Ce texte est le premier des quatre chapitres qui constituent la première partie du livre d’Alenka Zupančič, Esthétique du désir, éthique de la jouissance.
Alenka Zupančič, Esthétique du désir, éthique de la jouissance, Lecques, Théétète, 2002.
Dans Fenêtre sur cour, Hitchcock aborde un sujet fort intéressant : qu’est-ce qui fait la différence entre une appréciation esthétique “détachée” et une fascination qui bouleverse le spectateur et engage son désir. James Stewart, immobilisé par le plâtre qui entoure sa jambe et ses hanches, passe ses journées à observer les gens qui vivent dans le bâtiment en face du sien. Le matin, il reçoit la visite d’une infirmière, le soir, celle de sa fiancée. C’est Grace Kelly qui incarne ce rôle : plus belle que jamais, riche de surcroît, et complètement amoureuse de Stewart. Or, celui-ci semble à peine la voir, sans parler de la désirer ou de vouloir l’épouser. Donc, leur affaire ne marche pas trop bien et ils sont sur le point de rompre. Cela commence à changer lorsqu’ils trouvent un intérêt commun : il se passe des choses bizarres dans l’un des appartements d’en face où tout semble indiquer que le mari a tué sa femme. Les voici qui jouent aux détectives ensemble, et elle d’endosser le rôle classique de la secrétaire du détective qui est en même temps sa maîtresse, son assistante et sa meilleure amie. Cela la rend un peu plus optimiste en ce qui concerne leur histoire, même s’il ne manque pas de lui rappeler que le détective n’épouse jamais sa secrétaire à la fin. Mais un changement décisif intervient quand elle monte dans le bâtiment d’en face jusqu’à l’appartement du supposé meurtrier (en l’absence de ce dernier) à la recherche des traces du crime. Il l’observe de sa fenêtre, la voit fouiller dans l’appartement et se faire surprendre par l’homme en question. Cette courte séquence change tout : Stewart se comporte comme s’il voyait Kelly pour lapremière fois, elle capture absolument son regard, il n’arrive plus à en détacher ses yeux. Sans qu’un mot ne soit prononcé à ce propos, tout est clair pour le spectateur : maintenant, il la désire. Qu’il l’aime ou non, c’est une autre histoire, mais elle est incontestablement (et littéralement) entrée dans la fenêtre de son fantasme et est devenue l’objet de son désir.
Un des intérêts principaux du film consiste précisément dans cette transformation de Grace Kelly en sujet-objet de fascination. On a presque l’impression que n’importe quelle femme, se trouvant à sa place dansl’appartement d’en face, aurait eu le même effet sur Stewart, ce qui est d’ailleurs souligné par le fait que son extrême beauté ne soit pas parvenue avant à faire succomber le héros à ses “charmes naturels”. Elle ne le fascine donc pas par sa beauté physique, mais par cette autre beauté qui la contamine lors de son passage dans l’appartement d’en face. Elle y gagne un éclat qu’elle n’avait pas auparavant. On pourrait dire que le personnage de Grace Kelly ne “prend forme” qu’à ce moment-là et qu’avant, en dépit de son apparence admirable, elle reste complètement “informe” pour Stewart qui a l’air de regarder à travers elle comme si elle était translucide. Voilà un exemple emblématique de ce qu’on pourrait appeler l’effet esthétique d’une certaine structure.
Un autre exemple éclatant et classique de cet effet nous est fourni parAntigone. Il est tout à fait frappant que dans son commentaire de la pièce, qui se situe dans un contexte éthique, Lacan ne cesse de parler de l’éclat d’Antigone, de sa “beauté sublime”, qu’il la définisse comme “image centrale” par rapport à laquelle routes les autres images s’évanouissent. Il avance que par rapport à l’ensemble du spectacle de la tragédie, “le spectateur” est plus “auditeur” qu’autre chose, tandis que la figure d’Antigone demande et produit le spectateur. On pourrait surenchérir en disant qu’à la seule lecture de la pièce, il y a quelque chose de l’ordre de l’image qui se dégage pour le lecteur par rapport à l’héroïne (et qui n’est évidemment pas à confondre avec ce que lecteur s’imagine par rapport aux personnages du drame, la manière dont il les voit dans son imagination). Mais si ce quelque chose est de l’ordre de l’image ou du visuel, il faut préciser qu’il s’agit d’un visuel ou d’un “voir” qui s’apparente surtout à un aveuglement. Si l’auditeur devient spectateur dans son rapport à Antigone, ce n’est pas parce que l’image de cette dernière est “plus visible” par rapport aux images des autres acteurs du drame, mais précisément pour la raison contraire. On remarque Antigone, elle se détache du fond, elle devient “visible” par un effet d’éblouissement. L’image par excellence, l’image fascinante, est en même temps celle qui nous aveugle, mais cet aveuglement, cet effet visuel, est produit par autre chose que le visuel lui-même, par un contexte ou cadre discursif (dans lequel, bien sûr, il faut aussi compter l’image comme moyen de narration) qui est le plus souvent un cadre éthique ou “pratique” au sens kantien du terme.
