1010
LE CHEVAL BLANC DU MOINE ANDRADE
Beaucoup de légendes dans l’Antiquité et au Moyen Age ont raconté les exploits de héros, montés sur un cheval blanc. Il en est une qui est restée gravée dans la mémoire des paysans et citadins du Portugal au XIe siècle de notre ère : celle du cheval blanc du moine Andrade.
La vie d’Andrade débute en 1010 et s’achève en 1090. Elle fut partagée en trois phases : sa formation avait été celle d’un homme d’église, sa maturité fut celle d’un combattant, héros de la reconquête, et l’épisode le moins connu fut le périple d’un navigateur et découvreur.
Un jeune séminariste œcuménique
Andrade, l’orphelin de Braga
La nuit de la Saint Sylvestre, la chapelle du couvent Sāo Bento (Saint Benoît) chez les bénédictines de Braga était encore toute éclairée. Les sœurs récitaient leur dernier chapelet, puis elles renouvelèrent les fleurs d’arum de l’autel, pour préparer la grand-messe du premier janvier 1011. La mère supérieure Rosana Campos était d’origine aristocratique, descendante du Comte de Viseu, celui qui avait mis en déroute les cavaliers arabes du frère de Tarik, le Cheik Rissani des tribus du Loukos. Sœur Rosana prit congé du Père Anchieta, venu pour célébrer la messe, et se dirigea comme chaque soir vers les cloîtres, couloirs, chapelles, salles de prière et dortoirs du couvent. C’était immense, il fallait bien une heure pour tout inspecter. Le couvent était au centre de Braga, à deux pas de la Cathédrale ; sur le côté il longeait deux ruelles obscures. Par précaution, Sœur Rosana, accompagnée d’une jeune novice, Sœur Anna, qui allait bientôt prononcer ses vœux, se dirigea vers la « Janela de Deus », la fenêtre de Dieu, une niche discrète signalée par une petite bougie qui ouvrait sur la ruelle obscure. Pas d’erreur, il y avait bien le paquet de chiffons semblable à celui de tous ces abandons, déposés aux guichets des couvents et des églises. Sœur Anna : « plus de trente nouveau-nés sont déposés ici chaque année, le plus souvent ils sont malades et très affaiblis et plus de la moitié d’entre eux sont rappelés à Dieu dans les mois qui suivent ». « Ouvrez le paquet » ! Les linges entourant le nouveau-né étaient propres mais de tissu très ordinaire, ce n’était sûrement pas un enfant de la classe noble. « Tant mieux, murmura Sœur Rosana » ! Elle redoutait plus que tout la grossesse cachée d‘une fille de ses paroissiennes ou pire un adultère. Ces paroissiennes nobles étaient les donatrices du couvent, il fallait réparer les colonnes du cloître de Sāo Bento. De toute façon, l’abandon d’un nouveau-né était préférable à l’infanticide, mais c’était un crime selon l’Evêque de Braga.
Le nouveau-né bercé par Sœur Anna commençait à pleurer, il avait faim. Heureusement le couvent avait tout ce qu’il fallait ; une aile abritait une crèche ; des berceaux et un dortoir pour les petits, ils étaient là, une cinquantaine, et tous dormaient. Deux nourrices d’Estremoz vivaient au couvent et avaient pour charge d’allaiter les nouveaux nés. L’une d’entre-elles Iracema da Fonseca était éveillée, elle comprit aussitôt, et s’exclama : « quel joli garçon, son visage est sans défaut, il est grand et fort, je suis heureuse de le prendre en charge, d’autant plus que j’ai encore beaucoup de lait » ! Sitôt dit, sitôt fait ! Sœur Rosana se dit qu’il fallait baptiser au plus tôt le nouveau venu et bien sûr lui donner un prénom et un nom. Le plus curieux fut que la proposition vint d’Iracema. C’est tout simple : « nous étions cette nuit le 31 décembre, on devrait le prénommer Sylvestre ». Sœur Anna ajouta : « pour le nom je vous propose Andrade, comme mon oncle, celui qui est mort à 80 ans ; l’enfant aura ainsi une chance de vivre aussi longtemps ».
Nous ferons d’Andrade un abbé !
Bébé Sylvestre se révélait sage, pas de caprices et un sourire enjôleur. Les novices voulaient toutes le prendre dans leurs bras et lui apprendre à jouer avec les autres marmots. Dans le cloître au milieu des orangers, il y avait beaucoup d’oiseaux chanteurs et des chats qui les guettaient, heureusement sans les attraper. Sylvestre commençait à gazouiller et imitait le chant des oiseaux : « cet enfant parle aux oiseaux ». L’enfant adorait tous les animaux, en particulier les chats, sans jamais se faire mordre ou griffer. Cette petite enfance paradisiaque ne pourrait pas toujours durer : il fallait éduquer Sylvestre et d’abord lui apprendre à lire, compter et écrire. A cette époque, l’élite parlait encore latin, surtout les ecclésiastiques ; la nourrice parlait le galicien de la campagne. En revanche les nobles parlaient un galicien plus complexe, qui empruntait d’anciens vocables suèves et wisigoths et bien sûr les apports de la langue berbère et arabe ; le galicien se rapprochait du castillan des royaumes catholiques voisins.
A l’école du couvent, limitée aux petites classes, l’enfant côtoyait les autres orphelins et les enfants du quartier ; ils avaient une vareuse bleue. Les filles et les garçons étaient mélangés jusqu’à la puberté ; ensuite les écoles de filles et de garçons étaient séparées. Il n’y avait pas d’écoles publiques. Comme l’école était payante, la plupart des Galiciens restaient analphabètes et se contentaient d’envoyer leurs enfants au catéchisme gratuit ! Sylvestre était un enfant précoce ; il parlait à deux ans ; savait lire, compter et écrire à 5 ans ; maîtrisait parfaitement les déclinaisons et la syntaxe latine à 7 ans. A douze ans, il fut sélectionné par Sœur Rosana pour suivre les classes supérieures de l’évêché, où il découvrit les mathématiques. Ce fut dans les exercices de glose des livres saints et de théologie que Sylvestre se montra le plus brillant. Ce jeune enfant était capable de disserter sur le dogme de la trinité en usant de la subtilité des théologiens et même celle des sophistes !
