Mondes européens Mondes moyen-orientaux

La réécriture des “Lettres persanes” de Montesquieu par Chahdortt Djavann et l’émergence d’un nouveau discours féministe


Féminisme et universalisme

La fin du XXème siècle a été marquée par la tension entre les droits des femmes et les droits des cultures et des religions. Fermement établis par la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme de 1948, l’antinomie tend à se stabiliser du côté des cultures, d’abord en 1966 avec le pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels, puis à partir des années 1980, lorsque, confrontée à l’impossibilité du projet révolutionnaire, la gauche s’est éloignée de l’universalisme pour s’engager dans la revendication identitaire. À contre-courant de sa tradition laïque et de son rôle historique, elle a élevé le religieux à la dignité d’arme de lutte contre la domination occidentale (colonialisme, globalisation). La gauche a ainsi contribué à la densification de l’idéologie multiculturaliste qui s’est appropriée la lutte pour les droits des femmes. En 1995, le rapport de la 4ème conférence sur les femmes a fait un pas en avant dans le sens d’un décollage entre le féminisme et le multiculturalisme : ‘S’il convient de ne pas perdre de vue l’importance des particularismes nationaux et régionaux et la diversité historique, culturelle et religieuse, il est du devoir des États, quelqu’en soit le système politique, économique et culturel, de promouvoir et de protéger tous les droits de l’homme et toutes les libertés fondamentales’ (http://daccess-dds-ny.un.org/doc/UNDOC/GEN/N96/273/02/PDF/N9627302.pdf?OpenElement).

La conscience d’une divergence essentielle entre féminisme et multiculturalisme a poursuivi sa route si bien que les premières années du XXIème siècle ont assisté à la mise en place d’un discours qui inscrit explicitement la lutte pour les droits des femmes dans un ensemble de valeurs telles que le rationalisme, l’universalité des droits de l’individu, la modernité, la démocratie et surtout la laïcité. En Europe, aux USA et au Canada, ce discours est notamment soutenu par des femmes réfugiées et exilées, comme Ayaan Hirsi (connue comme the Black Voltaire), Azar Nafisi ou Homa Arjomand, ou issues de l’immigration comme Necla Kelek. En France, ce discours, qui s’est cristallisé en 2003 autour de la seconde affaire du voile islamique, se réclame souvent explicitement des Lumières en tant que matrice historique de l’universalisme, du rationalisme et de la laïcité. Il est soutenu aussi, entre autres, par des femmes exilées, comme Chahdortt Djavann, et des femmes issues de l’immigration maghrébine, comme Loubna Méliane et Fadela Amara (1). Il ne s’agit bien évidemment pas d’un discours spécifique des migrants. La même année 2003, Élisabeth Badinter, pour ne nommer qu’elle, publie Fausse route. À l’occasion de la sortie du livre, elle a déclaré : « Le mode de pensée communautariste s’étend de jour en jour face à l’inertie républicaine. Depuis plus de dix ans, la République a plusieurs fois plié le genou devant le différentialisme. De crainte d’être accusée d’intolérance ou d’ethnocentrisme, elle a, selon les cas, laissé faire (le port du voile à l’école), combattu mollement (l’excision ou la polygamie des nouveaux arrivants) ou, au pire, officialisé (la différence des sexes inscrite dans la Constitution). Aujourd’hui, nous voyons monter en puissance le différentialisme religieux, qui non seulement est source de guerre entre les communautés, mais utilise cyniquement le différentialisme sexuel pour le retourner contre les femmes. Beau résultat ! » (http://www.communautarisme.net/Fausse-route_a26.html). Si je privilégie, dans le cadre de cet article, les femmes exilées ou issues de l’émigration, c’est parce que leurs écrits permettent de combiner trois types d’études : les études sur les femmes, celles de la diaspora (migrations, groupes déplacés, roots-and-routes) et celles du témoignage (testimonial studies, récits de vie).