Si l’on revient pour un instant au cinéma, cet “art des images”, on peut se demander dans quelle mesure on y est vraiment spectateur, combien de fois il nous arrive de remarquer une image au sens où James Stewart remarque soudainement Grace Kelly. II faut avouer que c’est plutôt rare. Une image n’en est pas toujours une, et produire une “image sublime” au cinéma n’est pas nécessairement plus facile que de la produire, par exemple, en littérature. Sauf à se contenter de produire des images de l’Image, ce qui pourrait être une bonne définition des effets spéciaux : les explosions, le feu et la fumée, etc., autant d’images d’éblouissement, autant de tentatives ratées pour proposer une image du mystérieux éclat propre à quelques images sublimes. L’image de l’éclat n’est en effet pas la même chose que cette coïncidence de l’éclat et de l’image qui fait que l’image s’éclipse en s’exposant.
Qu’est-ce qui se joue là ?
Ce n’est probablement pas un hasard si Lacan parle de la “beauté sublime” d’Antigone, condensant ainsi deux termes théorisés séparément par Kant, qui représente lui-même une référence importante dans les chapitres concernés deL’Éthique de la psychanalyse. La différence entre le beau et le sublime qui, chez Kant, est une différence qui oppose dans leurs principes mêmes les deux phénomènes esthétiques (forme/informe, fini/infini, calme/mouvement) semble n’avoir aucune pertinence pour Lacan qui en parle comme s’il s’agissait d’une seule et même chose. On pourrait soutenir qu’en effectuant cette condensation Lacan avance une thèse importante : dans l’histoire de l’esthétique – ou bien dans l’histoire du jugement esthétique – le sublime a pris la place du beau, de façon qu’aujour d’hui on emploie le mot “beau”, au sens emphatique du terme, précisément pour des choses sublimes, tandis que l’autre sens du mot “beau” (une forme harmonieuse) a perdu sa valeur de jugement esthétique, tombant dans la catégorie de ce que Kant appelle l’agréable. Dans ce dernier sens, le beau devient l’équivalent du “mignon” : agréable à voir, apaisant pour les yeux ou pour l’esprit, sans plus. La grande “découverte” du sublime au cours de la seconde moitie du XVIIIe siècle ne serait alors pas simplement la découverte d’autre chose que le beau, mais bien l’indice d’une révolution qu’a subie la notion même de beau, aussi bien que notre sensibilité “esthétique”. On a l’habitude de lier le sublime à la grande période romantique, mais il ne faut pas oublier que son “noyau dur” persiste bien au-delà de cette période (et commence bien avant). Quel est donc le “noyau dur” du sublime ?
II s’agit de la prise en compte d’une menace permanente de la destitution du sujet, considérée comme constitutive de la subjectivité elle-même. Cela est très nettement discernable si l’on observe que la douleur ou le déplaisir changent de statut et deviennent une partie intégrante du sentiment esthétique. On connaît la fameuse phrase de Kant selon laquelle « l’objet est tenu pour sublime avec un plaisir qui n’est possible que par la médiation d’un déplaisir ». (1) Si on lit les pages de la troisième Critique consacrées au sublime, on s’aperçoit immédiatement qu’il s’agit là surtout d’un drame subjectif ou, plus exactement, d’un drame du sujet : face à une présence massive et déchirante d’une chose extérieure qu’il veut saisir, le sujet éclate, s’évanouit, et se trouve ensuite reconstitué au prix de l’incorporation de l’élément déchirant qui constitue désormais son point le plus fort (ce par quoi, et par quoi seulement, il est sujet)et son point le plus faible (ce qui menace de faire éclater toute subjectivité déjà constituée). C’est la raison pour laquelle le sublime est surtout associé avec le mouvement (2), celui-ci étant considéré précisément comme un signe de la subjectivité. Le trouble, l’inquiétude, la peine, la joie, l’emportement, l’enthousiasme témoignent tous d’un éveil subjectif. Cet éveil est souvent décrit par Kant en des termes qui ne manquent pas d’évoquer la “petite mort”, l’épreuve d’une jouissance. Le sentiment du sublime est « un plaisir qui ne jaillit qu’indirectement, étant produit par le sentiment d’un arrêt des forces vitales durant un bref instant immédiatement suivi par un épanchement de celles-ci d’autant plus fort ». (3) Cette image n’est pas gratuite. Elle peut être prise comme le témoignage de ce qui s’articule, si l’on suit l’idée de Lacan, comme une des deux “preuves de I’ existence du sujet”. Si la première tient au signifiant ou, plus exactement au shifter ‘je’ qui marque la place du sujet de l’énonciation, la seconde tient à la jouissance.