Un jour un père bénédictin renommé de Coïmbra, Joaquim de Melo Franco, vint inspecter la classe et écouta la péroraison de Sylvestre. Il vint voir Sœur Rosana et lui dit : « cet orphelin est très doué ; il pourrait devenir missionnaire dans les terres africaines ; nous en manquons tant. Il suffirait de l’envoyer au séminaire de Bragança. Mais a-t-il fait sa première communion ? Nous devons être sûrs de sa foi ». Sœur Rosana lui répondit : « demain, dimanche, pour la Sāo Bento l’évêque de Braga, Primat de Galicie, Dom Portimāo, doit présider la cérémonie ». « Dans ce cas, je reste ici et je le confesserai moi-même ». Sylvestre se préparait avec anxiété à ce grand jour ; il savait que les questions des confesseurs étaient pleines de pièges. Ses camarades aînés lui avaient expliqué que la question posée était toujours : « as-tu de mauvaises pensées, des gestes coupables, de mauvaises actions » ; il faut répondre négativement avec contrition. La confession ne se passa pas du tout ainsi ; le Père Joaquim de Melo Franco ne lui demanda même pas s’il se tripotait, mais une question simple : « serais-tu capable d’une mauvaise action pour prendre possession d’un bien ? ». Sylvestre se concentra, puis il répondit sans réfléchir : « une mauvaise action, par exemple voler ou tuer pour accaparer le bien d’autrui : non ; mais dans un combat loyal contre un infidèle, je n’hésiterai pas, oui je prendrai possession de son coursier, pour avoir un cheval blanc ! ». Curieusement le Père Joaquim ne s’offusqua pas et, pour son absolution, lui demanda de réciter dix fois les Tables de la Loi : « tu ne devras jamais voler ni tuer ». La cérémonie de la Communion fut somptueuse, suivie d’un banquet ; les sœurs rayonnaient de joie.
Dans un aparté, l’évêque et le Père Joaquim parlaient de l’avenir de Sylvestre. L’évêque avait depuis longtemps son projet : « Sylvestre sera Abbé ». Le bénédictin avait le sien : « Sylvestre sera missionnaire ou moine-combattant ». « Réfléchissez Monseigneur : Sylvestre est un enfant abandonné ; vous savez bien que les abbés commanditaires des abbayes sont tous des enfants de nobles, et vous-même vous avez été désigné comme évêque par l’assemblé des nobles de Braga. Sylvestre resterait un obscur prêtre de campagne ! » Ils parvinrent à un compromis : il irait au séminaire ; mais à 18 ans il déciderait de son avenir. Peut être aurait-il perdu la foi, rencontré la tentation, voire la femme ?
Un élève assidu.
Bragança a profondément marqué la vie de Sylvestre et sa période d’adolescence. A la différence de la règle stricte de Saint Benoît, celle des trappistes, le silence n’était pas la discipline du séminaire. Les moines suivaient les réformes prônées par Odon, fondateur de l’Abbaye de Cluny et de l’ordre des bénédictins. Le mode d’enseignement des religieux ibériques, qui resta la règle dans la péninsule, était celui de la discussion permanente. Une thèse, puis une antithèse et une synthèse. Les livres les plus fameux de l’antiquité gréco-romaine étaient disséqués, même ceux qui étaient à l’index. « Quels étaient les points communs entre le Talmud, la Bible et le Coran, que penser des textes apocryphes, des églises d’Orient ? » Mais surtout on osait parler ouvertement des musulmans et des juifs ; après la reconquête faudrait-il les expulser ?
Sylvestre se fit remarquer en affirmant que la civilisation musulmane avait apporté bien des progrès en Andalousie et même en Galice, que ses réalisations architecturales et artistiques à Damas et Grenade valaient bien les sombres Cathédrales gothiques. L’expulsion des Maures était le but à atteindre, pour garantir l’indépendance des Ibères et la puissance des rois ; mais ce n’était pas une guerre de religion : « que nos peuples restent chrétiens et que les maures gardent leurs croyances et leur prophète ! » On se doute que cette péroraison ne fut pas du goût des professeurs, mais ses camarades l’approuvèrent.
Un amoureux de la nature
Huit ans de séminaire : Sylvestre était devenu un beau jeune homme, très grand, élancé et fort. Ses yeux étaient bleus et ses cheveux étaient blonds. Comment savoir pourquoi, sans connaître ses ancêtres : la Galice avait connu tant d’envahisseurs venus du nord, des Wisigoths, Germains, Celtes et même des Berbères, souvent roux et blonds ! Les activités n’étaient pas uniquement consacrées à la prière et à l’étude : heureusement l’activité physique et l’observation de la nature occupaient une partie de la matinée. Dans les ruisseaux et les lacs il apprit à nager.
Les séminaristes avaient un choix sportif : pour Sylvestre, ce fut sans hésiter l’escrime et surtout l’équitation. Sur les petits chevaux de la montagne, il apprit à galoper et sauter : il n’est pas sûr qu’il parlait aux oiseaux à un an, mais il est sûr qu’il savait parler à son cheval à 16 ans. La nature autour des montagnes de Bragança était rude, les forêts de chênes verts regorgeaient de champignons. Il apprit avec le moine qui tenait le jardin de la communauté à reconnaître les principales plantes médicinales, en particulier celles qui arrêtaient les hémorragies et facilitaient la cicatrisation des plaies. Enfin le maniement des armes n’avait plus de secrets pour le jeune homme : la lance, le javelot, l’épée, le sabre et même le poignard ; le maître d’arme lui enseigna les principales tactiques des bédouins berbères, mais aussi celles des chevaliers castillans. La formation de Sylvestre n’était pas terminée : il fallait qu’il accomplisse un pèlerinage, bien sûr à Compostelle.
