Créations

Gestuelle de l’herbe

« Gestuelle de l’herbe » est un extrait du second livre de Jean-Noël Chrisment, Pollen, mélopée, Paris : Editions Gallimard,  juin 2007.


 

 

Si, allez, si, l’amour

fera de cette absence

même une autre présence,

heureuse et fraîche,

pour

 

peu qu’on ait la finesse,

et la maturité

nette, forte, de vrais

hommes, que la caresse

 

maritime de l’air

nous bouleverse comme

si nous étions moins homme

qu’herbe haute, moins chair

 

que frisson, ou fragrance,

ou gestuelle fraîche,

et que nos voix n’empêchent

plus d’agir le silence ;

 

pour peu que l’émotion

brutale de la mort

nous ait laissé le corps

ouvert aux floraisons

 

les plus discrètes,

vu

que l’effective, la

vraie puissance n’est pas

celle qu’on voit le plus,

 

celle qu’on voit le mieux

parmi les hautes herbes,

malgré le temps superbe

et fluide ; et pour peu

 

oui, dans l’air frais, qu’on sente

la trouée de soi-même

où les êtres qu’on aime

se retirent, s’absentent

 

de leur visage, de

leur regard, quittent leur

écrasante minceur,

se quittent par les yeux :

 

si,

alors, si,

l’amour,

retenant la présence

appuyée de l’absence

même,

ouvre un alentour

 

plus libre dans l’espace

et plus frais dans le temps

que la mort. Son élan

libéré le dépasse,

 

et l’idée de sa cause

en dépasse la joie,

la douleur. L’amour va

rosir chaque nécrose,

 

et le corps, son ancêtre,

en est l’enfant.

Pourvu

que son odeur perdue

à l’herbe s’enchevêtre

 

oui,

que l’ombre à l’envers

des brins frais s’en imprègne

et, bruissant, l’herbe atteigne

une fraîcheur de mer

 

oui,

pourvu que sur elle,

bleuie, le vent propage

un effet de tangage :

l’amour se renouvelle,

 

se rafraîchit.

L’amour

à l’autre nous rallume,

et de ce que nous fûmes

trace un autre parcours.

 

Entre le laurier-tin

aux baies de métal bleu

et l’obier plein de nœuds

de sang, de pleurs sanguins,

 

l’amour se dépayse

de sa propre souffrance.

L’aube le recommence

et le dédramatise.

 

Entre le laurier-rose

et l’absolu que nous

avons cherché partout,

ne trouvant que des choses,

 

il emporte la fin

des fibres, des saveurs,

et la peau, sa teneur

en attente, plus loin

 

que l’horizon des peaux,

des langues, des gencives,

et que la perspective

idéale de l’eau.

 

 

 

*

 

 

L’amour emporte tout

le pollen qui recouvre

nos gestes,

et les ouvre

sur le depuis, le d’où :

 

depuis quand les odeurs

perdues dans l’inodore

s’arrogent une flore

de défunts comme fleurs ;

 

d’où, de quelle superbe

et ludique prairie,

la brise endolorie

tient sa tendresse d’herbe.

 

 

 

*

 

 

 

Et l’autre, sa distance

nous le rend tellement

proche qu’on en ressent

là, dans l’herbe, l’absence

 

remuée, comme en creux,

comme à se relever

de sa massivité

un corps laisse au milieu

 

de l’herbe une hébétude

odorifère, un fond

de forme et de pression

où le poids se dénude.

 

L’autre, où le temps, l’amour

cherchent à réunir

le monde et le désir

dans un même contour,

 

l’autre, si nu, si loin

qu’on en touche la peau

à même son défaut,

dans ce manque se tient.

 

Par ce froissement vert

que plus rien ne défroisse,

il regagne la place

odorante qu’il perd.

 

 

 

*

 

 

Et l’aérien système

de nos faces, déliées,

désépaissies par les

cheveux,

le vent, le schème

 

innovateur du vent

vers les héliotropes

le pousse, l’enveloppe

de soleils innovants.

 

L’odeur de l’autre s’y

réchauffe, le contour

étonnant de l’amour

même s’y éclaircit.

 

L’autre que j’aperçois

mieux, comme en transparence,

retourne cette aisance

du même vers le soi.

 

C’est la part d’ombre, celle

des nuits terreuses face

à la mer, à l’espace,

qu’en nous il interpelle.

 

Nous, de soi le sujet

au vieux sens du mot,

sous

la glaise de ce nous

gisant,

là, subjugués

 

par la lumière chaude ;

par l’étrange promis-

cuité d’yeux sans iris,

de fleurs où se galvaude

 

une ambition d’étoiles,

où de grandes promesses

étoilées disparaissent

en flopées de pétales.

 

Mais la déconvenue

cachée de la prairie,

sa confiance trahie

en l’espace, en de plus

 

libres, de plus brillantes

clartés, comment peut-elle

devenir actuelle

au point qu’on la ressente

 

déjà comme la nôtre,

qu’on voit le lien se faire

entre l’herbe, la terre,

leur dépit, nous, et l’autre ?

 

Lui, son visage tombe

de son corps, voix, cheveux,

tout le visage peu

à peu, l’œil, la palombe

 

blessée de l’œil allant

plus loin mourir, et nous

prenons sur nos genoux

le terrible restant

 

– là – là, ces restes de

tête, alors qu’à nos pieds

déjà s’est mélangée

l’herbe avec les cheveux.

 

Et la déréliction

que le visage perd

s’entremêle aux revers

de la végétation.

 

Nous regardons vieillir

cette prairie, ce monde

où le temps surabonde

à l’état de désir.

 

Le volume que prend

l’amour, le soin porté

à l’autre qui se fait

plus rare, c’est le temps

 

même, c’est le temps même

qui s’appesantit sur

un fragile futur

comme sur un problème :

 

Si les fleurs, les yeux, leur

promesse non tenue,

feront jaillir le su-

jet de sa profondeur ;

 

si le projet de mise

en ordre qui se tente,

dès l’orée de l’attente,

ira dans les cerises

 

ou les fraises finir ;

que vont donner ces bords

friables de l’essor ;

est-ce que le désir,

 

plein d’herbe et de frisson,

dès le premier regard,

comme ça, peut savoir

où les peaux, les yeux, vont ?

 

Et le nez, cette proue

par laquelle s’engage

plus avant le visage

profond, où va-t-il, où ?

Au bord du monde, ici,

à l’orée odorante

où l’amour défragmente

l’autre, le reconstruit,

 

entier, le réassemble,

comme une solitude

un genre d’inquiétude

inchoative tremble.

 

Et le temps, devenu l’

autre face autonome

de l’amour, grandit comme

s’il prenait du recul.