Dans le sublime, il s’agit effectivement d’une subjectivation qui passe par un affect, par un sentiment singulier, par un gain de plaisir la où on ne s’y attend pas, par une sensation qui met notre imagination devant « un abîme en lequel elle a peur de se perdre elle-même ». Cela constitue un trait fort intéressant de la philosophie kantienne. Car ce type de subjectivation n’est pas seulement propre au sublime qui – ce qui peut expliquer les choses – appartient à l’esthétique : dans l’éthique aussi, le sujet s’éveille en tant que sujet par le truchement d’un sentiment singulier que Kant conceptualise en termes de respect. Le respect est un sentiment a priori qui ne trompe pas, un sentiment “objectif” qui nous fait sentir la présence de la loi de liberté, et face auquel on ne peut rester indifférent. Le “plaisir négatif”, quant à lui, est le sentiment qu’éprouve le sujet lorsque quelque chose le dépasse et lorsqu’il se rend compte qu’il est sujet par cela même qui le dépasse, que c’est dans cet élément excessif que se situe sa subjectivité. Le fait de pouvoir penser l’infini comme réalisé (i.e. comme entièrement donné), ce vers quoi nous pousse l’expérience du sublime, « dépasse toute mesure de la sensibilité » et constitue un « élargissement de l’esprit, qui se sent capable de dépasser les bornes (Schranke) de la sensibilité dans une autre perspective (qui est pratique) ». (4) C’est pour cette raison que, finalement, le sublime est l’effet esthétique de éthique, l’éclat d’une situation où le sujet semble suivre autre chose que les lois de la causalité phénoménale, cette “autre chose” s’annonçant et s’éclipsant dans cet éclat même. On pourrait s’interroger sur la nature de cet éclat qui marque un entre-deux et qui est lui-même un entre-deux, une apparition assez fantomatique. Il a affaire avec le sensible, voire avec le sensuel, sans vraiment coïncider avec lui. Le terme le plus approprié pour le désigner serait peut-être celui de “suprasensuel” (ou de “supra charnel”), terme qu’invente Deleuze, dans son étude sur Sacher- Masoch, comme une autre traduction possible du Obersinnlich (qu’on traduit normalement par “suprasensible”), et qui signale précisément le passage du corps à l’œuvre d’art.
“L’esthétisation” de l’excès (le fait que l’excès puisse être apprécié esthétiquement, ce qui ne va nullement de soi) comme une des caractéristiques principales du sublime atteste d’une subjectivation relative à l’excès ou bien, plus directement, d’une subjectivation suscitée, provoquée, nécessitée, forcée par l’excès. Kant écrit : « En ce sens, la nature n’est pas considérée comme sublime dans notre jugement esthétique dans la mesure où elle engendre la peur, mais parce qu’elle constitue un appel (aufruft) à la force qui est en nous (mais qui n’est pas nature), force qui nous permet de regarder tout ce dont nous nous soucions (les biens, la santé et la vie) comme de petites choses… ». (5)Quelque chose est appelé, éveillé en nous, qui entraîne une nouvelle configuration subjective. On a affaire à une transposition du négatif, ou bien à un “élargissement” du sujet, qui comporte maintenant la négation même de son être (ses intérêts vitaux) comme affirmation de la vie réelle de cet être.
Ce qu’on obtient ainsi est une figure subjective où l’excès et le “sans-limite” sont attestés comme parties intégrantes du sujet par la joie qu’il peut ressentir dans la peine, c’est-à-dire dans la violence faite à lui-même en tant qu’être sensible.