Dans leurs essais, autofictions et interventions médiatiques, ces auteures posent la question de savoir en quoi le respect de pratiques culturelles telles que la polygamie, l’excision, le mariage forcé, le voile, les crimes d’honneur et la charia peut bien servir les intérêts des femmes et au nom de quoi on s’abstiendrait de les combattre, de la même façon que l’on combat des formes de discrimination et de violence contre les femmes qui, bien que condamnées et punies par la loi en tant que crimes, persistent dans les mœurs occidentales, comme c’est le cas de la violence domestique. À la question de savoir si la laïcité est la condition nécessaire et indispensable à la liberté des femmes, elles répondent « oui » (ce qui ne signifie pas, comme on le suggère souvent, qu’une femme ne puisse pas professer une religion ; bien au contraire elle en a le droit et la liberté). Elles critiquent sévèrement l’idéologie du multiculturalisme, du relativisme culturel et du communautarisme qui donnent la priorité au groupe sur l’individu et réduisent l’identité subjective à l’identité culturelle. Elles dénoncent la perception idéaliste de la culture de l’autre, qui la dépouille de son noyau d’altérité, tout comme, selon une comparaison célèbre de Slavoj Zizek, on fait du café sans caféine et de la bière sans alcool pour les rendre inoffensifs. Il est impossible à l’idéologie multiculturaliste et communautariste, dit Fadela Amara dans La racaille de la république, d’accepter que des hommes victimes de discrimination et d’oppression puissent eux-mêmes discriminer et opprimer leurs femmes et leurs filles (cf. Amara 2006 : 141-2).Elles affirment que cet idéalisme occidental voile dans la culture de l’autre, en l’occurrence les cultures de tradition islamique, un noyau d’oppression, d’intolérance et de violence dont les femmes sont l’objet. Ce discours féministe rejette l’alliance avec le multiculturalisme et réhabilite l’universalisme des Lumières comme un problème d’actualité à repenser dans le cadre de la globalisation des conditions historiques de l’existence humaine.

Des femmes, comme Ayaan Hirsi Ali, Fadela Amara et Chahdortt Djavann ont échappé au ghetto de la tradition culturelle parce qu’elles ne se sont pas résignées à la place et à la fonction que leur culture leur réservait au sein de la famille et de la société et ont eu le courage, l’intelligence et la détermination de positiver leur révolte en liberté, en succès et en solidarité. Elles ont saisi que la liberté individuelle est corrélative d’une loi au-delà de la tradition culturelle, une loi capable d’assurer leurs droits et libertés individuels face aux prescriptions et aux exigences du groupe social. Cette loi, dont elles soulignent et réhabilitent l’universalité, elles la trouvent dans les droits de l’homme et les valeurs républicaines, notamment la laïcité. L’universalité de la loi est l’élément décisif qui, tout en dépassant la particularité d’une tradition culturelle, y introduit une ouverture qui permet la désaliénation partielle du sujet, et notamment des femmes, par rapport à la place où elles sont confinées au sein de la famille et de la société. Ce féminisme qui (comme tout féminisme) refuse et lutte contre l’aliénation des femmes, se réclame des Lumières pour inscrire dans le vieux débat entre l’universel et le particulier la lutte des femmes contre l’ensemble des interdits, prescriptions, préjugés, croyances et pratiques, institutionnalisées, codées et légitimées, sinon même légalisées, qui les oppriment (mariages forcés, polygamie, excision, crimes d’honneur, charia).


Être de langue et l’universel négatif

Outre les deux essais, écrits en 2003 et 2004, où elle prend parti contre le port du voile islamique, Bas les voiles ! et Que pense Allah de l’Europe ?, et un troisième qui sortira bientôt en octobre 2007, À mon corps défendant, l’Amérique, Chahdortt Djavann a écrit trois romans qui combinent témoignage et fiction : Je viens d’ailleurs (2002), qui raconte sa vie de jeune fille en Iran lors de la révolution islamique, Autoportrait de l’autre (2004) et Comment peut-on être français ? (2006) dont le titre renvoie aux Lettres persanes de Montesquieu, considéré comme un des textes fondateurs de la pensée des Lumières. Le para-texte affiche plusieurs références au siècle des Lumières, la couverture montrant une enveloppe (forme épistolaire) dont le destinataire est M. Charles de Montesquieu et l’adresse est 82 bd. Voltaire. En effet, le personnage de Djavann – Roxane – s’identifie au personnage homonyme des Lettres persanes et entretient avec Montesquieu une correspondance imaginaire où elle compare les conditions de vie et les coutumes en France et en Iran sur les plans notamment de l’économie des plaisirs, des libertés et droits des femmes (p. 150-1, 156-7, 221-6, 261), de l’éducation (p. 263-266), de la sécurité sociale (p. 236, 245) ou du maintient de l’ordre publique (p. 248, 274).

