis. L’identification spéculaire se révèle impossible : trouée en son centre par l’effacement du regard, elle ne saurait constituer qu’un moi partiel et divisé, un moi-trou. Privé de regard, l’œil que je vois -que ce soit le mien dans la glace ou celui d’un autre- restera toujours un œil aveugle, un œil mort, l’œil d’un mort. Si l’image spéculaire me renvoie au Maître absolu, c’est que la scission de l’œil et du regard, pétrifiant mon reflet, a fait surgir à sa place l’image de ma mort – mais ce n’est là qu’une image et je ne peux me voir que comme si j’étais mort. Il n’est donné à personne de se voir réellement mort : un cadavre ne voit plus rien et ne se voit plus ; et ce n’est pas leur propre mort que contemplent Anna ou les époux Burgkmair, mais seulement une tache de couleur pâle sur le tableau, un reflet blême qui scintille à la surface du miroir. La théorie de l’identification spéculaire vient buter sur une double impasse : il est impossible de se voir voyant, c’est-à-dire vivant, et tout aussi impossible de se voir mort. Et néanmoins je me vois, je me reconnais dans ce visage aveugle, comme si je parvenais à y capter mon regard… Pour que je puisse m’identifier à mon reflet, lui transférer le caractère d’être à moi, d’être moi, il faut que je me sois déjà identifié à moi-même. Pour y reconnaître l’image de mon corps, je dois avoir demeuré dans ce corps, le vivre déjà comme le mien. La clinique nous apprend en revanche ce qui arrive lorsque cette auto-identification initiale, cette résidence charnelle n’ont pas lieu : incapable d’éprouver son corps de chair comme le sien, le psychotique ou l’autiste ne se reconnaît pas dans son reflet, s’angoisse de la Chose inconnue qui le fixe dans le miroir. Comme son propre regard lui échappe, il ne parvient pas non plus à reconnaître dans l’œil d’un autre le regard vivant qui l’habite : “au lieu de voir l’autre, déclare un schizophrène, je ne vois que la surface de ses yeux” ; et d’autres patients évitent de croiser le regard d’autrui “à cause du trou noir au milieu” ou parce que “la mort (les) regarde fixement dans les yeux”. (11) À cette expérience-limite, celle de la folie, la thèse de Lacan convient parfaitement. S’accorde-t-elle aussi à notre expérience commune ? Cette face de Méduse qu’il avait cru découvrir au cœur du miroir, est-il vrai qu’elle hante sourdement notre reflet ?

          Osons le dire : ces brillantes analyses, où le génie de Lacan éclate à chaque page, sont fausses. Fascination, impuissance, paralysie, terreur, tels sont les termes qu’il emploie pour décrire la capture hypnotique du moi par son image. Le corps morcelé ne pourrait espérer sortir de sa dispersion chaotique qu’en se laissant sidérer par l’effrayant regard qui le fixe depuis le miroir… Confrontons cette théorie à l’expérience effective de l’enfant ou à celle de psychotiques en cours de thérapie, s’efforçant de restructurer leur image décomposée : même si l’angoisse y affleure parfois, ce n’est pas dans une soumission terrifiée qu’ils abordent le miroir, mais au contraire dans une intense activité d’exploration motrice, d’expérimentation joyeuse des postures, des gestes, des rythmes, des perspectives spatiales. Ainsi, les enfants “normaux” décrits par Wallon s’exercent à répéter des gestes devant le miroir, jouent avec leur image, la touchent, l’embrassent, etc. De même, une petite psychotique de quatre ans qui esquivait d’abord le miroir va assumer progressivement l’image de son corps au cours de son analyse, esquisse des gestes face à la glace, se déplace devant elle, essaye de comparer son image à celle de l’analyste. (12) Ce qui fait défaut à la conception de Lacan, c’est avant tout cette dimension du mouvement corporel qui sous-tend le processus de reconnaissance et d’identification à l’image. Qu’il soit partiel ou total, encore morcelé ou déjà unifié, contemplé narcissiquement dans le miroir ou structuré symboliquement par le signifiant, le corps lacanien est toujours immobile, figé, pétrifié comme par un arrêt de mort. Toute autre était la position de Freud qui mettait l’accent sur la motilité du corps et ses “décharges motrices”, sur l’importance des impressions tactiles dans la genèse du moi. En se centrant sur le seul horizon de la vue et en le réduisant à une fascination hypnotique, Lacan aura manqué la vérité du corps, ce corps-mouvement qui se touche, se palpe, s’étreint et commence déjà, bien avant l’épreuve du miroir, à surmonter son morcellement initial.

          Cette mouvance du corps vivant, se déploie-t-elle sans moi ? La genèse du moi débute-t-elle uniquement avec l’identification imaginaire ou faut-il envisager des noyaux pré-spéculaires du moi ? Puisque Lacan en appelle constamment à l’expérience, restons pour l’instant sur ce plan. L’exemple des aveugles nous donne en effet un élément de réponse : si la thèse lacanienne était vraie, l’aveugle de naissance serait voué à la psychose, n’aurait jamais conscience d’être un moi ni d’avoir un corps. Or, nous savons que, même s’ils mettent plus de temps à différencier leur corps des objets extérieurs et du corps des autres, les enfants aveugles y arrivent malgré tout et accèdent sans difficulté à la fonction psychique du moi. Celle-ci doit donc s’enraciner en deçà du miroir, dans les expériences sensorielles et affectives auxquelles l’aveugle-né a accès, celles d’un ego tactile, d’un moi-corps en mouvement qui touche et se touche, mais aussi d’un moi qui entend la voix des autres et sa propre voix. Chaque affect, chaque strate du champ perceptif, chaque parcelle du corps morcelé serait déjà habitée par un moi tout aussi parcellaire, mais qui s’efforce de rejoindre les autres éclats de moi, de s’unir à eux, de constituer avec eux des champs d’expérience toujours plus amples, des phases temporelles toujours plus longues et continues. Le stade du miroir n’est qu’une phase au sein de ce processus. En identifiant ma chair “ici” et mon reflet “là-bas”, mes impressions motrices immanentes et une image visuelle transcendante, il entrelace le tactile et le visible, m’offre un nouvel accès à mon propre corps et au corps des autres. Miroir vivant et non miroir “vide”, miroir de vie qui réfléchit le mouvement d’un moi vivant et lui permet de se déployer dans le monde. Wallon l’avait mieux compris que Lacan : selon lui, il permet avant tout à l’enfant de se distinguer de son image, et ainsi d'”unifier son moi dans l’espace”, de “se saisir lui-même comme un corps parmi les corps”. (13) Ce qui veut dire que le miroir n’est pas un leurre, qu’il me délivre au contraire de l’illusion de réalité qui s’attachait d’abord à mon image, m’amène à mieux différencier la réalité et l’imaginaire, à ne plus envisager mon reflet comme un double, un rival, mais comme une simple image qui est aussi mon image.