Par rapport à cette question de la douleur et de la violence dans leur rapport au sublime, il serait intéressant de s’arrêter à ce mouvement dont parle Michel Foucault dans le chapitre « L’éclat des supplices » de Surveiller et punir.Au cours de la seconde partie du XVIIIe siècle s’est en effet opéré le grand changement qui a conduit de la pratique juridico-pénale fondée sur les supplices et leur exposition publique et spectaculaire, par identification de l’éclat des supplices à la vérité” (6), à la “naissance de la prison” et à une pratique punitive qui cherche à séparer le plus nettement possible le processus de la recherche “sereine” de la vérité, de la violence et de la douleur qu’on ne peut effacer tout à fait de la punition. Selon Foucault, l’une des raisons principales pour laquelle on substituera à des peines qui n’avaient pas honte d’être atroces des châtiments qui revendiqueront l’honneur d’être humains, est précisément le rôle central et en même temps (de plus en plus) ambigu du public, c’est-à-dire des spectateurs. Les peines atroces des inculpés étaient censées ériger une image éblouissante de ce qu’impliquait la transgression du Bien. Or, il arrivait que le peuple, au lieu d’être effraye et fascine par le spectacle, exprime son refus du pouvoir punitif, et parfois sa révolte, en essayant d’empêcher une exécution qu’il estimait injuste. Si la foule se presse autour de l’échafaud, écrit Foucault, ce n’est pas simplement pour assister aux souffrances du condamné ou exciter la rage du bourreau, c’est aussi pour entendre celui qui n’a plus rien à perdre maudire les juges, les lois, le pouvoir, la religion. « À l’abri de la mort qui va arriver, le criminel peut tout dire, et les assistants l’acclamer. » (7)
Cependant – et on arrive là à un paradoxe fort intéressant – on pourrait dire que ce n’est qu’au moment où la mort devient cette scène où l’indicible peut être dit, qu’on atteint le sublime au sens propre du terme. L’éclat des supplices, organisé et ritualisé par le pouvoir, n’est pas encore le vrai éclat sublime qui implique la subjectivation de la douleur par celui qui la subit, aussi bien que par celui qui la regarde. C’est au contraire un éclat qui instaure une distance ou une muraille inébranlable entre les spectateurs et la Chose. Soit les sujets sont figés devant un tel spectacle, sans qu’il y ait ce mouvement ultérieur (de franchissement) qui caractérise le sublime, soit ils participent activement au spectacle, en excitant la rage du bourreau par exemple, mais restent toujours du côté du “Bien”. C’est-à-dire qu’il est exclu que le spectateur puisse s’imaginer être l’objet de cette force dévastatrice, et y trouver un certain plaisir, ne serait-ce que “négatif”, cette possibilité étant ou bien trop effrayante, ou bien encore exclue par le fait que le sujet s’engage activement du côté du Bien, c’est-à-dire du côté des “forces de l’ordre”. Or, l’une des conditions principales du sublime est justement que l’imagination du sujet fasse cette expérience inouïe au cours de laquelle elle « s’abîme en elle-même, et ce faisant est plongée dans une satisfaction émouvante ». (8) Le spectacle de la douleur est aussi une expulsion de la douleur, tandis que le sublime fonctionne par une certaine appropriation de la douleur et de la violence. » Cette même violence, qui est faite au sujet par l’imagination, est considérée comme finale pour la destination de l’esprit tout entière » écrit Kant. (9) On pourrait donc considérer que ce n’est qu’au moment de la révolte des spectateurs (du peuple) que les supplices deviennent vraiment sublimes et produisent des héros, les “sujets-à-l’éclat”. Plus exactement, au moment de ce renversement, le héros du spectacle n’est plus le pouvoir qui le met en scène, mais le sujet qui subit les supplices. Ce qui est nouveau. On serait tenté de dire qu’après la grande période du théâtre des supplices et avant la “naissance de la prison”, on assiste à un autre moment fort singulier : la “naissance du héros” ou bien la “naissance du sujet” au sens moderne du terme – une naissance massive, puisqu’on voit naître le peuple en tant que héros-sujet du spectacle. Ce nouveau spectacle atteindra son paroxysme avec la Révolutionfrançaise, où les rôles seront inversés, où la salle deviendra la scène du spectacle et où l’on verra s’étendre ce sentiment d’enthousiasme lié le plus étroitement au sublime. On voit encore une fois ici dans quelle mesure le sublime lui-même est lié à un éveil subjectif, à la naissance du sujet en tant que quelque chose qui surgit d’une séquence révolutionnaire.
Mais on voit aussi dans quelle mesure l’un des éléments principaux du sublime, le “devenir-sujet” du spectateur, persiste dans ce qu’on a l’habitude de considérer comme les moments les plus “désublimés” de l’art moderne : l’abattement du mur “imaginaire” entre la scène et la salle, les tentatives pour subjectiver le spectateur en l’intégrant dans le spectacle, le passage de l’art du musée à la rue, etc., la ligne de démarcation entre le divertissement et l’art passant exactement entre le spectateur “passif” ou bien figé dans son rôle du spectateur, et un spectateur ému, trouble, éveillé à un “devenir-sujet” parl’œuvre d’art.