Dans l’univers fictionnel du roman, les lettres ont un objectif pédagogique qui sert le projet existentiel de Roxane. Tout comme Chahdortt, Roxane a quitté l’Iran et a demandé asile à la France. L’activité épistolaire est un exercice d’apprentissage du français qui, au-delà de l’acquisition de la compétence de communication, a une visée ontologique. Comment peut-on être français ? En parlant français. Pour Roxane, la langue est la substance de l’être et maîtriser la langue de la laïcité est nécessaire à son désir de déracinement culturel. Elle veut s’arracher au sol linguistique et culturel iranien, ce monde abhorré, s’émanciper de la langue de sa famille et des mollahs, faire peau neuve, être pleinement française par la langue :

Elle ne voulait pas de cette langue comme d’un simple outil de communication, elle voulait accéder à son essence, à son génie, faire corps avec elle ; elle ne voulait pas seulement parler cette langue, elle voulait que la langue parle en elle (p. 116).

La langue française est ainsi l’objet du désir de Roxane :

Elle aspirait avidement à maîtriser cette langue, à la faire sienne. Elle voulait appartenir à cette langue entièrement, jusqu’au dernier de ses neurones. Elle la désirait charnellement, mentalement, psychiquement. Elle voulait la posséder totalement, et cette garce de langue se dérobait à elle, ne cessait de lui jouer des tours (p. 118).

Le roman raconte l’impasse de ce désir impossible à satisfaire. Jamais une langue étrangère ne prend la place de la langue maternelle. On ne réussit pas à se débarrasser de son passé, à couper ses racines linguistiques et culturelles, à s’évider des représentations, mémoires, cauchemars, inhibitions, atavismes, nostalgies, qui constituent la couche première du sujet. Cela reste aussi indéracinable que l’accent qui est précisément la preuve de la qualité essentielle de la langue maternelle (p. 72). Bien que les lettres à Montesquieu témoignent de sa maîtrise du français, Roxane ne sera jamais entièrement française.