          Qu’en est-il alors de l’aliénation, de la soumission au Maître qui caractérisent selon Lacan la phase du miroir ? Comment s’accordent-elles avec cette dés-illusion où l’enfant s’émancipe du prestige de l’image ? Certains psychanalystes en proposent une interprétation tout à fait différente : cette phase ne marquerait pas le début d’une identification aliénante, mais “le point culminant d’un long processus de projection dont le but est de constituer dans sa différence le visage de l’autre auquel le sujet s’est d’abord identifié”. (14) Durant les premiers mois de sa vie, l’enfant s’identifierait en premier lieu au sein et au visage de sa mère, identification primordiale où le visage maternel recouvre tout le champ du visible et se confond avec le sujet lui-même. Il n’arriverait à dépasser cette aliénation originelle qu’en parvenant enfin à reconnaître son propre visage dans le miroir, à le différencier de celui de sa mère : c’est la reconnaissance spéculaire qui “vient interrompre l’identification primordiale au visage de l’autre”, accomplit “une désidentification du visage de la mère, suivie d’une identification à un autre visage qui est le sien propre”. (15) Ainsi s’expliquent à la fois la jubilation triomphante de l’enfant quand il se délivre de sa capture dans l’image de l’autre, et son angoisse dépressive provoquée par cette désidentification, où il appréhende la possibilité de sa disparition, d’une séparation définitive avec la mère. Il y aurait donc un tiers plus originaire que le signifiant paternel ou la loi de l’Œdipe, et ce serait le miroir lui-même, la projection d’une image du corps propre venant s’interposer entre le corps de la mère et celui de l’enfant. L’imaginaire ne serait plus seulement le foyer de l’illusion, de l’aliénation, mais aussi la condition de la vérité, de la venue à soi d’un moi vrai. Certes, cette désaliénation s’accompagne d’une nouvelle identification à une image extérieure. Ce qui ne doit pas nous étonner : dans la transcendance du monde, l’ego ne fait jamais que passer d’une identification aliénante à une autre – et pourtant, ces identifications n’ont pas la même portée, n’affectent pas de la même manière sa singularité. En s’identifiant désormais à l’image de son propre corps, il ne se laisse plus capter par celui de la mère, commence à se dégager de son emprise, de l’illusion d’une unité fusionnelle avec l’autre : il commence à s’affirmer lui-même dans l’horizon du visible. Traversé par la vérité, travaillé par elle, le “stade du miroir” est le lieu de ce décèlement, de cette délivrance.

          Il est donc difficile de suivre Lacan lorsqu’il détermine le stade du miroir comme la matrice imaginaire du moi et le prototype de toute identification. Sur ce point, il s’écarte d’ailleurs de Freud qui admettait la possibilité d’une identification originelle, “préalablement à tout choix d’objet”. Ni spéculaire ni symbolique, il s’agit d’une identification affective qui constitue “la forme la plus originaire de la liaison à l’autre”. (16) Cela, Lacan ne pouvait l’admettre, car il refuse de reconnaître une affectivité plus originaire que toute relation au signifiant. Et cependant, tout comme son disciple français, le fondateur de la psychanalyse considérait le moi comme le résidu d’une série d’identifications élémentaires. En nous ramenant toujours plus loin vers l’origine, vers l’énigme d’une incorporation primitive, d’une identification initiale (purement affective, fusionnelle, aveugle) au sein maternel, il ne fait que déplacer la difficulté. Il y reviendra encore dans une note rédigée juste avant sa mort : “l’enfant aime bien exprimer la relation à l’objet par l’identification : je suis l’objet (…). Le sein est un morceau de moi, je suis le sein. C’est seulement plus tard que je l’ai, c’est-à-dire que je ne le suis pas”. (17) Ce qui soulève à nouveau la même question : pour que je sois le sein, ne faut-il pas d’abord que je sois ? Pour que je puisse m’identifier au sein ou au visage de ma mère, à l’image de mon corps ou au nom de mon père, ou encore aux héros que je me suis choisi, il faut bien qu’un je précède ces identifications, que mon ego soit venu à lui-même avant tout rapport à l’Autre. Que peut signifier cette préexistence ? N’allons-nous pas retomber dans d’obscures spéculations sur une “subjectivité” intra-utérine, sur le “narcissisme primaire” du fœtus ? Écartons cette méprise : le caractère originaire du moi ne doit pas s’entendre comme un état originel situable dans le temps du monde. La venue à soi de l’ego “précède” sa venue au monde et ses premiers contacts avec les autres comme une condition précède ce qu’elle rend possible, comme le point-source d’une genèse immanente, d’une “création continuée” qui commence et recommence à chaque instant dans le champ d’immanence du moi. Faute d’avoir atteint ce plan, Freud se condamnait à confondre l’originel et l’originaire, à rechercher la source du moi toujours plus loin, plus en amont dans ma petite enfance, à m’aliéner à un Autre plus ancien que moi. Sans qu’il n’ait jamais envisagé la possibilité d’une identification primordiale du moi à lui-même, d’une auto-identification originaire qui serait la condition de tout rapport à l’Autre. A-t-on encore affaire ici à une identification aliénante et en quel sens ? Quel rapport y a-t-il entre cette auto-identification et les identifications successives à un Autre étranger que décrit la psychanalyse ? À de telles questions, ni Freud ni Lacan ne donnent de réponse. Nous devons pourtant nous y confronter, si nous voulons décrire la genèse immanente du moi et, au sein de cette genèse, dégager la vérité du stade du miroir. Car il faut aussi se demander pourquoi nous ne cessons de nous identifier à ces figures scintillantes qui, au fond de la caverne où nous sommes captifs, se projettent sur l’écran du fantasme ou la scène du Spectacle.

 

“Qui donc savait que j’étais mort ?”

 

            La conception lacanienne de l’imaginaire souffre de deux défauts : non seulement il est impossible d’accéder au stade du miroir, mais il est tout aussi impossible d’en sortir. Impossible de s’identifier à une image qui n’est pas mon image, puisque je n’y vois pas mon regard de voyant ; et, à supposer que l’identification ait pu se produire, impossible de la dépasser, de se différencier de ce double que je suis. Lacan en avait pris acte en reconnaissant le caractère irréductible des illusions du moi et de la conscience : à ceux qui lui demandaient s’il était possible de “faire sortir quelqu’un de sa conscience”, il répliquait, avec l’ironie grinçante qui était la sienne, “je ne suis pas Alphonse Allais, qui vous répondrait : l’écorcher”. (18) À moins de se laisser écorcher vif, on voit mal comment le sujet pourrait se dégager de sa clôture narcissique et, au terme d’une analyse, s’adresser enfin à l’Autre en vérité. En concevant d’abord la cure à partir du stade du miroir, comme une projection d’images inconscientes sur ce “miroir vide” qu’est l’analyste, il risquait de la rendre interminable. Pour sortir de cette impasse, il fallait, comme Alice, passer through the looking-glass, rechercher un au-delà de l’imaginaire. Car la relation imaginaire est sans issue, champ clos d’une joute mortelle entre le moi et son autre. Alors que Wallon mettait en avant la fonction intégratrice de la reconnaissance spéculaire, la dés-illusion qu’elle provoque chez l’enfant en le réconciliant avec son image, Lacan insiste au contraire sur la rivalité qui m’oppose à mon double. C’est qu’il l’aborde à travers une grille philosophique, qu’il applique au stade du miroir un scénario hégélien, l’interprète comme une “lutte à mort pour la reconnaissance”. De l’impossible vision de ma mort qui s’esquissait dans le miroir, il glisse ainsi à la possibilité du meurtre : si je ne parviendrai jamais à me voir mort, sans doute puis-je anticiper la rencontre du Maître absolu dans le regard de l’autre qui s’apprête à me tuer. Ce qui ne peut que renforcer les tendances égicides de la psychanalyse lacanienne : pour Hegel, c’est parce que le moi n’est rien qu’il doit en passer par la lutte et le meurtre pour accéder à la conscience de soi. Pour permettre une véritable reconnaissance, il faut en effet que la lutte aille jusqu’à son terme, jusqu’à la mort de l’un des combattants. Mais cela supprime la possibilité même de la reconnaissance : pas plus que je ne peux me voir mort, je ne puis être reconnu par un mort, me mirer dans ce miroir aveugle qu’est l’œil d’un mort. En tuant son double, le moi s’interdit de s’identifier à lui et par là même de s’identifier en tant que “moi” : comme ce William Wilson dont Poe nous conte l’histoire, le meurtre de son rival l’anéantit lui-même et la relation imaginaire s’achève dans une impasse suicidaire. (19)