Chez Kant, le sentiment du respect et le sentiment du sublime ont un noyau commun : ils se rapportent à quelque chose dont la seule indication ou “preuve” est fournie par la résistance du sensible ou de la matière, par son inflexion, voire par sa souffrance, ou bien par la résistance que cette chose indéfinie oppose à l’intérêt des sens. II s’agit donc d’une friction qui résulte d’un mouvement relatif entre deux choses, dont l’une est déterminable (comme sensible) ou conditionnée, et l’autre inconditionnée et indéterminée. Cette friction est ressentie par le sujet comme un déplaisir ou une peine, mais lui inspire en même temps le respect pour cette chose inconditionnée/inconnue dans laquelle il peut reconnaître sa destination pratique, sa liberté. L’éclat sublime est ce qui résulte de cette friction.
Mais il se peut aussi que cet éclat n’ait pas lieu. Un très bon exemple nous est fourni par l’une des premières pièces de Paul Claudel, L’Otage, qui constitue, avec Le Pain dur et Le Père humilié, la trilogie des Coufontaine dont Lacan propose un commentaire très riche dans son séminaire Le transfert. Nous nous arrêterons sur cette pièce plus en détail dans la troisième partie de cette étude ; seul un fait, frappant, nous importe pour le moment : même si se trouvent réunis dans cette pièce tous les éléments de la tragédie et de l’art sublime, Claudel nous montre l’héroïne, Sygne de Coufontaine, sortant de son “épreuve éthique” agitée d’un tic du visage tout au long du dernier acte. Ce n’est pas “beau” et ce n’est pas non plus “sublime”. Cette particularité n’a pas échappé à Lacan : « Sans doute cette grimace de la vie qui souffre est-elle plus attentatoire au statut de la beauté que la grimace de la mort et de la langue tirée que nous pouvons évoquer sur la figure d’Antigone pendue quand Créon la découvre. »(10)
La langue tirée d’un être mort et le tic du visage d’un être vivant : le destin du beau (ou du sublime) semble se jouer entre les deux, or, si l’on y regarde de près, on s’aperçoit que la différence entre les deux positions ne se résume pas simplement à celle qu’il y a entre la vie et la mort, mais concerne la répartition de ces deux termes au départ même du drame. Dans Antigone, la mort figure comme la limite du sensible, comme son bord extrême, qui peut être de passe au nom de quelque chose dans lequel le sujet situe son vrai être. La mort est ici le lieu par excellence de cette friction dont nous avons parlé tout à l’heure, ce qui est souligné dans la pièce par la transfiguration de la mort, en tant que quelque chose qui nous arrive, en un lieu : Antigone est condamnée à être enterrée vivante dans le tombeau qui devient ainsi l’espace du dépassement, la scène de l’éclat sublime. Ce qui est important n’est pas que la mort ait lieu, mais qu’elle est lieu, le lieu où certaines choses deviennent visibles. C’est un peu comme si on étalait le bord extrême du corps, la peau, de façon qu’elle fasse scène pour la rencontre de ce qu’elle sépare normalement, à savoir l’intérieur et l’extérieur du corps. Voilà qui nous permet de proposer une nouvelle définition du sublime : le sublime est l’effet de la transformation de la limite entre deux choses (la limite qui n’a de consistance que par ce deux qu’elle divise ou sépare) en un lieu où ces deux choses empiètent et agissent l’une sur l’autre. C’est peut-être comme cela qu’on peut comprendre le “sans-limite” dont parle Kant à propos du sublime : non pas comme le passage d’un cadre limite à un espace illimité, mais comme la suspension de la limite même qui les sépare. On ne voit plus la limite, parce que ce qu’on voit, on le voit sur sa scène. La limite n’est plus à voir, elle est ce qui donne à voir. Cela implique que, dans le cas d’Antigone, ce qui est en jeu n’est pas la limite entre la vie et la mort, mais la limite entre la vie au sens biologique du terme et, pour employer les termes d’Alain Badiou, la vie comme capacité du sujet à être le support d’un processus de vérité. La mort est précisément le nom de cette limite entre deux vies, elle est ce qui nomme le fait qu’elles ne coïncident pas, qu’une des deux vies peut souffrir, voire cesser d’exister à cause de l’autre. La mort articule ensemble, tout en les séparant, les deux versants de la vie, elle est en quelque sorte leur point de capiton, elle est ce qui marque, cristallise, localise leur différence. Dans une situation “normale”, quotidienne, cette différence est floue, dispersée, les deux vies s’entremêlent sans qu’il y ait une ligne nette de démarcation. Elle est disséminée dans des dilemmes, des souffrances ou bien dans des moments de grand bonheur qui sont tous livrés à une ambiguïté irréductible. D’où la tentation du passage à l’acte qui met fin à cette ambiguïté.