La vocation mystique du pèlerinage de Compostelle.
A 18 ans, un beau matin de 1028 un groupe de 5 jeunes garçons prit la route de Léon ; ils portaient de longs bâtons et avaient un collier soutenant une coquille Saint Jacques : c’était Sylvestre et ses compagnons. Une petite semaine fut nécessaire pour parvenir au splendide prieuré de Léon, d’où partait le chemin de Compostelle. Beaucoup de pèlerins étaient rassemblés, des hommes et des femmes, des jeunes et des vieux. Sur la « plaza mayor » des feux de joie étaient allumés. On était à la Saint-Jean d’été ; les garçons et les filles sautaient au dessus des feux qui soulevaient les jupes des filles, ce qui troubla Sylvestre. Pendant ces années de formation au séminaire, il n’avait jamais rencontré de filles. Ils visitèrent les églises de la ville dont les autels étaient ruisselants d’or ; ces « Espagnols » étaient beaucoup plus riches que les Galiciens !
Le chemin de Compostelle fut couvert en deux mois ; ils arrivèrent à la fin de l’été en vue de l’oratoire de Saint Jacques et de l’auberge des pèlerins. Pourquoi Saint Jacques l’Apôtre ? Au tournant de l’an 1000, quand la population se terrait sous terre par crainte de l’apocalypse, un paysan avait découvert la tombe de Saint Jacques et les paroissiens avaient fait ériger une chapelle. Puis survint une nouvelle razzia des arabes, cette fois des arabes de l’Orient, des cavaliers sanguinaires. Ils brûlaient tout sur leur passage et les troupes du duc de Léon n’étaient pas là pour défendre la population. Quand le miracle se produisit, le spectre de Saint Jacques apparut sur le porche de la chapelle et l’apôtre demanda à la foule : « défendez vous, défendez la sainte chrétienté et chassez les maures ». Depuis, lors des processions, la statue de Saint Jacques fut acclamée comme celle du tueur de maures, « Matamoros ». Bientôt les pèlerins affluèrent de toute l’Europe ; le roi de Castille et le duc de Léon promirent de faire édifier une Cathédrale, qui fut achevée longtemps après le passage de Sylvestre.
Trois apparitions
L’extase mystique de Sylvestre Andrade se produisit le lendemain de son arrivée dans le cloître du couvent de l’auberge des pèlerins, quand il vit dans l’obscurité l’apparition de la Vierge Marie, de Sainte Anne et surtout celle de Saint Jacques : trois apparitions successives et trois messages identiques : « tu prendras la mer et tu iras combattre les Maures pour libérer ton peuple ! ». Il n’y avait pas de témoins, comme cela se produit le plus souvent dans les apparitions.
Voir la mer qu’il n’avait jamais vue ! Il se renseigna et prit la piste du « cap Finisterre ». Le chemin était long et plein de cailloux, il pleuvait des cordes ! Sylvestre arriva à la nuit tombante sur le dernier rocher surplombant la mer et vit quelques tas de vêtements calcinés que les pèlerins avaient coutume de brûler quand leur voyage était fini, avant de se présenter propres devant Saint Jacques. Suivant la coutume nouvelle, il plongea dans la mer glaciale et enfila une robe de bure avant de regarder la mer. Au cours de cette contemplation, Sylvestre se posa une question : il était au bout de la terre (Finisterre), donc devant lui il n’y avait que la mer et plus une terre, plus d’oiseaux rien que des poissons. Et si les humains se trompaient ; il y aurait peut-être des terres inconnues à découvrir ! Il se promit d’étudier tous les « portulans » que consultaient les savants et les capitaines.
Combattre les maures, bien sûr il le ferait à son retour dès qu’il aurait prononcé ses vœux ; l’évêque lui avait promis sa liberté de choix à la sortie du séminaire. Le retour des cinq compagnons le long de la côte les mena deux mois plus tard à Porto, d’où ils rejoignirent Bragança. L’école était finie, la vie d’adulte allait commencer.
Les exploits du moine au cheval blanc
Tout alla très vite, l’ordination du prêtre et moine bénédictin Sylvestre Andrade, l’entrevue avec l’évêque et la décision de s’enrôler comme moine et prêtre combattant. Il partit, revêtu de sa robe blanche serrée par cordelette et chaussé de sandales, pour une longue route qui devait le conduire au château d’Elvas, où le Marquis José de Figueras avait rassemblé son ost. En traversant la Lusitanie, Sylvestre remarqua que la végétation changeait, car le climat de cette époque était devenu plus chaud ; outre les oliviers, la vigne et les agrumes, il découvrit des champs plantés de longues tiges ; on lui dit que c’étaient des « cannes à sucre ». Un autre arbre était remarquable, plusieurs troncs sortaient de terre, ils étaient orné d’immenses feuilles vertes et d’un curieux appendice couvert d’une profusion de fruits recourbés, se terminant par une grosse fleur violette : c’étaient des bananes. Il en cueillit une, éplucha et goûta, c’était infect car les bananes étaient vertes !
Mais surtout les habitants avaient le teint plus sombre : on lui dit également que beaucoup étaient arabes, mahométans ou convertis (mozarabes et mudéjar). Ils parlaient l’andalou et non le galicien. Tout était bien cultivé en terrasses sur les collines ; dans la plaine les canaux montraient que l’irrigation était très développée. Sur la route d’Elvas, il avait retrouvé la montagne et des terres arides. Le château dominait la petite ville et ses nombreuses églises.