            Là où cela était, la folie du moi, il me faut advenir comme sujet, me déprendre des mortels prestiges de l’Image, dépasser le stade du miroir. Il ne saurait être question pour Lacan de revenir en deçà du miroir, vers l’expérience immanente d’une vie invisible qui supporte la transcendance du regard et l’anime secrètement : de cette expérience, il n’a rien voulu savoir. La seule issue qu’il puisse envisager consistera à passer au-delà de l’imaginaire dans la ligne même de l’imaginaire, en radicalisant sa transcendance extatique. Car la vision est infidèle à sa propre transcendance et l’altérité indigente qu’elle génère n’est jamais assez autre, ne m’arrache pas assez à moi-même et à ma folie narcissique. Il s’en ira donc en quête d’une altérité plus radicale, d’un “Autre absolu”, “au-delà de tous les autres” imaginaires, et c’est ainsi que ce personnage fameux, le Grand Autre symbolique, fera son apparition dans son œuvre, solution de détresse destinée avant tout à surmonter l’absence d’issue de la relation imaginaire. Aussi cette nouvelle version de l’Autre dépend-elle étroitement des termes de l’aporie qu’elle est censée lever et elle la reproduira en toutes ses déterminations, comme tiers s’interposant dans le rapport spéculaire, comme garant du pacte qui pacifie la lutte à mort et comme enjeu d’une parole de vérité. C’est du miroir qu’il faut repartir, de cette fascination où, capté par son reflet, l’enfant risque de sombrer. Lacan avait d’abord cherché dans la relation spéculaire elle-même une “fonction d’exclusion” capable de contrer cette capture, d’aider le moi à se différencier de son autre, à fixer son image. (20) Le moi serait donc capable de se délivrer par lui-même de sa capture par l’image… Sans doute était-ce trop accorder à l’ego, et cette thèse sera vite abandonnée. Désormais, c’est à un tiers extérieur que Lacan aura recours, à cet autre qu’est le parent, l’adulte accompagnant l’enfant auprès du miroir et vers lequel notre chérubin se retourne pour quémander une parole, un geste, un regard, le moindre signe capable de le distinguer de son double. (21) C’est ce geste libérateur, où l’Autre me démarque de mon double imaginaire qu’il va assimiler à l’einziger Zug freudien, au “trait unaire” de l’identification qui constitue le sujet. Aussi mythique qu’elle puisse paraître, cette nouvelle conception du stade du miroir indique néanmoins le chemin d’un au-delà du narcissisme, d’une alternative possible à la lutte à mort. Reconstruisant à sa manière la dialectique hégélienne du maître et de l’esclave, Lacan suppose qu’un pacte préalable a été passé, au moins tacitement, entre les combattants pour s’engager à laisser la vie sauve au vaincu -“car il faut bien en fin de compte que le vaincu ne périsse pas pour qu’il fasse un esclave. Autrement dit, le pacte est partout préalable à la violence avant de la perpétuer, et ce que nous appelons le symbolique domine l’imaginaire, en quoi on peut se demander si le meurtre est bien le Maître absolu” (E, p. 810). Un tel accord exige en effet d’être garanti par la médiation d’un Tiers, par la parole d’un Autre qui ne prend aucune part à la lutte et l’emporte ici sur le Maître hégélien.

          Qui est l'”Autre symbolique” invoqué par Lacan, cet Autre véridique, garant de toute vérité ? Personne d’autre que le Dieu de Descartes. C’est dans son séminaire sur les psychoses que Lacan introduit cette référence au Dieu cartésien, à un Autre vrai qui nous préserve du Malin Génie de la folie. L’expérience du psychotique nous montre ce qu’il advient lorsque ce point d’ancrage fait défaut : “dans la parole délirante, l’Autre est exclu véritablement, il n’y a pas de vérité dernière” (S III, p. 64) et seule subsiste la figure persécutrice du Dieu Menteur, d’un dieu fou qui règne sur le délire. De ce désastre, seule peut nous sauver l’assignation d’un point de vérité, l’affirmation “qu’il y a quelque chose qui est absolument non-trompeur” (p. 76-78). Pour Lacan, cette vérité radicale n’est pas celle de l’ego, mais de l’Autre, c’est-à-dire ici de Dieu. C’est malgré tout l’affirmation d’un ego qu’il découvre sous le nom de “Dieu”, d’un Dieu qui dit je suis. Ce qui lui permet de nouer la question de la vérité à l’affirmation d’un sujet capable de dire je, celui dont la voix s’adresse à Moïse à travers les flammes du Buisson. Selon lui, le message du Sinaï désigne le Je comme le “fond dernier” de toute parole et de toute vérité : il permet d'”énoncer dans le Je ce qui donne proprement le fond de la vérité en tant qu’elle parle”. (22) On ne dira donc plus que “je est un autre” – mais plutôt que l’Autre est celui qui dit je, et peut le dire en vérité. Certes, le Je primordial dont il s’agit ici n’est pas le moi narcissique du stade du miroir, et pourtant il n’est rien d’autre que moi. Il est le Ich de l’impératif freudien, le je-sujet qui sort enfin de son silence au terme de l’analyse et ce dire-je est vrai, il est la condition ultime de toute vérité. Moi, l’Ego, je suis la vérité – et la vérité elle-même, lorsqu’elle s’énonce, dit toujours moi. C’est ainsi qu’il convient d’entendre la célèbre sentence lacanienne “moi la vérité, je parle”.          

          Il faudrait alors se demander comment la vérité de l’Ego peut, entre le souffle et le cri, affleurer dans sa parole. S’interroger sur ce que Merleau-Ponty nommait “l’effrayante naissance de la vocifération”, sur l’énigme de la voix. Ce n’est pas dans cette direction que Lacan s’est engagé : il érige en effet le langage en “condition radicale” de toute parole, aussi créatrice soit-elle (S II, p. 360), et ses références à la “parole vraie” se feront de plus en plus rares et narquoises. C’est ce primat du langage qui définit la conception lacanienne de l’ordre symbolique. Emprunté à Lévi-Strauss, ce terme désigne ici la structure même du langage, le système total des signifiants, des marques phoniques ou graphiques dont l’enchaînement génère le signifié, c’est-à-dire le sens ; et c’est cette “chaîne signifiante” qu’il va identifier (un peu rapidement) à l’inconscient de la psychanalyse. En célébrant ces noces baroques de Freud et de Saussure, il croit avoir trouvé enfin une issue à l’impasse de l’imaginaire -car “le symbolique domine l’imaginaire” et s’oppose à lui comme le “lieu de la vérité” au règne de l’illusion, comme le pacte qui fonde la coexistence s’oppose à la lutte à mort. Si l’espace imaginaire est celui du moi, de sa rivalité avec ce “petit autre” qu’est son double spéculaire, le symbolique se définit en revanche comme le champ du sujet, déterminé par sa relation au grand Autre, c’est-à-dire à l’inconscient lui-même, un inconscient “structuré comme un langage”. C’est cette démarcation du moi narcissique et du “sujet vrai de l’inconscient” qui va donner son statut définitif à l’égicide lacanien. L’on aurait tort de réduire cette théorie à son habillage structuraliste : sous ces termes linguistiques alors à la mode, c’est d’une transcendance toujours plus radicale que Lacan est en quête. La “parole vraie” restait encore trop proche de la vive voix d’un sujet singulier et sa vérité pouvait sembler dépendre d’un dire-je, d’un moi capable de prendre la parole. En revanche, l'”ex-sistence” (la position radicalement extérieure) qu’il attribue à la chaîne signifiante et la “relation extatique à l’Autre” qu’elle implique vont lui permettre d’accorder au signifiant une priorité absolue sur le sujet, d’aliéner le sujet au signifiant, d’éliminer du sujet la moindre trace de subjectivité vivante pour le réduire à un “sujet sans ego”. Qu’est-ce donc que le sujet selon Lacan ? Il est “ce que le signifiant représente pour un autre signifiant”. Toujours absent de son discours, le sujet est l’élément qui manque dans la chaîne signifiante et il ne parvient jamais à se dire lui-même, à s’énoncer dans la langue sans se laisser représenter par le signifiant qui se substitue à lui. Ce qui ne veut surtout pas dire que j’existais comme sujet avant que le signifiant ne m’évince : la “priorité du signifiant sur le sujet” implique que je ne sois rien avant que le signifiant “je” (ou n’importe quel autre signifiant censé me représenter) ne m’ait appelé à exister comme sujet. C’est pourquoi le sujet est entièrement soumis à cet Autre qui en est la cause : il n’existe que comme “sujet” du signifiant (au sens féodal de ce terme), assujetti à lui dans une aliénation sans retour. Si le signifiant représente le sujet, c’est toujours “pour un autre signifiant”, car il n’y a de signifiant qu’en réseau ou en chaîne, pris dans une structure qui le met en relation avec les autres. Il faut au moins deux signifiants pour engendrer un sujet : le premier signifiant le convoque, le fait surgir de son néant, par exemple sur le mode de la question, de l’appel, de l’interpellation (“hé ! vous, là-bas !”). Mais, dès que le sujet survient pour prendre la parole, le second signifiant s’empare de lui et le fige (“oui, vous, Untel !”) et “ce qu’il y avait là de prêt à parler (…) disparaît de n’être plus qu’un signifiant” (E, p. 840). En appelant le sujet à se présenter, le signifiant (1) l’aliène aussitôt au signifiant (2) qui le représente. Ecartelé entre les deux signifiants qui l’enserrent, invoqué par le premier pour être aussitôt révoqué par le second, il se déchire, s’éclipse, s’évanouit. Le sujet lacanien ressemble ainsi au danseur de corde du Zarathoustra : à peine a-t-il fait un pas que le démon du signifiant, qui se trouvait derrière lui, saute par-devant et le précipite dans l’abîme.