Dans le cas de Sygne de Coufontaine, la situation est très différente. Tout d’abord, parce que la mort n’a pas cette valeur de limite. La mort (que Sygne accepterait volontiers si l’occasion s’en présentait) n’est ni une option, ni un enjeu. On peut même considérer que Sygne est déjà morte quand la pièce commence : elle continue à exister, mais en ayant perdu toutes ses raisons de vivre, c’est-à-dire justement toute possibilité d’être le support d’un processus de vérité. Elle attend la mort, elle n’a rien à perdre. Et pourtant, il s’avère qu’elle a quand même quelque chose à perdre, à savoir précisément la mort. Ce qu’on exige d’elle (au nom d’une Cause qui est déjà perdue, mais qui était sa Cause unique), c’est de vivre au sens emphatique du terme : de se marier, de faire l’amour, de procréer. Nous sommes vraiment dans l’envers d’Antigone qui, dans sa lamentation célèbre, se plaint justement de cela qu’elle ne pourra jamais se marier, éprouver les joies du lit conjugal ni avoir des enfants. Tout ce dont Antigone est privée constitue le martyre de Sygne, le détail crucial étant bien évidemment qu’elle doit vivre cette “résurrection” avec le meurtrier de sa Cause (et de ses parents). “La vie qui souffre” dont parle Lacan dans le passage cité plus haut est la vie qui ne peut pas mourir. Pour Sygne, la différence entre les deux vies se situe dans la vie elle-même, elle ne se cristallise pas, elle ne constitue aucune scène de “friction”, elle est cette friction même.
Dans le cas d’Antigone, l’autre vie (la vie inconditionnée) devient visible sur la scène de la mort comme ce quelque chose de la vie que la mort n’arrive pas à atteindre, à éteindre. Elle est donc visible per negativum, elle est visible par éblouissement, dans cet éclat qui est l’image même de ce qui n’a pas d’image. Le fait que la mort se transforme en lieu ou en scène où nous pouvons voir cette vie qui n’a pas d’image, implique précisément ce que Lacan appelle l’entre-deux-morts : la mort n’arrive pas à atteindre l’autre vie (ce qui serait, justement, la réalisation, l’accomplissement de la seconde mort). Dans le cas de Sygne de Coufontaine, c’est précisément cette présupposition qui change : même l’autre vie peut être atteinte par la mort, elle n’est pas nécessairement indestructible. La pièce est inaugurée par une situation paradoxale où la vie biologique a survécu à la mort de l’autre vie et, dans la mesure où il s’agit de ressusciter cette autre vie, cette résurrection ne peut plus passer par la mort en tant qu’élément “cristallisateur”. Plus exactement, l’entre-deux n’est plus un lieu ou une scène, il n’est plus ce qui donne à voir, mais ce qui est à voir, tel le tic sur le visage de Sygne. Au lieu de l’éclat “suprasensuel”, nous nous trouvons face à autre chose.
Et pourtant, même sans cet éclat sublime, nous sommes toujours dans l”‘esthétique”, dans l’art, face à un objet singulier qui n’est pas tout simplement un objet (empirique) parmi d’autres. Il n’y a pas que de l’art sublime. Plus précisément, il y a un sublime sans éclat, un art qui est fidèle à un autre aspect du sublime que celui de l’éclat. Si, quant à lui, l’art de l’éclat fonctionne toujours comme une mise en présence de l’absence (ou bien, comme on le dit souvent par rapport à la conceptualisation kantienne du sublime, une “présentation de l’imprésentable”, une représentation “par défaut”), on pourrait dire qu’il y a une autre veine de l’art, qui est plutôt une mise en présence de la présence elle-même, d’une présence en trop. II est vrai que cela mène souvent à la comédie, mais pas immanquablement. Une partie importante et déterminante de l’art du XXe siècle (ce qui ne veut pas dire qu’on en trouve pas des exemples auparavant), est constituée précisément par l’art qui se détourne du sublime dans sa dimension de l’éclat et poursuit un autre aspect du sublime : celui de la constitution du sujet face au réel comme présent. L’art qui n’est ni beau ni sublime au sens classique du terme, mais qui l’objet qui donne à penser, qui nous trouble et nous engage d’une manière bouleversante.