Comment Andrade devint un stratège retors
Le Marquis de Figueras combattait pour la reconquête depuis 15 ans et repoussait inlassablement les incursions des maures en Castille ; il était vassal du Roi de Léon et de Castille. Désormais il fallait avancer dans la région arabe (Taïfa) de Badajoz vers le fleuve Guadiana, donc prendre l’offensive. Les armées du Califat de Cordoue étaient retranchées dans la citadelle de Badajoz et tenaient toutes les places fortes. De grandes batailles comme celle de Pelayo à Covadonga en Asturies, dès 718, ne pouvaient être gagnées que par une supériorité en nombre ou par la ruse. Une armée modeste de 500 guerriers ne permettait que des offensives bien ciblées ; or les cavaliers arabes se dispersaient dans la nature quand ils se heurtaient à des adversaires nombreux.
Dès la première entrevue, le prélat et le marquis débattirent de stratégie. Sylvestre estima que la démarche préalable à toute offensive serait une évaluation : « combien de cavaliers, de chevaux, quel armement, quelle intendance ? ». Donc il faudrait envoyer des espions : « il proposa aussitôt ses services ; il avait appris l’arabe et l’andalou, il saurait facilement dissimuler sa condition de religieux ». La proposition fut adoptée et le Père Andrade prit une semaine pour se renseigner auprès de la troupe et des paysans ; surtout il consulta toutes les cartes disponibles dans les bibliothèques d’Elvas.
Le nouvel espion avait changé de costume : il s’était grimé et transformé en mendiant. Personne ne pouvait reconnaître le moine, ce qui démontrait que l’habit fait le moine ! Beaucoup plus vieux, il semblait avoir 30 à 40 ans, unijambiste (il avait attaché son pied à sa cuisse) il ne pouvait avancer qu’au dos de son mulet ; faux borgne, il portait un bandeau crasseux et laissait percevoir des ulcérations purulentes. Mais à cette époque les chrétiens et les arabes étaient toujours pleins de compassion pour les pauvres, en offrant l’aumône. Andrade avait pris cette aventure comme un jeu ; il n’était qu’un adolescent stimulé par le risque. Sur la route de Badajoz qui était peu éloigné, sa mule avançait vite sur l’ancienne voie romaine, la « via lusitania » ; en trois jours, il fut au pied de la forteresse dont le pont-levis était relevé. Il attendit le lendemain, jour de marché, et se joignit aux paysans qui venaient vendre leurs légumes, moutons et poulets, mais pas de cochons pour cause de religion. Il passa sans encombre le poste de garde et arriva au palais du gouverneur de la ville. Le Cheik El-Hadj Moawiha était un arabe originaire du Sud de l’Arabie ; il avait fait le pèlerinage de la Mecque et conduit les expéditions de Libye et des Aurès, puis s’était mis au service du Calife. On disait qu’il n’avait jamais reculé dans un combat. Comment un mendiant pourrait-il l’approcher ? Tout simplement en jouant à nouveau le rôle de l’agent secret (double) !
Le piège tendu au cheik
Son approche fut très simple ; il arriva devant la garde du palais et murmura en andalou au garde :
« Je suis un voyageur et j’arrive d’Elvas, où j’ai appris des nouvelles qui devraient intéresser le cheik, il faudrait qu’il m’accorde une audience, car les troupes d’Elvas vont attaquer. Le garde fit transmettre le message. El Hadj le reçut le lendemain dans la cour des ablutions : Comment, toi l’hérétique, tu aurais des renseignements sur la forteresse d’Elvas ? Seigneur, lui raconta Sylvestre, mon nom est José Almancer ; je suis mozarabe ; j’ai perdu ma jambe dans les geôles du fort ; les soldats me l’ont coupée pour s’amuser ! Un dimanche à la sortie de la messe, je mendiais, quand la Marquise Manuela m’a offert une aumône. Pour la remercier, je lui dis : Je puis vous guérir de ces ulcérations du poignet que vous cachez sous votre mantille. Mes ancêtres arabes m’ont transmis les recettes des plantes de la montagne, sans elles j’aurai perdu mon deuxième œil ! Il me faudra une semaine pour les collecter et préparer les onguents. La marquise lui répondit : Revenez me voir au palais dimanche prochain, nous verrons bien si vous faites mieux que le médecin de Porto. La semaine suivante je me suis présenté au Palais et j’ai été reçu dans un cabinet qui jouxtait la chambre du marquis.
Son bras fut guéri en une semaine, et je pouvais ainsi continuer à entrer au palais.
Pendant que la marquise faisait panser son poignet, j’entendis une conversation entre le marquis et son conseiller, un redoutable moine nommé Andrade : nous pouvons attaquer les troupes du Cheik de Badajoz, le vendredi de la troisième lune du Ramadan, c’est dans 20 jours. Les troupes progresseront pendant des nuits sans lune, elles suivront les rives du fleuve Badajoz, avant de partir à l’assaut de la forteresse. C’est là au croisement de la route de Caceres et d’Elvas, en les prenant de revers, que vous pourriez massacrer vos adversaires ! Le cheik était tout excité par l’information : José Almancer, votre proposition est bien séduisante ; Allah vous en sera reconnaissant ; mais j’aimerai vous faire un cadeau. Honorable Cheik, un seul cadeau me comblerait de joie, vous avez là au mur, un azulejo qui représente la Kaaba, ainsi pendant mes voyages je pourrais toujours me tourner vers la Mecque et la voir ! »
Son vœu fut exaucé et Andrade sorti par la grande porte, où les gardes étaient médusés par le toupet de ce mendiant sale.
La rencontre du cheval blanc.
Avant de rentrer à Elvas, Andrade décida de fureter dans les casernes et les écuries. Il essaya de compter les chevaux de la cavalerie, plusieurs centaines ; les sabres des guerriers étaient longs et recourbés. Tout à coup il aperçu un grand soldat qui ressemblait beaucoup au cheik, il s’approcha et lui fit compliment de sa fière allure, quand il le vit entrer dans une écurie princière.