          Je l’avoue, j’ai longtemps admiré cette théorie pour son apparente rigueur et sa radicalité. Je la trouve maintenant profondément équivoque. Considérons à nouveau sa thèse fondamentale : le sujet est ce qui représente le signifiant pour un autre signifiant. On peut comprendre soit qu’il soutient le rapport du signifiant au signifiant en général, c’est-à-dire la chaîne signifiante comme telle ; soit qu’il est l’effet d’un rapport singulier entre deux signifiants eux-mêmes singuliers. Dans le premier cas, le sujet n’est que le subjectum, le support impersonnel du système signifiant. Se “subjectiver”, devenir sujet consisterait alors à s’insérer dans la chaîne, à s’identifier au réseau total des signifiants, c’est-à-dire à l’Autre -et une telle subjectivation revient à disparaître en tant que sujet singulier et vivant… Mais il est possible d’interpréter la formule canonique dans une perspective tout à fait opposée : elle définirait un sujet singulier, constitué dans son rapport à l’Autre par un “trait” unique, incomparable, par une relation à chaque fois différente à l’objet singulier de son désir. En ce sens, chaque sujet diffère des autres sujets et diffère aussi de l’Autre et il devient impossible de le considérer simplement comme le support anonyme d’une structure inconsciente. En effet, “le sujet est ce qui se nomme”, ce qui s’identifie à partir de ce “premier noyau signifiant” qu’est son nom. (23) Là où était la Chose innommable, il doit advenir comme un Je, prendre la parole en première personne, en son propre nom. Comment le pourrait-il, s’il n’était que le support vide d’une fonction universelle ? Entre ces deux perspectives, Lacan n’a jamais vraiment choisi : il oscille au gré des textes en le désignant tantôt comme un subjectum anonyme qui est l’Autre et tantôt comme une subjectivité vivante capable de dire je – avec une préférence marquée pour la première option. Même lorsqu’il tentera, dans les années 60, d’opérer un retour à Descartes, il réduira le Cogito cartésien à ce quasi-sujet impersonnel, un “je pense qui n’est pas Je” et sa relecture de Descartes s’achèvera par un égicide radical : Cogito, ergo Es, “je pense, donc il y a ça”. (24)

            Il savait bien cependant que ce quasi-sujet dissocié, évanouissant, simple jouet inerte du signifiant, n’a rien à voir avec le sujet vivant que je suis, un sujet capable de se nommer, d’inscrire son nom dans la langue, de se soustraire à l’emprise de l’Autre. Il avait compris que sa conception du symbolique comme structure sans sujet n’a rien à dire sur cette vie singulière qui se déploie entre l’événement de ma naissance et la possibilité de ma mort : “Il y a en effet quelque chose de radicalement inassimilable au signifiant. C’est tout simplement l’existence singulière du sujet. Pourquoi est-il là ? D’où sort-il ? Que fait-il là ? Pourquoi va-t-il disparaître ? Le signifiant est incapable de lui donner la réponse, pour la bonne raison qu’il le met justement au-delà de la mort. Le signifiant le considère déjà comme mort” (S III, p. 202). Un beau jour, le Président Schreber eut la désagréable surprise, en lisant son journal, d’apprendre la nouvelle de sa propre mort. Il y avait déjà un certain temps que Dieu, de sa “puissante voix de basse”, l’avait traité de “charogne” et que les rayons divins l’avaient métamorphosé en “cadavre lépreux”, attestant ainsi que le sujet de la psychose se vit comme toujours-déjà-mort. Son expérience hallucinée rejoint ici la fiction de Poe : ce qu’énonce son héros n’est pas seulement que “je suis mort”, mais un “je vous dis que je suis mort” – comme si c’était le fait même de le dire, de donner à son Je un accès au signifiant qui le livrait aussitôt à la mort. Valdemar est bien un héros lacanien. Il est l’un des noms possibles de ce sujet qui n’était rien avant d’être appelé par le signifiant et retombe dans le néant dès que le signifiant l’a convoqué. Plus je me “subjective” à la mode lacanienne et plus je m’anéantis comme sujet vivant… Si le moi imaginaire trouvait sa vérité dans l’impossible épreuve de se voir mort, le sujet du symbolique découvre la sienne dans cette profération d’outre-tombe qui traverse les lèvres exsangues de Valdemar : dans l’expérience tout aussi impossible de se dire mort. C’est une fois de plus la mort qui mène la danse : Wo Es war, soll Ich sterben, là où c’était, il me faut mourir.

          Dans la “lutte de géants” entre pulsions de vie et pulsions de mort, Freud avait choisi le parti de la vie, celui de “l’Éros des poètes et des philosophes qui fait tenir ensemble toutes les choses vivantes”, du désir qui interrompt et diffère notre inexorable “glissement vers la mort”. Il aurait été surpris d’entendre son disciple français lui attribuer la thèse d’une soumission absolue de la vie à la mort, et proclamer que le psychanalyste “ne doit connaître que le prestige d’un seul maître, la mort” (E, p. 348)… Pourquoi Lacan a-t-il ainsi inversé l’approche de Freud ? À cette question, une réponse s’impose : son insistance emphatique sur la mort lui vient de Heidegger. Dans son projet de re-fonder la théorie freudienne, il avait eu massivement recours à lui, allant jusqu’à identifier l’Autre à l’Être, le retour du refoulé à l’alèthéia et la pulsion de mort à l’être-à-la-mort du Dasein. (25) La cure analytique devient alors l’équivalent de la conversion à l’authenticité où l’existant s’assume comme ego moribundus -et cette thérapie qui devait nous délivrer des effets mortifères de la compulsion de répétition, de notre culpabilité inconsciente issue de la pulsion de mort, se transforme à son tour en prédication de la mort. On peut se demander si ces rapprochements hasardeux ne font pas violence à la fois à la pensée de Heidegger et à la psychanalyse. Mais sa fascination pour l’ontologie-thanatologie heideggérienne n’est pas seule responsable de cette dérive. Si Lacan peut assimiler le sujet du symbolique à l’être-à-la-mort, c’est que la mort régnait déjà sur sa pensée, qu’il avait interprété (en le dénaturant) le stade du miroir en termes de lutte à mort. C’est parce que le miroir nous expose à la rencontre du Maître absolu que “l’animal humain est capable de s’imaginer mortel” et “sans cette béance qui l’aliène à sa propre image, (sa) symbiose avec le symbolique n’aurait pu se produire, où il se constitue comme sujet à la mort” (E, p. 552). Lacan renonce donc à sa thèse fondamentale : ce qu’il avance ici, c’est que l’imaginaire précède le symbolique et le fonde radicalement. Il est remarquable que les mêmes termes qui qualifiaient naguère le double imaginaire se retrouvent ici pour désigner le rapport du sujet au signifiant qui le “pétrifie”, le “fige”, le voue à la mort (26), comme si la soumission du sujet à l’ordre symbolique ne faisait que répéter sur un autre plan la sujétion mortelle du moi à son reflet. En passant de l’imaginaire au symbolique, nous retrouvons les mêmes motifs -de l’identification extatique, de l’aliénation originaire, de l’exposition à la mort- qui régissaient déjà le stade du miroir. Les sortilèges du speculum n’ont pas été exorcisés et le symbolique, dont le “sujet vrai” était censé s’opposer en tout point au narcissisme du moi, nous apparaît en fin de compte comme son jumeau ou son double, son reflet en miroir. Il ne pouvait en être autrement : à l’aporie de la transcendance imaginaire, Lacan a tenté de répondre par une surenchère de transcendance, en substituant à l’extase spéculaire une autre extase plus radicale, sans s’apercevoir que c’était cette orientation vers la transcendance extatique qui précipitait sa pensée dans une impasse. Le passage de l’imaginaire au symbolique se borne donc à remplacer une identification aliénante par une autre et l’on voit mal comment le sujet pourrait se dissocier de l’Autre, puisque son aliénation est ce qui fait de lui un sujet. Il faut pourtant qu’une telle délivrance soit possible, sinon la psychanalyse ne serait que vaine imposture. Il faut que le sujet, au terme de la cure, “franchisse le plan de l’identification”, qu’il parvienne à se désidentifier de l’Autre. Mais comment le pourrait-il, s’il n’existe qu’en s’identifiant depuis toujours à lui ?