Gerard Wajcman a souligné à juste titre que la question de l’art moderne, et surtout de la peinture, se formule ainsi : « Comment accéder au monde autrement que par l’image ? Comment viser au monde, le réel, sans du même coup faire tomber, interposer la surface, l’écran de la représentation ? ». (11)On pourrait ajouter que cette “hostilité” envers l’image est dirigée précisément contre l’image en tant qu’éclat, en tant qu’éblouissement fonctionnant comme dernier écran qui sépare de la Chose, du réel. Autrement dit, elle n’est pas dirigée tout simplement contre l’image en tant qu’image, mais plutôt contre l’image comme effet (imaginaire) du réel, c’est-à-dire comme quelque chose qui colle au réel et en donne une représentation fausse, une “méprésentation”. Elle est dirigée précisément contre l’image sublime, non plus considérée comme un accès (et même le seul possible) au réel, mais comme une défense possible par rapport au réel. “Faire voir le réel”, c’est ce qu’on pourrait appeler l’éthique de l’art moderne.
Une des conséquences “matérielles” de cette configuration est que, face à une telle œuvre d’art, on ne dira pas “c’est beau”, mais “c’est bien”. Certes, on dit souvent “c’est bien” en faisant référence à l’aspect technique de quelque chose : “c’est bien fait”, “c’est bien foutu”. Mais on ne manquera pas de remarquer qu’il y a aussi, dans le champ esthétique, un emploi du “c’est bien” qui est un emploi plus emphatique, absolu. “C’est bien” peut avoir la valeur d’un vrai jugement esthétique, et cela mérite notre attention.
Qu’implique cette entrée du “bien” dans le domaine esthétique ? II est assez intéressant de remarquer que pendant des siècles les peintres ont peint des idées morales (c’est-à-dire, à l’époque, des idées ou des scènes religieuses) et que cela produisait du beau. En revanche, lorsque les “beaux arts” se détachent de l’horizon moral et religieux, cela produit du “bien”.
Il est possible de discerner ici un nœud singulier entre l’éthique etl’esthétique. On est d’habitude plutôt hostile à l’articulation de tels “nœuds”, car ils semblent aller à l’encontre de l’autonomie de chacun des champs. Mais ce qui nous oblige à formuler ici la question de ce nœud, c’est précisément le fait qu’il apparaît dans toute sa rigueur au moment même du détachement des deux champs, c’est-à-dire au moment où le champ esthétique gagne son autonomie, où l’art n’est plus censé représenter certaines idées morales ou religieuses, à une époque où on n’intente plus de procès (ou très rarement) contre un Flaubert ou un Baudelaire. Il s’agit donc d’un nœud entre l’éthique et l’esthétique qui n’a rien à voir avec l’aspect thématique, ni avec une valeur symbolique du beau par rapport au bien.
Dans L’éthique de la psychanalyse, Lacan propose une perspective intéressante à une certaine “dialectique” du bien et du beau/sublime par rapport à la Chose, das Ding. II définit le bien comme ce qui dresse une première muraille sur la voie de notre désir (qui vise la Chose). Le bien est ce qui peut arrêter le désir sur sa voie, ce qui nous fait hésiter devant l’au-delà qu’il délimite. Mais si le bien dresse une première muraille, le beau en dresse une deuxième. Le beau est un élément « du champ de l’au-delà du principe du bien » qui donne sa structure au fantasme désigné par Lacan comme « un beau-n’y-touchez-pas ». (12) Le beau a pour effet de suspendre, d’intimider le désir et de jouer le rôle du dernier écran de la Chose. Son éclat n’est rien d’autre que cet écran même. L’exemple d’Antigone est effectivement emblématique de ce mécanisme. Étant elle-même une incarnation du désir, étant elle-même un “désir visible”, elle est ce qui prend forme entre le spectateur et cette Chose qu’elle vise. II y a là un terme respecté par Sade lui-même, à savoir « la beauté insensible aux outrages » (13) – un terme qui justement n’est plus là, ou qui n’est plus respecté dans le cas de la pièce de Claudel lorsqu’il nous montre son héroïne agitée d’un tic du visage. Et pourtant, ” elle est « bien », cette pièce. On voit, pour ainsi dire, la Chose, et on dit “c’est bien”. C’est quand même étonnant.
On peut donc se demander si les deux “biens” – celui qui constitue la première muraille face au désir et qui délimite et rend possible l’espace du beau, et celui qui constitue le jugement esthétique quand les limites du beau lui-même sont dépassées sont du même ordre. S’il paraît assez clair que la réponse est négative, quelle est alors la différence entre les deux ? Commençons plutôt par une autre question, qui constitue l’envers de la première : pourquoi dans un certain contexte la douleur n’est-elle plus belle ? Ya-t-il un processus immanent à l’esthétique qui pourrait rendre compte de la différence entre la douleur “sublime” et la douleur qui ne l’est pas ?