C’est là qu’il vit pour la première fois le cheval blanc : cet étalon était si grand que le soldat n’arrivait pas à son garrot, la selle recouverte de fils d’or et de couvertures vertes en soie était un véritable bijou, son poitrail et ses jarrets étaient protégés par des armures d’acier. Le soldat voyant ses regards lui dit : « Tu admires ce cheval, celui du cheik ; je vais te raconter son histoire. « Khramsin » est tout simplement le descendant du cheval du prophète, celui qui le mena à Médine et fit toutes ses victoires. Dans ma tribu des montagnes du Yemen, beaucoup étaient partis vers Pétra où ils fondèrent le royaume nabatéen, mais la famille de mes ancêtres s’est toujours consacrée à l’élevage des chevaux. Quand Mohamed eut besoin d’un nouvel étalon blanc, il vint se fournir chez nous. Son cheval était le plus beau et le plus vif ; mon ancêtre posa une condition : à ta mort, le cheval reviendra dans notre territoire. C’est pourquoi, à la veille de son décès, la sixième femme du Prophète, Safya, une très jeune juive, accomplit sa promesse. Chez nous, l’histoire des chevaux est aussi importante que celle des hommes : les chevaux de la montagne vivent trente ans, 4 générations par période de cent ans, Khramsin est la seizième génération depuis Khadirah. Pourquoi Khramsin ? Bien sûr, parce que c’est le nom du vent du désert : il court aussi vite que le vent ».
Andrade s’approcha de l’étalon, qui d’une ruade l’envoya rouler dans la poussière, il ne faut pas oublier qu’il était alors unijambiste. Plein de rêves du bel étalon, Andrade revint à Elvas en trois jours et se précipita au palais du marquis : il restait 15 jours pour organiser l’expédition.
La bataille de Badajoz
Au château, le marquis reçu le mendiant sans le reconnaître, avant qu’Andrade n’enlève son bandeau et le regarde d’un œil perçant. Il lui raconta son stratagème : « Seigneur, j’ai tendu un piège au cheik : il faut faire vite et l’attaquer dans 15 jours. Voici comment faire ; vous conduirez l’armée au sommet de la falaise de Sagunto ; elle est truffée de grottes ; vos hommes y installeront des bombardes ; ils accumuleront des tas de rochers. Les falaises surplombent le croisement des deux routes ; les cavaliers arabes seront dissimulés dans les fourrés attendant au petit matin votre offensive. De mon côté, je commanderai 10 cavaliers que j’ai déjà choisis ; ils seront dissimulés en arrière des troupes arabes, dans la boucle du fleuve badajoz, cachés par les arches du pont romain. Vous attaquerez à l’aube en criant « Allah Akbar » et le cheik pensera aux renforts demandés à la garnison de Merida ; ses guerriers sortiront de leurs fourrés et seront soumis à un déluge de rochers lancés par vos bombardiers. C’est à ce moment que j’interviens, je connais El-Hadj Mohawia, je le défierai en combat singulier en me faisant reconnaître, moi le traitre, il acceptera et je le tuerai. Ses troupes seront écrasées et défaites » !
Ce plan génial, aussitôt adopté, la troupe fut réunie. Andrade fut aussitôt promu au rang de « capitaine », en attendant d’être adoubé « chevalier ».
Il fait nuit ; l’embuscade est prête ; les bombardes sont installées. Le capitaine Andrade attend avec ses hommes sous le pont. Il a vu arriver la troupe du cheik et sait parfaitement où ils se sont cachés. Le soleil perce lentement à l’Est ; les musulmans sont prosternés et prient Allah, quand la voix puissante du marquis brise le silence : « Allah Akbar ». Andrade voit le Cheik Mohawia sur son étalon blanc ; il se redresse souriant et dit : « Allah nous protège, massacrons les infidèles qui descendent la montagne ». Des centaines de cavaliers maures surgissent des buissons ; ils courent leur sabre pointé vers les galiciens. Le déluge de rochers fit périr plus de la moitié des maures, avant que les combats ne débutent. Andrade ne voulait pas laisser le cheik s’éloigner ; il le rattrape au galop et lui dit : « à Badajoz, j’étais Almancer, le mendiant d’Elvas ; en fait je suis le moine Andrade ; tu es pris au piège et je te défie de me combattre. Traitre, tu ne vivras plus dans quelques instants ; reculons d’une toise ; nous combattrons à la lance, puis au poignard ! ». Le bouclier d’Andrade était moins résistant que celui de son adversaire ; il fut aussitôt percé. Au deuxième assaut, les deux combattants furent renversés à terre. Alors le vrai combat débuta ; il dura une heure ; tous les soldats faisaient un cercle et certains n’hésitèrent pas à parier sur leur héros.
La mise à mort du cheik fut inattendue ; Andrade l’étreignit en passant son poignard dans son dos, puis il repoussa à terre Mohawia d’un coup de poing ; ce dernier mourut transpercé sur le dos, lui qui n’avait jamais reculé devant l’ennemi. Avant son dernier soupir, Andrade murmura au cheik : « maintenant Khramsin est à moi, mais je le reconduirais à Aden avant sa mort ». Andrade s’approcha du cheval blanc que 5 cavaliers maîtrisaient ; il tenta de caresser ses narines ; le cheval coucha ses oreilles et se cabra. Il fut très difficile de le calmer ; des larmes coulaient quand il flairait son maître mort.
Restait à prendre Elvas, privée de sa troupe. Le pont-levis était relevé et une dizaine de gardes tiraient des flèches. Le Marquis de Figueras se demandait comment pénétrer dans la forteresse : Andrade lui proposa de catapulter des messages au centre de la ville, promettant la vie sauve à ceux qui se rendraient et priant les chrétiens de massacrer les quelques gardes pour lever le pont. Le message fut bien reçu, la porte fut ouverte et Badajoz redevint la ville chrétienne de jadis, la nouvelle frontière du Royaume de Castille et de Léon.