          Wo Es war, soll Ich werden : là où il n’y avait qu’un sujet aliéné à l’Autre, il faut que j’advienne, moi, comme sujet de mon désir. Ce qui suppose que l’aliénation ne soit pas le terme ultime de ma relation à l’Autre ; et cela, que tant de lacaniens oublient, Lacan le savait fort bien. À preuve ce passage du séminaire sur les Quatre concepts où, après avoir décrit la structure de l’aliénation, il introduit une “opération seconde” qu’il nomme séparation (S XI, p. 194-200). Au sens, précise-t-il, d’un se-séparer qui permet au sujet de se parer contre les coups de l’Autre, de se “mettre en garde” contre son emprise, et ainsi de “s’engendrer” lui-même (ce qui se dit, en latin, se parere…). La séparation s’amorce lorsque “pour se parer du signifiant sous lequel il succombe, le sujet attaque la chaîne en son point d’intervalle” (E, p. 843) qui est le point de défaillance de l’Autre, la faille de son discours. Entre le signifiant qui l’appelle et celui qui le fige, il y a en effet un écart, un bref instant de silence où le sujet peut se retourner vers l’Autre, s’adresser à lui, s’interroger sur son désir (“que me veut-il ?”) – mais sa question reste sans réponse. C’est dans cet espace ouvert par le silence de l’Autre qu’il parvient à se poser la question de son propre désir ; qu’il cesse de désirer uniquement ce que l’Autre désire -et c’est là qu’il “trouve la voie de retour de l’aliénation”. On voit mal cependant comment il réussirait à surmonter son aliénation, à revenir à soi en se séparant de l’Autre, puisqu’il n’était rien avant de s’y assujettir. Par quel miracle un sujet engendré par le signifiant et totalement aliéné à lui saurait-il desserrer l’étau de la chaîne signifiante ? Pour que la séparation soit possible, il faudrait que l’aliénation ne soit pas originaire, qu’un noyau primordial du sujet précède son identification à l’Autre, qu’il soit capable de résister à son emprise, comme l’Ego cartésien résiste à celle du Malin Génie. Cela, Lacan ne pouvait l’admettre, pas plus qu’il ne pouvait envisager un moi plus originaire que le stade du miroir. C’est son préjugé égicide qui le précipite dans une impasse : il prétend faire de la séparation un moment décisif de la constitution du sujet, alors que la situation du sujet lui interdit de se décoller de l’Autre. Absolument nécessaire, la séparation est aussi parfaitement impossible et, comme c’est elle qui devrait amener finalement l’analysant à donner congé à son analyste, on comprend que la cure tende à devenir interminable. Dès lors, le grand-prêtre de la psychanalyse peut régner sans partage, puisqu’il a éliminé par avance ce qui pourrait résister à son pouvoir, qu’il a réduit toute subjectivité vivante à un X exsangue, un spectre évanouissant semblable à ces “ombres d’hommes torchés à la six-quatre-deux” qui traversent les visions de Schreber.

 

 

Wo Ich war, soll Ich werden (retour à Freud ?)

 

            Avec le “retour à Freud” accompli par Lacan, c’est l’égicide qui triomphe en psychanalyse. Au lieu de libérer le Je-sujet de ses identifications aliénantes, on le soumet radicalement à l’Autre : là où j’étais, moi, c’est l’Autre qui advient pour m’assujettir… Pourtant, cette destitution de l’Ego échoue à l’éliminer totalement. Comme chez Heidegger, il réapparaît dans la pensée qui cherchait à l’écarter, ce qui la condamne à d’incessantes oscillations. Après avoir défini d’abord le moi comme une illusion imaginaire et le sujet du symbolique comme un Je distinct de ce moi, Lacan dénie ensuite que ce sujet soit un Je. Mais la même ambiguïté se retrouve dans sa conception du sujet, qu’il présente parfois comme une fonction universelle et neutre, et parfois comme une subjectivité singulière capable de se nommer, de dire je. L’étrange “retour à Descartes” qu’il effectue dans les années 60 ne lui permettra guère d’en finir avec ces équivoques, puisqu’il identifie dorénavant le sujet de la psychanalyse au cogito cartésien, tout en refusant de le considérer comme un Ego… Ce qui ne varie guère dans cette problématique est l’aliénation originaire, totale, insurmontable, du sujet ou du moi, l’identification aliénante qui l’assujettit à son double spéculaire ou à la chaîne signifiante. Que “je” sois défini comme un moi imaginaire, un je-sujet ou un sujet sans Je, je ne fais jamais qu’échanger une aliénation contre une autre. Autant de tentatives qui reviennent simplement à déplacer l’aporie initiale, en un jeu de main-chaude qui la fait passer de l’imaginaire au symbolique, puis du symbolique au “réel”, sans jamais réussir à la surmonter. Pourquoi courir toujours plus loin après une introuvable issue, alors qu’elle se trouve en amont, là où Lacan ne l’a jamais recherchée : en deçà du miroir et de son “interminable extase” ? C’est le privilège qu’il confère à la transcendance extatique de la vue qui le conduit à situer l’origine du moi hors du moi lui-même ; et le passage au symbolique maintient l’essentiel de ce dispositif, en substituant à l’extériorité de l’image celle du signifiant. Le moi ou le sujet sont déterminés comme les effets passifs d’une identification originaire à un Autre transcendant, ce qui leur interdit de se désidentifier, de se séparer de cette altérité étrangère, puisqu’ils n’étaient rien avant de s’aliéner à elle. Tant que l’on s’en tiendra à cette conception de l’identification, on tournera inlassablement dans un cul-de-sac. Toute identification consiste-t-elle nécessairement à s’identifier à un autre que soi ? Pour pouvoir s’identifier à cet autre, ne faut-il pas que le sujet ou le moi se soient d’abord identifiés à eux-mêmes ? Comment m’identifier à un autre, si ce n’est pas moi qui me reconnais en lui, si je n’existe pas déjà, avant toute identification ? À ces questions, la pensée de Lacan ne permet pas de répondre. C’est qu’il n’a jamais voulu admettre que l’Ego puisse exister avant le stade du miroir, avant tout rapport au signifiant, qu’il soit même la condition originaire des identifications imaginaire ou symbolique. Pour sortir de l’impasse, un autre retour à Freud s’avère nécessaire, à un autre Freud : celui qui faisait du soll Ich werden, de l’exigence de devenir moi, l’impératif majeur de la psychanalyse.