Une réponse simple serait de dire qu’il y a une différence importante entre faire voir le réel de la douleur elle-même, et faire voir la douleur comme effet d’un autre réel que vise le désir de celui qui subit la douleur. Et on pourrait considérer qu’une partie importante de l’art moderne s’est dédiée justement à faire voir le réel de ce qui, par ailleurs, est l’effet ou l’écran d’autre chose. On pourrait alors parler d’une interrogation esthétique portant sur un certain effet esthétique de quelque chose qui n’appartient pas à l’esthétique. II s’agirait la d’interroger le pouvoir propre à l’esthétique ou à l’art, aussi bien que sa capacité problématique à être le moyen ou le vecteur d’autre chose. C’est précisément cette tentative pour réinscrire l’esthétique dans le “plan de l’immanence” qui fait surgir une éthique propre de l’esthétique, ”l’art bien”. L’œuvre d’art comme acte : l’art moderne cherche souvent, non pas simplement à “représenter” un acte, mais à accomplir lui-même un acte” (14), un “acte esthétique” bien évidemment, qui produit de l’esthétiquement bien. “C’est bien” comme jugement esthétique se réfère précisément à cette capacité de l’art d’être lui-même un acte, c’est-à-dire à la capacité qu’il a de faire voir ou, plus exactement, de faire surgir un réel là où on ne le cherche pas nécessairement.
Il faut cependant préciser que ce nouage singulier de deux choses, qui s’est produit précisément au moment où se défaisait le nœud entre les champs respectifs de ces deux choses (en l’occurrence, l’éthique et l’esthétique), n’est pas spécifique à l’esthétique ou à l’art. On le rencontre en politique, en science, en philosophie, en psychanalyse, … dans la mesure – ce qui est loin d’être toujours le cas – où elles refusent de se mettre au service d’un bien extérieur à leur propre champ. Ce surgissement de l’éthique dans des champs différents n’a donc rien à voir avec ces “comités éthiques” qu’on voit fleurir aujourd’hui, et qui sont censés veiller sur tel ou tel “domaine” particulier pour empêcher des possibles excès. L’éthique dont on parle est universelle, non pas comme un domaine qui “coiffe” tous les autres en leur imposant la même notion du Bien, mais précisément en cela qu’elle est corrélative à la non-existence d’un Bien “général”, c’est-à-dire comme traversant, et bouleversant de façon immanente, les différents champs de l’activité humaine.
Ainsi peut-on parler d’un acte politique, d’un acte scientifique, d’un acte philosophique, d’un acte psychanalytique, d’un acte artistique.
Quant au nœud spécifique entre l’éthique et l’esthétique, nous proposons de l’aborder à travers deux notions, celle de forme et celle de sublimation, en prenant la forme comme “moment esthétique de l’éthique” et la sublimation comme “moment éthique de l’esthétique”.
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(1) Emmanuel KANT, Critique de la faculté de juger, Vrin, 1989, p. 98, (traduction modifiée).
(2) “En effet, le sentiment du sublime se caractérise par un mouvement de l’esprit lié à la considération de l’objet, tandis que le goût pris à ce qu’il est beau présuppose que l’esprit soit dans un état de calme contemplation et l’y maintient. » Ibid., p. 87. « L’esprit se sent mis en mouvement dans la représentation du sublime… » Ibid., p. 97.
(3) Ibid., p. 85
(4) Ibid., p. 94.
(5) Ibid., p. 100
(6) “Instaurer le supplice comme moment de vérité. Faire que ces derniers instants où le coupable n’a plus rien à perdre soit gagnés pour la pleine lumière du vrai. […] le vrai supplice à pour fonction de faire éclater la vérité. » Michel FOUCAULT, Surveiller et punir, Gallimard, 1975, p. 47-48.
(7) Ibid, p. 64.
(8) E. KANT, Critique de la faculté de juger, op.cit., p. 91
(9) Ibid., p.97.
(10) Jacques LACAN, Le transfert, Seuil, 1991, p. 324.
(11) Gérard WAJCMAN, L’objet du siècle, Verdier, 1998, p. 166.
(12) J. LACAN, L’éthique de la psychanalyse, Seuil, 1986, p. 280.
(13) Le transfert, op.cit., p. 324.
(14) C’est aussi la thèse de G. WAJCMAN, cf. L’objet du siècle, op.cit., p. 45.