Au retour à Elvas, toute la population était dans la rue pour ovationner les troupes et admirer le capitaine Andrade et son étalon blanc. Le dimanche qui suivit, après la messe de l’archevêque de Braga, Figueras réunit les principaux nobles et leur décrit les exploits d’Andrade. Le marquis lui conféra la dignité de chevalier. Á genoux, Andrade prêta hommage à son seigneur, il fut adoubé par l’épée de la famille Figueras : un nouveau nom de baptême ennoblit l’enfant trouvé : « Chevalier Sylvestre Andrade de Badajoz, Capitaine des troupes royales d’Elvas ». Pour dompter Khramsin, pendant plus d’un mois, chaque matin il se rendait à l’écurie, sans pouvoir le monter, ni même le toucher. Un jour, l’étalon accepta de lui flairer la main, puis de se faire caresser l’encolure, puis les flancs. Au bout du deuxième mois, il parvint à lui mettre la selle et à l’enfourcher sans être désarçonné ; enfin pour la fête de l’ascension il put défiler à la tête des troupes.
Désormais le chevalier Andrade serait un guerrier et pour 20 ans : il participa à toutes les batailles de la reconquête, en Asturies, en Aragon, et surtout en Alentejo et sur les rives du Guadiana. Cependant la puissance du Califat de Cordoue était presque intacte, malgré la rivalité des dynasties. Alors Andrade se dit qu’il faudrait encore très longtemps avant que les maures soient expulsés de la péninsule ibérique. A quarante ans, il lui faudrait un autre métier qui répondrait mieux à ses aspirations. C’est alors qu’il entama une troisième vie.
Le périple d’Andrade le découvreur.
On se souvient qu’Andrade avait promis au Cheick de rendre sa liberté à l’étalon blanc quand il approcherait de sa vieillesse, en le ramenant dans la tribu des Mohawia au Yemen. On était en 1050, l’étalon était encore vigoureux, mais beaucoup moins rapide. La protection du Marquis de Figueras et de l’évêque de Braga lui permit de trouver auprès d’un armateur de Porto une place de conseiller sur une grande embarcation, qui conduisait des pèlerins en terre sainte à Jérusalem : l’étalon blanc ferait partie du voyage : deux mois de traversée périlleuse.
Les périls de la méditerranée valent ceux de la mer rouge.
La « Maliceira » était une nef à deux mats ; elle arborait déjà de grandes voiles rectangulaires, ornées de la croix lusitanienne, et pouvait abriter 100 passagers. Le capitaine Fernando de Noronha venait de l’Alentejo ; son père et son grand père avaient également été des navigateurs. Il accueillit avec chaleur Andrade, le héros de la « reconquista », car il avait bien besoin d’un vaillant guerrier pour combattre les féroces barbaresques, jusqu’alors maîtres de la Méditerranée. Ils arrivèrent en vue de la Mer de Paille à l’estuaire du Tage, puis doublèrent le dernier cap de la péninsule, la pointe de Tarifa, et découvrirent le port de Tanger et les portes d’Hercule.
C’est là que commençait la mer des pirates. Ils longeaient la côte, mais s’éloignaient dès qu’ils approchaient des ports de la côte arabe. On remarquait une multitude de grands bateaux à rame, où les chefs de tribu avaient enchaîné les esclaves noirs qui étaient remontés du Niger. Les marchands d’esclaves payaient un tribut aux pirates barbaresques, qui les protégeaient. Les nefs attaquées étaient celles des Byzantins, Ibères, Francs, Germains, Génois, Normands, Vénitiens … Ils arrivaient de nuit et escaladaient les navires à l’aide de grappins et de filets, pillaient les marchandises et prenaient en otage tous ceux qui pourraient payer une rançon. A défaut, ils étaient tués ou revendus aux vizirs et cheiks de l’Orient.
Le premier assaut survint au large de Tunis. L’éveil fut donné par le hennissement et les ruades de l’étalon blanc, Andrade couchait à ses côtés. La lune éclairait le tribord ; les grappins étaient fixés à bâbord et les têtes des agresseurs émergeaient sur le bastingage. Andrade eut une idée ; il monta à l’extrémité de la dernière voile, calcula la longueur de corde et s’élança les pieds en avant, précipitant dans la mer une dizaine de maures. Les marins eurent peu de peine à dissuader les autres pirates qui s’enfuirent. Le capitaine de Noronha remercia Andrade et renforça la garde des vigiles.
Le bateau fit relâche à Malte. Andrade et plusieurs pèlerins descendirent à terre pour visiter les églises et le château. Sur la recommandation de Dom Portimāo, le moine fut reçu par le Chevalier Demarest, supérieur de l’hôpital Saint Jean et grand Maître de l’Ordre des Hospitaliers de Malte. Ce château était beaucoup plus vaste que celui d’Elvas, une dizaine d’étages et des centaines de fenêtres, la croix de malte était incrustée sur le fronton du portail et encadrée par deux glaives. Demarest dit à Sylvestre que bientôt il faudrait mobiliser tous les royaumes chrétiens pour libérer la terre sainte et les populations chrétiennes de l’Orient de la menace musulmane. Les arabes avaient pris possession de l’Egypte ; bientôt ce serait tout l’Orient, et un jour tout l’Occident.
On ne parlait pas encore de croisade, mais les ordres guerriers y pensaient depuis longtemps. « Rejoignez nous, votre réputation de guerrier est connue partout ». Andrade savait que l’évêque de Braga était membre de l’ordre. Mais il n’était pas d’accord et restait persuadé que tout individu avait la liberté de choix de sa religion : la conversion par la force lui semblait une erreur. Curieuse conviction de la part d’un missionnaire ! Bref, le moine refusa la proposition.