          Freud, qui n’était pas lacanien, ne pensait pas que le moi se réduise totalement à un résidu d’identifications aliénantes. Il soutenait certes que le moi “se forme pour une bonne part à partir d’identifications” (27) – mais pour une part seulement. D’où peut alors provenir l’autre part du moi ? Ni d’une image, ni d’un regard ou d’une voix, et encore moins d’un signifiant, mais du corps. Pour lui, le moi est “avant tout corporel”, il est un “moi-corps” (ein Körper-Ich) : il est “dérivé de sensations corporelles, principalement de celles qui ont leur source dans la surface du corps. Il peut ainsi être considéré comme une projection mentale de la surface du corps”. (28) Avant de pouvoir s’identifier à une image ou à un trait de l’Autre, il faut que ce moi-corps se déploie en surface en se différenciant du ça. Sinon, si cette surface n’arrivait pas à se constituer, aucun reflet, aucune marque symbolique, aucun objet partiel ne sauraient jamais s’y inscrire et aucune identification ne pourrait se produire. De fait, lorsque cette surface se déchire, devient poreuse ou friable, comme cela se produit dans certaines psychoses, l’on n’a plus affaire à une identification au sens strict, mais plutôt à une “incorporation”, à une injection dans le corps de fragments détachés du corps de l’autre. Ainsi, le moi se forme à même le corps, comme un moi-peau (29) : il dérive par projection des sensations tactiles qui se diffusent sur la surface corporelle – ce qui permet de comprendre pourquoi l’aveugle de naissance accède sans difficulté au sentiment d’avoir un corps et d’être un moi. Le rôle privilégié que Lacan allait attribuer à la vue, Freud l’accorde en effet au toucher, à la “perception interne” du corps qu’il rend possible : il remarque que “le corps propre, et avant tout sa surface, est un lieu dont peuvent provenir simultanément des perceptions externes et internes. Il est vu comme un objet étranger (als ein anderes Objekt), mais il livre au toucher des sensations de deux sortes, dont l’une peut être assimilée à une perception interne”. (30) Ce sont ces sensations tactiles qui constituent le noyau du moi, sa couche la plus originaire, sur laquelle se déposent d’autres couches issues d’expériences perceptives différentes. Freud évoque parfois une “calotte acoustique” posée à sa surface ou des traces auditives qui sont à l’origine du surmoi “par différenciation à l’intérieur du moi” ; et rien n’interdit d’envisager que des expériences visuelles viennent compléter cette genèse : le stade du miroir trouverait sa place dans ce processus, celle d’une phase dérivée et tardive où le moi accède enfin à une perception de la forme totale du corps. Ce ne sont pas seulement ses identifications aux autres qui constituent le moi, mais avant tout ses expériences perceptives, avec les affects de plaisir, de déplaisir ou d’angoisse qui les accompagnent : il s’enracine dans ces “signes de perception” que Freud considérait comme plus originaires que les représentations psychiques conscientes ou inconscientes. (31)

            La surface tactile primordiale ne saurait se déployer ni se croiser avec les autres couches perceptives sans une série de mouvements. À vrai dire, aucune perception n’est possible sans mouvement, sans qu’une main ne s’avance pour effleurer ou étreindre, sans qu’un regard ne se tourne ou se fixe. Alors que le miroir lacanien pétrifie le corps, le fige dans le stature inerte d’un cadavre, Freud insiste au contraire sur le rôle de la motilité et des “décharges motrices”. Il lui arrive ainsi de définir le symptôme hystérique comme un “fantasme traduit dans le langage moteur, projeté sur la motilité, figuré sur le mode de la pantomime” (32) ; ou d’évoquer la sublimation de la pulsion de mort, sa transformation en pulsion d’emprise par dérivation sur la motricité. (33) Pourtant, de telles notations restent rares et allusives : jamais il ne cherchera à préciser quelle conception du corps est en jeu dans sa théorie ; et ses remarques sur l’origine corporelle du moi, sur le primat du toucher ou les “signes de perception” originaires resteront sans conséquence sur le développement de la psychanalyse. Il y a là un étonnant paradoxe : car la découverte freudienne n’avait affaire qu’à cela, au corps, à la souffrance et à la jouissance du corps. C’est en se mettant à son écoute, en cherchant à comprendre, à guérir les symptômes somatiques des hystériques, les spasmes d’Emmy von N., les jambes douloureuses d’Elisabeth von R., la toux de Dora, que Freud avait jeté les bases de la psychanalyse. Il avait découvert que leurs symptômes ne relèvent pas du corps objectif qu’étudient les sciences, mais d’une “anatomie fantasmatique” qui échappe à l’opposition traditionnelle du corps et de la psyché. Et cependant, comme tous les grands explorateurs, il n’a pas su reconnaître ni même nommer la terre inconnue où il venait d’aborder : il retombe aussitôt dans le dualisme en considérant le psychique et le corporel comme deux plans entièrement distincts et les symptômes hystériques comme des “conversions”, des “traductions” qui n’affectent en rien la séparation des deux plans.

          Il pouvait difficilement l’éviter : à une époque où ce dualisme régnait sans partage sur les sciences, il lui fallait, pour fonder une psycho-analyse, restreindre son champ à la réalité psychique inconsciente en la démarquant de toute investigation portant sur le corps, sur l'”obscur substrat biologique” des pulsions. La psychanalyse se fonde ainsi sur un déni du corps qui ne sera jamais remis en question – et le prix d’un tel déni est lourd à payer. En excluant le somatique du champ de l’analyse, Freud s’interdit de penser ce qu’il nomme le “moi-corps”. Au lieu d’ancrer l’Ego dans cette unité originaire – celle d’un moi qui serait corps, d’un corps qui serait moi – il l’a dissociée. Il en a fait une “projection mentale” de la surface corporelle, sa transposition sur le plan psychique, comme s’il s’agissait de deux surfaces différentes dont l’une dériverait on ne sait comment de l’autre. Puisqu’il provient de sensations corporelles qui ne sont pas encore “moi”, l’ego ne saurait être un phénomène originaire : Freud et Lacan s’accordent ici dans leur commun rejet de Descartes, même si le maître attribue une double origine au moi (par projection de sensations corporelles et par identification aux autres), tandis que son disciple se limite à une seule, à l’identification. Comme Heidegger, comme tous les égicides, Freud ne se demande jamais comment un non-moi originaire pourrait arriver à engendrer le moi. Il n’a pas vu que, pour que mon moi puisse “dériver” de sensations tactiles, il faut qu’elles soient déjà les miennes, qu’elles appartiennent déjà à un moi-corps capable de se projeter sur d’autres plans.

          Cette dérivation du moi à partir d’un non-moi, d’un corps qui ne serait pas encore mon corps, n’était pas la seule voie possible pour la psychanalyse. Dans L’interprétation des rêves, Freud ne cessait d’affirmer que “les rêves sont absolument égoïstes”, que tous les personnages qui y figurent ne sont que des “déguisements” du moi : “quand je vois surgir dans le rêve non pas mon moi, mais une personne étrangère, je dois supposer que mon moi est caché derrière cette personne grâce à l’identification”. (34) Le rêve étant la “voie royale” pour la connaissance de l’inconscient, il faut en conclure que l’inconscient lui-même est “égoïste”, que les représentations qu’il contient ne sont que différents déguisements de l’ego. Ce que confirme l’analyse du fantasme, de ce scénario apparemment anonyme (“un enfant est battu”), mais dont le véritable sujet n’est autre que le moi (=”je suis l’enfant qu’on bat”). En introduisant en 1915 le concept de narcissisme, Freud étend ce caractère “absolument égoïste” au désir sexuel, à la libido elle-même : il avance l’hypothèse d’un “investissement libidinal originaire du moi” qui se tournera par la suite vers des objets extérieurs, sans cesser d’être fondamentalement narcissique. Il n’est même plus possible d’opposer une “libido d’objet” à la “libido du moi” (ou, si l’on veut, un désir purement narcissique et le désir de l’Autre) : en effet, “dans l’état du narcissisme”, ces deux sortes de libido “se trouvent tout d’abord réunies et indiscernables” et cet investissement narcissique primordial persiste dans tous les choix d’objets. (35) Bref, en désirant l’Autre, c’est toujours moi que je désire. Qu’il s’agisse du rêve, du fantasme ou du désir, l’Autre ne serait jamais qu’un substitut de l’ego. Il en va de même des différentes instances de l’appareil psychique, et notamment du surmoi et de l’idéal du moi, que Freud distingue certes du moi, mais en affirmant qu’ils appartiennent encore au “système du moi” ; qu’il s’agit d’auto-différenciations internes de l’ego.

