Comme je suis quelqu’un de poli, les tourtereaux, je les laisse entre eux. Ils se sont éloignés dans le lac en s’ébrouant, en se giclant et en riant sous cape. J’en avais assez vu. À la Rote Fabrik, j’ai commandé un pousse-café sans café en devant subir le regard apitoyé de la jeune serveuse. Lorsqu’elle m’a apporté le Schnaps, j’ai été piqué sur le bras par un ignoble moustique, un culens pipiens. Au moment où j’ai voulu l’écraser, je me suis souvenu d’un vieux truc pour faire éclater les moustiques, un amusement génial si l’on est prêt à supporter pendant plusieurs jours des démangeaisons.
« Regardez bien ! », ai-je lancé à la serveuse.
J’ai d’abord compressé ma peau à droite et à gauche de la trompe afin de resserrer mes pores et d’empêcher l’insecte de retirer son arme de ma chair. Peu à peu, la pression capillaire a fait gonfler le moustique qui est devenu deux fois puis trois fois plus gros que nature et qui a éclaté après quatre ou cinq minutes.
Évidemment, le résultat n’est pas une explosion à proprement parler et le moustique s’est dégonflé, laissant une tache de sang environ dix fois plus grosse que son cadavre. Ecœurée, la serveuse est repartie, moi, cela m’avait beaucoup amusé de voir avec quel désespoir le moustique avait tenté de se libérer, comment il avait tiré sur sa trompe et comment il s’était dilaté telle une pâte à levure sur le feu. Je ne pense pas que les moustiques soient d’une quelconque façon préparés à affronter un sort aussi improbable et je sais bien évidemment qu’ils ne disposent pas de capacités expressives, mais je n’en voyais pas moins en lui l’impertinent baigneur méditerranéen réduit à la taille d’un insecte. Il s’était débattu et tortillé et moi je lui avais intérieurement chuchoté : tu vois, voilà ce qui arrive lorsque l’on n’est jamais rassasié et qu’on n’a pas de limite.
Marie-Claire dormait déjà lorsque je me suis glissé contre elle, nous avons fait l’amour au cours de la nuit. Elle était tendre, sensuelle et réconfortante, je lui ai demandé pardon de façon muette et ses douces caresses m’ont servi d’absolution. Mais je me suis soudain bêtement souvenu du moustique, et le sang a giclé de ma piqûre de la façon dont il avait giclé d’un coup hors du corps l’insecte. En guise de consolation, Marie-Claire m’a préparé une tartine de beurre et de confiture aux groseilles faite maison. Cela n’a pas suffi à me remettre sur les roues.
J’ai été arrêté six jours plus tard sur mon lieu de travail à l’université. Bliggenstorfer, le recteur, a lui-même accompagné les deux fonctionnaires dans mon bureau, deux ridicules silhouettes en costumes confectionnés expressément pour la police criminelle. On aurait dit qu’ils avaient été habillés par Caritas. Le plus jeune portait un veston fuchsia d’où émergeait un cou rachitique, l’autre ressemblait à une tapisserie médiévale non figurative.
Ils avaient découvert deux jours auparavant le corps de Sidonia dans le barrage de la Werdinsel. Il était resté accroché à une turbine, son corps avait dû tourner dans le mécanisme pendant plusieurs heures.
Ils m’ont conduit à Zurich au poste de police où ils m’ont interrogé pendant tout l’après-midi. « Vous étiez avec Sidonia Soguel à la Rote Fabrik, on vous a vu, vous n’allez pas le nier ? »
Il me regardait avec des yeux de soûlard, comme si j’étais une bouteille de Schnaps qu’il n’arrivait pas à déboucher.
« Vous avez commandé trois décis de rouge, la femme un blanc limé, et vous êtes allés nager. Nu, pour être exact. Alors que c’est interdit, là-bas. Je croyais que les romanistes étaient des gens cultivés. J’ai dû me tromper. »
Son compère ricanait et gribouillait quelque chose sur son bloc-notes.
« Nous savons tout sur vous. Vos préférences. Vous aimez Cendrars, non ? Kambli, aidez-moi.»
« Blaise Cendrars, en fait Frédéric Sauser, écrivain français d’origine suisse… »
« … et porc dévoyé, on peut le dire comme ça, non, Kambli ? »
« C’est parfaitement exact et légitime de le dire ainsi, chef. »
« Ça se présente mal pour vous, professeur. »
Il souriait en me montrant ses dents gâtées.