La deuxième attaque de la Maliceira se fit à 10 encablures de Leptis Magna, aux portes du désert libyen. Les aqueducs romains fournissaient une des rares sources d’eau potable sur cette côte africaine désertique. C’est pourquoi les pirates attendaient tous les bateaux faisant route vers cette grande capitale des temps passés. A l’aller, pas d’attaque ; les portugais accostent sans difficultés et prolongent l’escale. Andrade découvre la majesté de ces ruines gréco-romaines, les plus belles qu’il pourra contempler dans ses voyages. Il déplore alors la trop faible pénétration en Galice de cette civilisation grecque qui précéda les Romains.
Au retour, le Capitaine Noronha avait prévu que l’attaque des pirates serait inéluctable. Andrade en réfléchissant se dit que la parade la plus efficace serait celle des assiégés dans un château, donc, à défaut de pierres, la poix enflammée. Ils firent des provisions de poix et de vinaigre. L’attaque eut lieu en pleine journée ; quatre embarcations les entouraient ; une pluie de flèches assaillit les pèlerins et l’équipage. Andrade dit aux défenseurs de laisser les pirates commencer leur escalade et de contre-attaquer à son commandement. Dans une première phase, les marins et pèlerins versaient des seaux de poix brûlante sur les pirates et, aussitôt après, des seaux de vinaigre. La douleur était épouvantable, bien pire que sur un champ de bataille. Le moine Andrade restait un guerrier !
Le combat des deux étalons blancs dans le Chott-el-Arab
Au port de Balbek, les pèlerins débarquèrent ainsi que Sylvestre Andrade et son coursier blanc. Découvrir Jérusalem, Damas et Bagdad d’abord. La basilique du Saint Sépulcre à Jérusalem se préparait à fêter Noël ; l’archevêque catholique et les métropolites des différentes églises d’Orient concélébraient la messe ; les fidèles étaient très nombreux. Cependant des rumeurs parcouraient les fidèles massés sur le porche. Une inquiétude profonde sur l’avenir immédiat : « on disait que les troupes du calife de Damas étaient passées sur le Jourdain, prêtes à mettre à sac la ville sainte ». Dans le couvent bénédictin, où Sylvestre et son étalon blanc avaient trouvé refuge, les moines évoquèrent de nombreux exemples de religieux massacrés. « Qui était Salah-el-Din, ce prophète de la guerre sainte ? Un vizir du calife et un guerrier kurde de Mossoul. Peut-être parviendra-t-il à prendre le pouvoir à Damas, à défaut ce sera son fils ou petit-fils ! Sa famille prétend descendre de l’Imam Hussein, le fils du Prophète. Et pourtant ces Kurdes ne parlaient même pas arabe, ils connaissaient à peine le Coran ! Méfie-toi à Damas et à Bagdad ; ce combattant saura que tu montes un étalon blanc, il t’en voudra. Il vient d’ailleurs de ramener une pouliche blanche du Yemen : on l’appelle aussi le héros au cheval blanc ».
Andrade quitta Jérusalem au printemps, les Arabes n’avaient pas fait le siège de la ville et il parvint sans encombre à Damas. Cette belle capitale avait apporté au temps des Omeyyades tant de prospérité et de tolérance à son empire, par exemple en Andalousie. Les Califes maintenaient la coexistence pacifique des trois religions : les mosquées, les églises et les synagogues étaient pleines de fidèles, comme d’ailleurs à Jérusalem. Les bazars regorgeaient de marchandises. Bref une impression de paix et de prospérité. Pourvu que cela dure ! Sylvestre ne voulait pas s’éterniser ; il savait que le chemin était long pour atteindre Bagdad et surtout pour traverser l’Arabie. Il voulait éviter les hivers rudes des montagnes du Yemen et y parvenir au printemps suivant.
En quittant Bagdad, Andrade devait traverser le Chott-el-Arab et l’estuaire de l’Euphrate. C’est dans ces marais insalubres qu’il dut affronter seul les troupes et les gardes du corps de Salah-el-Dinh. Andrade venait de tuer et de plumer une magnifique outarde, quand une voix outrée lui dit : « comment ose-tu, toi un étranger infidèle, occuper mes terres et monter un cheval blanc, qui est réservé aux nobles et au calife ? ». « Seigneur, noble je le suis, et je suis digne de cet étalon : Khramsin a vaincu tous ceux qui l’ont défié à la course et au combat ». Le vizir accepta le défi ; ils se dirigèrent vers un talus de terre battue aménagé en champ de course ; les soldats installèrent une tribune et le combat fut conduit comme un tournoi. Andrade parla à son étalon pour l’encourager et le signal fut donné par le vizir.
Les deux étalons étaient retenus par les soldats et suffisamment éloignés pour qu’ils puissent se confronter au galop. Comme pour un tournoi, ils foncèrent comme des béliers et se cabrèrent dressés les pattes en avant ; le combat fut long et incertain, jusqu’au moment où Khramsin parvint à mordre l’encolure de son adversaire et à le rouler à terre. Le combat fut déclaré terminé ; le vizir accepta la défaite : « que veux-tu comme récompense, Chevalier Andrade ? ». Réponse inattendue : « Khramsin décidera et je sais ce qu’il veut ». L’étalon blanc se dirigea vers une charrette où le vizir avait installé sa pouliche blanche du Yemen ; il la réservait pour son étalon. On ouvrit la porte arrière de la charrette et la pouliche descendit, flaira l’étalon d’Andrade, fit quelques façons et se fit saillir aussitôt. Ainsi le descendant du cheval du Prophète aurait un descendant, peut être celui que chevaucheraient les héritiers de Salah-el-Dinh !
Comment Andrade restitua son étalon aux Mohawias et devint découvreur.
L’odyssée du Sieur Andrade au cours des vingt années qui suivirent est mal connue. On sait qu’il descendit le long de la côte d’Arabie jusqu’au Yemen pendant deux mois. D’Aden il se rendit dans la tribu des Mohawias, expliqua le serment de restitution auprès d’El-Hadj-Mohawia et son long voyage, puis la rencontre avec la jument blanche. Pour les arabes, le respect de la parole donnée est un acte de foi et d’honneur : ils n’avaient pas oublié Khramsin, le descendant du cheval du prophète. Le cheval blanc fut gratifié d’un seau d’avoine et Sylvestre fut remercié par une fête de trois jours.