          Pour rester fidèle à cette orientation, il aurait dû recentrer la psychanalyse sur le moi, la convertir en une ego-analyse. Et cependant, c’est une direction tout à fait opposée qu’il allait emprunter après 1920, en déterminant le moi comme une instance dérivée du ça. En en faisant un mirage de l’imaginaire, Lacan ne fera que radicaliser ce geste freudien. Nous touchons là à une limite de la psychanalyse, d’une théorie qui cherche à se fonder comme une science objective de la “réalité psychique” au sein du monde. De ce fait, ce n’est jamais moi qu’elle atteint, mon Ego immanent dans ma vie absolument singulière : c’est un moi-dans-le-monde en relation avec d’innombrables autres sujets dont l’existence précède la sienne et la détermine sous tous ses aspects : un “moi” qui s’est toujours déjà identifié à l’Autre, aliéné à lui, et qui ne parviendra donc jamais à devenir moi-même. Le soll Ich werden restera donc un vœu pieux, un idéal inaccessible, promis aux analysants et sans cesse différé tout au long d’une interminable cure. Comment pourrais-je jamais devenir moi-même si je n’étais pas déjà venu à moi, si je ne m’étais pas déjà identifié comme moi ? Aussi archaïques qu’elles soient, aussi enracinées dans les expériences les plus originelles de l’enfance, les identifications aliénantes ne sont pas originaires : elles supposent une auto-identification de l’Ego. C’est moi qui ai érigé cette stature qui me fascine, cette structure qui m’écrase ; c’est ma propre chair que je projette sur le miroir ou sur l’Autre et qui les anime d’un semblant de vie. L’image spéculaire ne serait rien si je ne la reconnaissais pas comme mon reflet, et le signifiant resterait lettre morte si je ne l’invoquais pas dans ma parole. C’est cette priorité du moi sur l’Autre qui lui permettra de se désidentifier, de se séparer de l’Autre. Si nous voulons rester fidèles à l’impératif freudien, c’est un pas au-delà de Freud que nous devons accomplir – ou plutôt un pas en arrière, vers cette pensée qui reconnaît dans le moi une vérité première, une affirmation originaire qui “n’a besoin d’aucun Autre pour exister”. Nous devons faire retour à Descartes.

          Aucune science ne peut s’édifier si elle ne s’enracine dans une vérité fondatrice qui lui donne son index sui, le critère de toutes les autres vérités qu’elle pourra découvrir. C’est cet ultime fondement de son expérience qui fait défaut à la psychanalyse et qu’une théorie radicale de l’ego pourrait lui offrir. Cette théorie, qui est encore à constituer, je la désignerai comme une ego-analyse : elle ne prétend pas se substituer à la psychanalyse, mais entrer en dialogue avec elle pour lui permettre de se re-fonder, de se recentrer sur la vérité de l’ego. Car il n’est pas question de céder à nouveau au péché d’orgueil des philosophes, à la vieille tentation de “rectifier” la psychanalyse – bien plutôt de nous mettre à son écoute. Sans en revenir pour autant à cette thérapie normalisante combattue jadis par Lacan, qui cherchait à réadapter le “moi faible du névrosé” à la réalité sociale. Ce que l’ego-analyse vise à découvrir, c’est le noyau originaire du moi, le moi vrai dont parlait Proust, et celui-ci ne se réduit pas au moi mondain aliéné aux autres. Elle remet ainsi en question les identifications aliénantes qui constituent la personnalité “bien adaptée” et devrait aider à s’en délivrer. Ce moi originaire, comment pouvons-nous l’approcher ? Se ramène-t-il encore à un effet de langage ou bien s’agit-il d’un ego tacite, habitant de cette contrée silencieuse d’où surgit la possibilité même d’être au monde et de parler ? Et s’il se tient en deçà du signifiant, comment arriver à nommer, à décrire ce domaine encore inexploré ? Faut-il dire, avec Freud, qu’il s’agit d’un moi-corps ? Le risque serait grand alors de le réduire à son substrat biologique, de céder à l’impérialisme triomphant des neuro-sciences dont les tenants les plus dogmatiques prétendent aujourd’hui en finir avec l'”imposture” psychanalytique. À moins de distinguer rigoureusement la corporéité originaire du Körper-Ich de celle qu’étudient les sciences objectives, et peut-être de lui donner un autre nom. Quelques semaines avant sa mort, Merleau-Ponty rédigeait cette note sibylline : “la philosophie de Freud n’est pas philosophie du corps, mais de la chair – le ça, l’inconscient, -et le moi (corrélatifs) à comprendre à partir de la chair (…) comme des différenciations d’une seule et massive adhésion à l’Être qui est la chair”. (36) Il doit être possible, suivant cette indication de Merleau-Ponty, de re-fonder la théorie freudienne en la comprenant “à partir de la chair”, d’une chair qui ne serait plus déterminée cependant comme un élément universel de l’Etre -d’une chair toujours mienne. Si l’on se situe dans cette perspective, celle d’un nouage originaire entre le moi et la chair, les intuitions géniales qui parsèment l’œuvre de Freud s’éclairent d’un jour nouveau : la nature “absolument égoïste” du rêve, du fantasme, du désir, le “narcissisme originaire” de la libido ; l’importance du mouvement corporel et du rythme des “décharges motrices” ; ce “moi-corps” issu de la perception tactile de la surface corporelle ; ces traces acoustiques, ces éclats de voix qui s’inscrivent à la surface du moi pour former le surmoi -tout cela trouvera un sens neuf dans la perspective de l’ego-analyse.

          Peut-être arriverons-nous alors à comprendre ce drame qui s’était joué dans les premiers commencements de la psychanalyse, avant même que Freud ne se tourne vers le corps souffrant des hystériques, et qui allait décider de son orientation future et de ses aveuglements. “Anna, assise auprès du lit (de son père malade), avait le bras droit appuyé sur le dossier de sa chaise. Elle tomba dans un état de rêverie et aperçut, comme sortant du mur, un serpent noir qui s’avançait vers le malade pour le mordre (…). Elle voulut mettre en fuite l’animal, mais resta comme paralysée, le bras droit ‘endormi’, insensible (…), pendant sur le dossier de la chaise. En regardant ce bras, elle vit ses doigts se transformer en petits serpents à tête de mort”. (37) Dès le début de la scène, le bras de la jeune fille est immobile, comme si sa main devait éviter de s’avancer vers le corps de son père. Ce qui ne peut avoir lieu sur le plan du toucher resurgit soudain dans la vision, sous la forme du Serpent tentateur où se condensent à la fois la main qui touche et l’organe touché, le bras d’Anna et l’objet de son désir : l’érection du père. Figuration hallucinée d’une jouissance interdite. En ce point-limite où pourrait s’effondrer l’interdit de l’inceste, ce n’est plus seulement l’objet du fantasme, c’est la Loi elle-même qui vient à s’inscrire dans le corps d’Anna en frappant de paralysie le bras coupable. Mais ne voilà-t-il pas que la Chose resurgit, démultipliée, dans ces doigts métamorphosés en autant de petits serpents à têtes de mort ? Moi, Anna O., je suis celle qui fera jouir mon père agonisant, je porte dans ma chair l’emblème de sa jouissance ; et je suis aussi mon père qui se meurt, je suis le noir Serpent qui annonce sa mort, j’anticipe déjà dans ma propre chair cette mort qui est aussi la mienne…