« C’est interdit d’aimer Blaise Cendrars ? »
« Ne commencez pas comme ça avec moi, maudit rat de bibliothèque ! On sait bien ce que des gens comme vous ont dans la tête. Fumer de l’opium. Agacer des petites filles entre les jambes. Sucer du sucre candi et vivre aux crochets de la société. Mais ici, on n’est pas sur le Lotterberg, comment il s’appelle, Kambli ? »
« Monte Verità, a répondu ce dernier, ça veut dire Mont de la Vérité. »
« Mont de la Vérité, parfait ! Je note pour l’album de poésie de mon cadet. Mais ici on est à Zurich. Bien. Vous êtes donc allé nager. »
« Je ne suis pas allé nager. »
« Puis vous avez encore bu un Träsch. Et fait un jeu pervers avec un moustique. Il était environ 21h.30. Sidonia Soguel n’était plus avec vous. Parce que vous l’aviez déjà noyée. »
« C’est absurde. Je ne sais pas ce qui s’est passé. Je les avais laissés les deux seuls. »
« Les deux ? »
« Sidonia et l’autre. »
« Ah, le troisième homme. Excellent, très original. Vous lisez trop, mon cher lettreux, beaucoup trop. »
« Il s’appelle Severino Pozzi. Il a vécu à Genève. »
« Tu ne t’en tireras pas comme ça, mon vermillon des lettres. »
« Vous allez certainement le trouver. »
« Kambli, vérifie ! »
Le fonctionnaire de police calé en littérature s’est levé et a quitté la salle d’interrogatoire.
« Parfait. Maintenant que nous sommes seuls, nous allons parler d’homme à homme. Je veux dire que je vous comprends. Cette femme des Grisons, je veux dire, moi aussi j’ai passé des vacances en Engadine. Le diable sait ce que ces femmes de Chalanda Marz provoquent. Ce sont des primitives pulsionnelles. Je ne veux pas dire par là qu’il faut toutes les jeter au fond du lac… »
« Sidonia était une femme formidable. »
« Et elle s’est fait mettre enceinte par ce Casutt. Nous avons vérifié. Un mec repoussant. Il écrit des poèmes, ou quelque chose comme ça. Répugnant. Vous saviez qu’ils étaient parents ? »
« Sidonia et Casutt ? »
« Dans les Grisons, ils sont tous parents. De la pure consanguinité. Vous avez déjà vu le fils ? Il est pas beau à voir. »
« Qu’est-ce qu’il va se passer, maintenant, avec Nino ? »
L’homme a reniflé et s’est essuyé la morve du dos de la main.
« Il aura une famille d’accueil. Des éleveurs de cochons dans l’Oberland. De bons chrétiens, notre service de la jeunesse y veille. Au fond, le gamin a de la chance. On ne peut évidemment pas réparer les dommages héréditaires, mais, au moins, il se sort de ce trou à merde pseudo poétique. »
À ce moment, Kambli est revenu avec une expression triomphale.
« Et alors, qu’est-ce qu’il se passe ? »
« Nous l’avons effectivement trouvé, ce Pozzi. À Genève, comme il l’a dit. »
« Et voilà ! »
« Pas trop vite, mon ami. Pozzi était lieutenant dans les troupes de défense aérienne. Jusqu’au jour où un Pinzgauer* lui a roulé sur les genoux. Il est maintenant sur une chaise roulante, amputé des deux jambes. Il écrit des romans de gare. »
« Encore un putain d’écrivain. Il n’y a que ça, sur terre ? Il était comment, déjà ? »
«Avachi. Ivre. Rêveur. Suicidaire.»
« Comment imaginer cet homme venir à Zurich ? »
« Il va à peine jusqu’au bistro. »
« L’imaginer se baigner ? »
« Se baigner sans jambes ? Difficile, chef. »
« L’imaginer noyant une femme des Grisons vigoureuse et saine ? »
« Impossible, chef, impossible. »
C’était pas possible. Je l’avais vu, pourtant. Sa grimace stupide, le regard lubrique qu’il avait jeté sur Sidonia… Est-ce que je m’étais trompé ? Mais c’était qui, si ce n’était pas Pozzi ?
J’ai alors dit ce que je n’aurais jamais cru devoir dire un jour :
« Je crois que j’ai besoin d’un avocat. »
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*Pinzgauer : camion militaire autrichien devenu très à la mode