Il reprit la route, arriva au port d’Aden et trouva un boutre qui devait le conduire de l’autre côté du Bab-el-Mandeb. Ensuite on perd sa trace en 1060. En fait, le propriétaire du boutre avait négocié avec des pirates, expliquant que ce voyageur valait une rançon. Il fut ligoté pendant la nuit et transféré sur un autre boutre, pour être livré à un marchand d’esclave, qui allait prendre livraison de jeunes noires à Zanzibar.
Pendant cinq années, prisonnier enchaîné, Andrade suivit la caravane le long de la côte, puis il parvint à s’évader.
L’évasion de Sylvestre et le gouffre des cobras
Après avoir dépassé des plaines fertiles et franchi un rapide, la caravane s’était engagée dans un désert de cailloux très hostile et la progression était très lente. De jeunes esclaves noires avaient été capturées : elles étaient enchaînées et se suivaient à la queue-leu-leu. La surveillance s’était relâchée, Sylvestre n’avait plus de chaines aux pieds, mais une simple corde. Le soir il conversait avec les chameliers et dormait couché contre les flancs d’un chameau. Le marchand d’esclave, chef de caravane, avait écouté le récit du combat des deux chevaux blancs et conçu une grande estime pour ce moine-combattant. Comme dans deux semaines on devait arriver à Zanzibar, où il serait sûrement revendu à un autre intermédiaire, il ne pensait qu’à son évasion. L’archipel du sultanat de Zanzibar était à l’orée de l’océan indien une prison d’où il serait très difficile de s’évader, il fallait partir avant. Le marchand lui avait fait la recommandation suivante : « en arrivant tu seras enchainé dans la prison du fort : il faut demander l’intervention du père portugais Azevedo : il enverra des courriers à Don Portimão pour que l’église paie ta rançon ». Sylvestre lui avait répliqué : « depuis 20 ans ils m’ont oublié, il est fort possible que l’évêque soit mort ». Bref Sylvestre ne croyait pas à cette solution : il s’évaderait !
L’occasion de s’évader se présenta une nuit sans lune, les gardiens dormaient tous, il n’y avait même pas de sentinelle. Il ne restait plus qu’à s’enfoncer vers l’ouest dans le désert. Il était sûr que les chameliers épuisés ne le poursuivraient pas, il ne serait qu’une marchandise perdue !
Une arrête rocheuse annonçait une région de montagne, il fit cette nuit là une dizaine de lieues et se coucha épuisé. Le lendemain matin, il fut arrêté par un ravin sombre : il descendit et découvrit une suite de grottes, témoignant d’un habitat très ancien. Il cherchait de l’eau : pas un ruisseau ou un puits, mais un espoir, un gouffre pas très profond, des traces d’humidité et des reflets luisants au fond. Alors il prit une corde et descendit son sceau. Oh ! Terreur, quand il remonta la corde, des cobras jaunes très longs se dressèrent avec des tintements terrifiants en le fixant de leurs gros yeux : des serpents à lunette, tous mortels ! Il était déjà hypnotisé quand une ombre se profila dans le ciel : un vautour descendit su ciel en piqué et saisit le cobra le plus proche dans ses serres en déchiquetant sa tête, les autres se sauvèrent. Il l’avait échappé belle et se méfierait de tous les trous ! Il n’avait rencontré personne, mais au bout d’une semaine, il croisa une caravane qui transportait les épices de l’océan indien vers les grands lacs et il la suivit. On n’abandonne pas un voyageur égaré dans le désert.
La traversée de l’Afrique.
Alors Sylvestre traversa l’Afrique australe jusqu’en Angola. La caravane s’arrêta sur les bords d’un immense lac ; son chef expliqua qu’il y livrait des épices et du sel, en suite il repartait à Zanzibar. Sylvestre avait compris que le climat avait changé, il était très humide et bientôt le désert cèderait la place aux marécages et à la forêt : elle deviendrait très dense, il n’y aurait plus de piste, donc il lui faudrait progresser en pirogue sur les fleuves. Après avoir pris place sur un bateau de pêche, il arriva sur l’autre rive et commença son long périple.
Aucune de ces contrées n’était connue des Européens : il vit des animaux étranges et inconnus qui peuplaient la savane, des sauvages de petite taille dans la forêt et des tribus primitives géantes dans la savane. On les nommera plus tard Massaï. Les paysages étaient grandioses ; les cataractes infranchissables se devinaient à l’horizon par des nuages de vapeur montant jusqu’au ciel. Les forêts vierges exubérantes étaient impénétrables, il fallait trouver des pirogues le long des fleuves … Enfin un obstacle était l’extrême diversité des langues et des dialectes, au cœur de l’Afrique, les indigènes ne parlaient pas arabe : il fallait se faire comprendre par geste. Dernier obstacle : il n’avait pas d’argent ou d’or. Comment payer son transport et sa nourriture : en nature, comme porteur ou comme soigneur ! Les indigènes étaient souvent blessés et affaiblis par la maladie.
Aucun des ces peuples n’était christianisé ou islamisé ; ils se contentaient de vénérer la nature. Fallait-il les convertir et les coloniser ? Il n’en était pas sûr. Leur seule richesse était le bétail ; mais les femmes adoraient l’argent et l’or. Le commerce avec l’Occident les rendraient cupides.
C’est donc vers 1070 que le Père Andrade regagna Braga : 40 ans s’étaient écoulés ; ceux qu’il avait rencontrés étaient morts. Et pourtant la légende du moine au cheval blanc, était connue de tous. On avait oublié parfois le nom d’Andrade, mais pas la prouesse du vainqueur du siège de Badajoz. Andrade se retira au monastère d’Elvas et il mourut, comme l’avait prévu Sœur Anna, à 80 ans.
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