Le roman de Djavann pose ainsi la question du rapport entre identité subjective et identité culturelle. Le titre Comment peut-on être français ? reprend sous forme inversée la question que le personnage de Rica entendait des Parisiens dans Lettres persanes : ‘comment peut-on être persan ?’ (lettre 30). Cette question sur l’être de l’Autre est en fait la question que suscite son énigme, ce qu’on a du mal à comprendre, ce qui étonne, gêne ou fait scandale chez l’Autre (sa caféine). Mais l’inversion dont il s’agit chez Djavann n’est pas une réplique symétrique de la question, telle qu’elle apparaît chez Montesquieu : dans la lettre de Rica, ‘comment peut-on être persan ?’ véhicule le sens de l’ethnocentrisme et du repli identitaire : face à l’étranger, le Parisien du XVIIIème siècle dit ne pouvoir être autre chose que français. Alors que le titre du roman de Djavann signifie plutôt comment accéder à la culture de l’Autre, comment devenir français, et il postule une ouverture qui s’oppose à la signification de repli de la première question. Mais au-delà de l’opposition repli-ouverture, l’enjeu en est le rapport entre le particulier et l’universel. Dans la bouche du Parisien des années 1720, ‘comment peut-on être persan ?’ exprime la perception selon laquelle la culture détermine l’identité d’un sujet : la culture nationale a pour le sujet la dimension de l’universel, du tout, qui détermine le particulier et lui assigne sa place. Le sujet s’identifie totalement à la langue, aux représentations et aux valeurs de son groupe. Il y a ainsi un rapport positif, organique, entre universel et particulier. Par contre, dans l’écriture de Djavann, ‘comment peut-on être français ?’ implique l’existence d’un au-delà de la culture particulière : une loi au-delà de la tradition, dont la fonction est de négativiser le rapport entre universel et particulier. Il en résulte un décalage entre le sujet et la culture à laquelle il appartient, c’est-à-dire qu’il y a une marge de non-appartenance entre l’un et l’autre, un espace vide par lequel le sujet échappe au déterminisme culturel. L’élément négatif détotalise la culture originaire et déplace le sujet qui ne peut plus s’identifier tout à fait à la place qu’il y occupe : Je n’ai jamais appartenu à cette religion qui m’échut en partage et en héritage, écrit Roxane dans une de ses lettres à Montesquieu (p. 196). Grâce à ce déplacement de l’identité, le sujet peut participer directement à l’universel. L’universel dont il s’agit n’est pas l’ensemble des formes et des contenus d’une culture quelconque mais l’universel négatif. L’universel négatif a deux aspects : il est dépourvu de substance, vide de contenu ; et il porte un défaut, un trou. Ernesto Laclau définit l’universel négatif comme ‘the symbol of a missing fullness’ (in Zizek 2001 : 147). Cette totalité manquée est la condition des Droits de l’Homme, le sujet y étant perçu dans sa singularité radicale comme ayant des droits inaliénables indépendamment des conditions qui ont dicté son appartenance à une culture particulière. Ces droits sont inconditionnels, au sens de Kant. Ils concernent un sujet déraciné, pris dans la seule condition, radicalement impersonnelle, d’être humain. C’est pour autant que les Droits de l’homme posent le sujet comme être déraciné qu’ils instituent le respect de ce qui, dans le sujet est indéracinable et constitue la singularité de son désir, ce à quoi il est irrémédiablement attaché. Le sujet corrélatif de l’universel négatif est le cogito au moment critique du doute méthodique, où il est vide de toute représentation, ne se soutenant que du ‘je pense’ ; mais il n’est pas un sujet centré et identique à soi-même : il n’est pas une ‘res cogitans’ mais, étant donné le défaut dans l’universel, il n’est pas non plus un pur sujet logique, radicalement impersonnel, apathique, transcendantal. Chaque sujet est avant tout un être humain indépendamment de sa culture, religion, genre, etc., mais chaque sujet est unique et radicalement singulier en son inclination pathologique, pour parler comme Kant. C’est la singularité de son désir qui empêche le sujet de rentrer tout à fait dans l’ordre culturel. Aussi certains auteurs, comme Jean-Gérard Lapacherie, parlent-ils d’universel singulier, pour parler de l’universel négatif. Au contraire, le totalitarisme, en supposant l’universel comme une totalité réussie, positivise le creux du sujet en un contenu politique (l’homme nouveau, sans tache et sans attache), ce qui revient à dépersonnaliser les sujets et à leur refuser le droit de s’exprimer, de croire, à la propriété, et même à la vie privée et à l’intimité.

La notion d’universel négatif est issue des débats que les philosophes des Lumières ont tenus autour du concept de raison. ‘Ce n’est point dans la connaissance des lois établies par les hommes, déclare Condorcet, qu’on doit chercher à connaître ce qu’il advient d’adopter, c’est dans la raison seule, et l’étude des lois instituées chez les différents peuples et dans les différents siècles n’est utile que pour donner à la raison l’appui de l’observation et de l’expérience’ (Cassirer 1966 : 326 ; c’est moi qui souligne). La raison ne se confond pas avec les lois positives, qui varient selon les cultures, parce qu’elle constitue l’invariant anthropologique qui définit la nature humaine. Blandine Kriegel souligne que ce que les penseurs des Lumières appellent nature humaine ne doit rien à la conception aristotélicienne de la nature puisqu’il s’agit de ‘natura cum legem’, selon la perception de la nature issue de la révolution scientifique du XVIIème siècle. Remplaçant l’image anthropomorphique d’un cosmos organique, hétérogène et hiérarchisé, le modèle galiléen-newtonien conçoit la nature comme un univers uniforme et homogène, radicalement dépourvu de substance et réduit aux lois immanentes de la matière que la mathématique formalise. C’est cette nature vidée de contenu, homogène, pure materia extensa, qui est le paradigme de la nature humaine (2), c’est-à-dire de la raison en tant qu’universel traversant de son négatif les ontologies particulières. C’est la raison ainsi conçue qui me contraint à respecter le droit de l’autre à avoir une croyance ou une idée, mais non pas le contenu de sa croyance ou de son idée que j’ai le droit de critiquer, voire de caricaturer : Ce que je respecte, ce n’est pas la croyance de l’autre, une croyance à laquelle je n’adhère pas, mais c’est son droit à l’avoir, son droit à la liberté (Djavann 2003 : 67).