          De tout cela, la psychanalyse suffit-elle à rendre compte ? Il faut avoir recours à une autre approche si nous voulons comprendre cette intrigue où l’interdit du toucher, la rupture d’un corps-à-corps primordial s’inscrit à même la chair. Que doit être la chair pour qu’elle se laisse ainsi fragmenter et mortifier, au point qu’Anna ne reconnaisse plus sa main de chair dans cette main-chose devenue insensible ; qu’elle découvre au bout de chaque doigt paralysé l’image de sa mort ? Si la Loi qui interdit l’inceste parvient à se traduire corporellement, c’est en ravivant une blessure plus ancienne, une brisure où la chair se déchire d’elle-même. C’était déjà cela qui se jouait dans le stade du miroir : la possibilité de me reconnaître dans mon image et ainsi de conjurer la Chose étrangère, la face de Méduse qui me fixe dans la glace. Mais comment la chair arrive-t-elle à se reconnaître ainsi, à s’enlacer à elle-même, à s’identifier à soi ? Cette identification n’est-elle pas toujours partielle, précaire, vouée à l’échec ? N’est-ce pas cette faillite de l’identification qui paralyse le bras d’Anna et fait surgir dans la glace le “visage blême” de sa mort ? Comment éviter de devenir ce mort qui voit son squelette dans un miroir ? Nous savons comment elle tente d’échapper à cette vision d’épouvante : en projetant sur l’Autre ce reflet funèbre, en y reconnaissant non plus son propre visage, “mais celui de son père avec une tête de mort”… Rejeter sur l’Autre l’abjection qui nous hante : à cette projection, qui nourrit nos fantasmes et parfois nos charniers, combien évitent de céder ? Misérable expédient, puisque l’Autre est issu de ma chair, qu’il est une part de moi-même qui m’est devenue étrangère. Il faudrait que le moi-chair, au lieu de projeter au dehors son tourment, l’affronte et l’assume en lui-même : là où c’était, cette ancienne blessure, ce trou de jouissance où palpite la Chose, il faut que je survienne comme moi et comme corps -mais je ne pourrai y venir que si j’y étais déjà, si je reconnais cette blessure comme la mienne et cette Chose innommable comme la chair de ma chair. Cessant de rejeter sa chair, de se projeter et de se perdre dans l’Autre, l’ego parviendrait enfin à se retrouver lui-même. Wo Ich war, soll Ich werden : là où j’étais depuis toujours, là je dois advenir.

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(1) Tableau reproduit dans le livre de J. Baltrusaitis, Le miroir, Elmayan-le Seuil, 1978, p. 76. Il serait intéressant de le confronter, entre autres, aux Ambassadeurs de Holbein.

(2) cf. Breuer et Freud, Études sur l’hystérie (1895), PUF, 1956, p. 27.

(3) Séminaire II, Le moi dans la théorie de Freud et la technique de la psychanalyse (1954-55), Seuil, p. 270-272 (les séminaires seront signalées par la lettre S) et Écrits, Seuil, 1966, p. 486. Sur ces références de Lacan à Valdemar, cf. Faire part, p. 49-50.

(4) Écrits, p.188 (désignés désormais par la lettre E).

(5) “Là où était le ça, je dois advenir” (ou bien “le moi doit advenir”) : cet énoncé se trouve dans les Nouvelles conférences sur la psychanalyse (1932), à la fin de la 31° conférence.

(6) Nouvelles conférences sur la psychanalyse (1932), Gallimard, 1995, p. 110.

(7) S II, p. 200. Il parlera aussi plus tard d’une “subjectivation acéphale”. Hommage discret à son ami Bataille et à la société secrète liée à la revue L’Acéphale dont ils avaient fait partie tous les deux ?…

(8) Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse (1964), S XI, p. 167.

(9) Les psychoses (1955-56), S III, p. 107.

(10) Les écrits techniques de Freud (1953-54), S I, p. 172. C’est à Hegel que Lacan emprunte cette détermination de la mort comme le “Maître absolu”.

(11) Cf. le riche matériel recueilli par F. Tustin dans Autisme et psychose chez l’enfant, Seuil, 1982, pp. 29 (sur la pupille comme “trou noir”), 45-46 (sur la construction d’un objet-monstre et ses “yeux de mort”), etc. Dans la dernière partie de ce livre, je tenterai de repérer l’origine de cette hantise.

(12) Cf. l’étude d’A. Cordié, Un enfant psychotique, Seuil, 1993, pp. 165-169. Sur l’utilisation thérapeutique du miroir pour aider des psychotiques à “repérer les failles” dans l’image de leur corps et à la “restructurer”, on lira le riche travail de G. Pankow, L’homme et sa psychose, Aubier-Montaigne, 1977.

(13) H. Wallon, Les origines du caractère chez l’enfant (1932), PUF, 1983, pp. 218-237 (rappelons qu’il s’agit de la principale source de la théorie lacanienne du stade du miroir).

(14) Sami Ali, Corps réel, corps imaginaire (1977), Dunod, 1994, p. 150.

(15) id. p. 143. On sait que, dans un contexte un peu différent, Winnicott définissait le visage de la mère comme le “premier miroir” de l’enfant.

(16) Cf. “Psychologie des masses et analyse du moi” (1921), Essais de psychanalyse, Payot, 1987, p. 168-170, et Nouvelles conférences sur la psychanalyse, p. 88-89.

(17) Résultats, idées, problèmes, t. II, p. 287.

(18) Cahiers pour l’analyse n°3, 1966, p. 6.

(19) “Et comme je m’avançais frappé de terreur vers ce miroir, ma propre image (…) s’avança à ma rencontre (…) si bien que j’aurais pu croire que c’était moi-même qui parlait quand (elle) me dit : ‘Tu as vaincu et je succombe. Mais dorénavant tu es mort aussi (…). En moi tu existais -et vois dans ma mort, vois par cette image qui est la tienne, comme tu t’es radicalement assassiné toi-même !’…” -Poe, “William Wilson”, Histoires extraordinaires.

(20) C’est cette fonction qui ferait défaut dans la psychose (S III, p. 230-231).

(21) Cf. Écrits, p. 678, et surtout le séminaire sur Le transfert (1960-61), S VIII, pp. 410-414.

(22) S III, p. 323. A plusieurs reprises, il tentera de retraduire cette énigmatique profération, passant de “Je suis celui qui suis” à “Je suis ce que je suis”, pour en venir à cette traduction inspirée : Je suis ce qu’est le Je -cf. le séminaire inédit D’un Autre à l’autre (S XVI), séances du 4 et du 11-12-1968.

(23) L’identification, S IX, séance du 10-1-1962.

(24) Logique du fantasme, S XIV, séance du 1-2-1967.

(25) Ainsi que le montre l’éclairante enquête de F. Balmès, Ce que Lacan dit de l’être, PUF, 1999.

(26) cf. E, p. 840 et S XI, p. 188-189.

(27) “Le Moi et le ça” (1923), in Essais de psychanalyse, p. 262.

(28) id. p. 238 (note). Il s’agit d’une note ajoutée à la traduction anglaise avec l’autorisation expresse de Freud. On peut donc supposer qu’elle exprime authentiquement sa pensée.

(29) C’est l’occasion de rendre hommage à D. Anzieu, l’un des rares psychanalystes contemporains à avoir pris au sérieux ce texte de Freud, dans son livre sur Le Moi-peau (Bordas, 1985).

(30) “Le Moi et le ça”, p. 238

(31) Notamment dans une lettre à Fliess (nº 52) où il détermine ces “signes de perception” comme une première surface d’inscription, antérieure à tout le système psychique, à l’inconscient comme à la conscience.

(32) “Considérations générales sur l’attaque hystérique” (1909), Névrose, psychose et perversion, PUF, 1973, p. 161.

(33) Entre autres dans “Le problème économique du masochisme” (1924), op. cit., p. 291.

(34) L’interprétation des rêves (1900), PUF, p. 153, 218, etc.

(35) “Pour introduire le narcissisme” (1915), La vie sexuelle, PUF, 1973, p. 83-84. Sur cette question, on peut se reporter à l’analyse de M. Borch-Jacobsen dans Le sujet freudien, Aubier-Flammarion, 1982, p. 121-143.

(36) Le visible et l’invisible, “Notes de travail”, Gallimard, 1964, p. 324.

(37) Breuer et Freud, Études sur l’hystérie (1895), PUF, 1956, p. 28. On se souvient que Anna avait aperçu dans un miroir “un visage blême, non pas le sien mais celui de son père avec une tête de mort”.