Être de lettre et le monde désenchanté

Revenons à Comment peut-on être français ? Aux yeux de Roxane, le persan est la langue de la religion et de la tradition. Roxane n’a pas seulement fui la république islamique, la tyrannie des mollahs, mais aussi le substrat religieux, la tradition dogmatique de la culture iranienne, qui se dit en persan : chaque mot coltinait les dogmes qui accablaient le pays, chaque mot colportait les turpitudes de la vie quotidienne (…) Trop de souvenirs douloureux étaient intimement liés au persan. Non, le persan n’avait aucune place dans ce monde français (p. 114). Aussi fuir le régime passe par abandonner sa famille. Par contre, le français est la langue de la raison, du droit et de la laïcité et, par conséquent, la langue du père, l’instance de la loi au-delà de la tradition : Roxane considère l’auteur de L’esprit des lois comme son créateur. Dans la première lettre, elle s’adresse à lui comme à son cher géniteur (p. 148-9). Montesquieu en vient à assumer, dans le pays d’exil, la fonction d’idéal du moi incarnée par le grand-père de Roxane, Pacha Khân, qui parlait français et professait des idées libérales, et aussi par Pacha Khân fils, père de Roxane, qui utilise son autorité (contre son fils aîné, qui prend trop au sérieux son rôle de gardien de l’honneur de la famille) pour ouvrir à sa fille la porte vers l’au-delà de la sphère domestique et familiale. Loin d’être des exécuteurs du pouvoir patriarcal, père, grand-père représentent chacun à sa façon l’instance qui fait le sujet accéder à l’universel négatif (3). Ils représentent la loi qui libère le désir en le détachant, comme condition absolue, des conditions particulières et contingentes qui déterminent l’être du sujet. Mais Montesquieu assume la fonction symbolique du père dans sa pureté transbiologique pour autant qu’il s’agit d’une paternité de pure raison et de pure lettre. Roxane a besoin de se choisir un géniteur purement littéraire pour se récréer au-delà de la loi de sa famille et de sa langue maternelle, pour se réinventer dans la langue française, pour renêtre dans l’Autre.

Dans le roman de Djavann, la négativisation du rapport entre l’universel et le particulier se traduit dans l’abandon de la famille par Roxane, ce qui commence par un projet de trahison linguistique amorcé dès l’enfance :

Le séjour de la famille de l’oncle Sam a bouleversé ma vie, et nous voilà au cœur du sujet. Il m’a permis de comprendre les avantages qu’il y avait à ne pas comprendre la langue de sa famille ! Comme il était déjà trop tard pour que je ne comprisse pas le persan, je me suis dit que, quand je serai grande, j’irai moi aussi à l’étranger, loin, et apprendrai une autre langue. Comme ça, personne, dans ma famille, ne me comprendra (p. 191).

L’abandon se matérialise dans l’absence de la fille aux funérailles du père, décédé le lendemain de son départ (4). Sa sœur l’accuse d’être une égoïste, d’avoir humilié la famille et déshonoré la réputation de son père (p. 305). Mais Roxane ‘ne cède pas sur son désir’ (Lacan) :

Il y a des épreuves dans la vie qu’il faut endurer sans faiblesse aucune, quitte à dénier la réalité, quitte à rester absent de soi-même. La moindre faiblesse, et ce serait l’effondrement total (p. 305).

Pour Roxane, l’irréversibilité de l’exil est corrélatif du désir radical de s’arracher à la langue maternelle pour refaire son être en prenant racine dans la langue française. Mais la langue française, au lieu de faire peau neuve à Roxane, l’en a dépouillée. Roxane est le sujet vide et déplacé (exilé) de l’universel négatif :

Pour ma part, je ne me suis jamais sentie à ma place, pas plus en Iran, dans ma famille, que dans ma chambre, à Paris. Je me suis partout sentie une étrangère. (p. 196)

Chahdortt Djavann n’idéalise pas le monde occidental : dans la mesure où l’anonymat et l’indifférence sont la condition de la liberté et la solitude, l’affreuse solitude que les gens contractent en Occident (p. 309), accompagne l’accès aux plaisirs, la dépression est la conséquence inévitable du désenchantement du monde. Il faudrait d’ailleurs se demander si la dépression n’est justement pas l’évidence même de l’intégration de Roxane dans la société française, de son occidentalisation. Roxane constate et regrette que le style de vie des Parisiens ne soit pas favorable aux rencontres et au lien social. Elle décrit les Français comme des robots bien-élevés (p. 57) répétant l’un des stéréotypes de l’occidentalisme (Buruma & Margalit 2004) : l’idée que la société occidentale, n’étant pas un corps, c’est-à-dire une communauté organique, serait une machine privée d’âme. Mais le cosmopolitisme de Paris n’est pas la seule cause de sa dépression. Seule, Roxane est constamment renvoyée à son passé. Bien que j’aie quitté mon pays, lui ne m’a pas quittée (p. 262). L’indéracinable en elle, les restes d’une identité culturelle éclatée qui subsistent et l’envahissent (p. 270) sont responsables à ses yeux de l’impossibilité à jouir de l’existence. Elle ne sait que faire avec cette liberté car, comme elle dit, elle s’est libérée de la menace des dogmes mais non pas des dogmes eux-mêmes et des dommages qu’ils lui ont causés (p. 261). Il semble que la dépression ait une double cause : l’intériorisation de la loi des mollahs, d’un côté, et l’impératif à jouir qui émane de la société de consommation, de l’autre. En un certain sens, la dépression est déjà une défense tant contre le dogme iranien que contre l’impératif occidental. L’indéracinable est le reste d’identité qui fait que Roxane ne soit pas totalement comprise dans la langue et la culture françaises. La dépression est la configuration de cette marge de non-appartenance, du creux dessiné par l’intersection des deux cultures, espace vide où le sujet exilé n’existe que de l’écriture des lettres, son être n’ayant d’autre substance que celle, purement négative, de lettre. Dans son identification au personnage littéraire de Roxane, Roxane creuse, dans et par l’écriture, sa néantisation et aligne sa destinée sur le modèle du suicide. Mais elle rate le suicide et cet échec manifeste que le sort de Roxane ne coïncide pas avec celui du personnage littéraire homonyme. D’où l’effet apaisant du morceau de ciel bleu et clair qu’une lucarne détache dans la chambre de l’hôpital (p. 313). Cette ouverture vers un espace vide, cette indétermination, c’est ce qui manquait dramatiquement à la Roxane de Montesquieu, restée à sa place dans le sérail, en Perse, mais qui s’offre à la Roxane de Djavann, qui n’est pas restée à sa place et a pris la route pour le pays de Montesquieu.

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(1) Fille d’immigrants marocains, Loubna Méliane ne se réfère pas explicitement aux Lumières mais soutient fermement les valeurs républicaines, notamment la laïcité et la priorité de l’individu sur le groupe dans son essai Vivre Libre publié en 2003. Présidente de Ni Putes Ni Soumises, association créée en octobre 2003 pour dénoncer la violence exercée à l’encontre des femmes habitant les quartiers de banlieue de France, Fadela Amara est actuellement secrétaire d’État chargée de la politique des cités.

(2) Le principe de l’homogénéisation est indispensable à une société démocratique, dit Acílio Rocha (2001 : 206-207). Dans un article sur les droits de l’homme et le multiculturalisme, il distingue les sociétés modernes des sociétés pré-modernes, celles-ci étant profondément hétérogènes puisque basées sur une hiérarchie stable qui contrôle la transmission des connaissances. Par contre dans une société moderne et démocratique la scolarité est le dispositif qui promeut l’homogénéisation des connaissances en une culture partagée comme condition de la mobilité sociale. Encore une fois, cela n’a rien à voir avec l’uniformisation déshumanisante mise en place par les régimes totalitaires.

(3) Dans la famille et la société pré-modernes, le statut et la fonction de la femme s’épuisent dans la maternité. C’est pourquoi la mère est fréquemment plus sévèrement et formellement engagée que le père dans la perpétuation des valeurs et traditions du groupe, notamment la morale sexuelle. En parlant du port du voile, Djavann écrit : Viol ancestral dont les mères musulmanes portent la marque, qu’elles impriment à leur tour sur le corps de leur fille. Viol ancestral dont les mères portent pour une lourde part la responsabilité (2003 : 26). De son côté, Amara écrit : Ce sont souvent les mères qui continuent de transmettre les traditions archaïques qui veulent que les filles ne sont pas les égales des garçons (Amara 2006 : 119).

(4) Tombée enceinte à la suite d’un viol collectif par les gardiens de la révolution islamique, Roxane part en Turquie pour avorter. Deux ans plus tard, elle quitte Istanbul pour Paris (p. 306).


Bibliographie

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