Créations

Chroniques martiennes (10)

Privatiser

Je me réjouissais de rencontrer à nouveau mon économiste. Il était le seul de mes interlocuteurs martiens avec lequel je pouvais avoir des conversations à peu près semblables à celles que j’avais sur Terre. Je me préparais et rejoignis mon escorte qui m’attendait dans le hall de l’hôtel. Comme je l’ai déjà signalé, je ne sortais jamais sans être accompagné. Lorsqu’il s’agissait de me conduire simplement à un rendez-vous, on m’affectait toujours la même créature. Celle-ci semblait fort intimidée de se trouver en ma présence et je dus insister pour apprendre qu’il s’agissait d’une jeune Martienne (et non d’un Martien, contrairement à ce que j’aurais cru), qu’elle était sortie depuis peu de l’école de police et qu’elle appartenait au service des personnalités. D’une grande discrétion, elle ne montrait aucune curiosité à mon égard. Je sus néanmoins qu’elle n’était pas mécontente d’être chargée de moi, une tâche moins monotone que de rester en faction pendant des heures devant le domicile privé d’un membre du gouvernement.

Nous prîmes une nouvelle fois le véhicule sous-terrain. Je commençais à m’habituer à ce mode de transport ; j’étais moins dérangé par la saleté, les odeurs, les graffitis sur les parois des voitures et les taches sur les sièges. Utilisée par des créatures plus civilisées que les Martiens (que les Rancis plutôt, car je dois laisser le bénéfice du doute aux autres nations martiennes), c’est une innovation à recommander. J’en étais là de mes réflexions lorsque le train dans lequel je me trouvais s’arrêta brutalement entre deux stations. J’étais mal à l’aise car, en dépit de ce que je viens d’expliquer, il ne me plaisait pas d’être emprisonné dans une boite malodorante. Les créatures présentes ne semblant ni inquiètes ni impatientes, il me parut sage, néanmoins, de calquer mon comportement sur le leur. Au bout d’un moment, une voix sortie de je ne sais où nous apprit qu’un incident mécanique s’était produit et que nous devions patienter. Ce que nous fîmes. J’observais les Martiens, tous plongés dans une occupation solitaire : ils dormaient, ou lisaient, ou écoutaient de la musique par le truchement d’un petit appareil qu’ils avaient accroché à l’oreille. Ils ne parlaient pas entre eux mais certains avaient sorti le moyen de télécommunication portatif dont les Martiens font grand usage et entamaient une conversation avec une autre créature, au loin.

Au bout d’un autre moment, qui me parut assez long, la voix nous apprit que nous devrions patienter environ un quart d’heure, après quoi notre train pourrait repartir. Le quart d’heure passa, le train ne redémarra pas mais la voix se fit entendre pour annoncer un autre délai. Ce petit jeu se répéta plusieurs fois. Et nous arrivâmes chez l’économiste avec deux bonnes heures de retard. Non sans mal. En effet, pendant que le trafic était interrompu, des Martiens s’étaient agglutinés en grand nombre dans les stations et notre train fut pris d’assaut. J’étais soulagé quant notre véhicule s’ébranla enfin ; je le fus moins lorsque je me vis compressé au milieu d’une foule de Martiens plus grands et plus gros que moi ; je respirais à grand peine ; je n’avais qu’une hâte, que nous parvenions au bout de notre voyage. Lorsque je me fus extirpé de notre voiture, j’interrogeais mon escorte car j’étais désireux de savoir si de tels incidents étaient fréquents. J’appris que, en effet, le matériel étant vétuste et les agents souvent en grève, le transport sous-terrain était fréquemment interrompu, que c’était ainsi et qu’on n’y pouvait rien !

Ce n’est qu’une fois arrivé chez l’économiste et bien callé dans l’un de ses confortables fauteuils que je pus reprendre mes esprits. J’étais venu avec plusieurs questions mais je voulus d’abord qu’il m’expliquât pourquoi le transport sous-terrain fonctionnait si mal.

« Comment, lui dis-je, comment est-il possible que l’empire – qui, comme je l’ai constaté, distribue généreusement ses largesses aux populations de ses colonies – traite si mal les habitants de sa capitale ? Et comment est-il possible que le peuple de la capitale, dont dépend au premier chef la stabilité du trône, accepte d’être aussi mal traité ? Les deux points sont pour moi, je l’avoue, inconcevables. »

« Je comprends votre surprise. Quel être raisonnable accepterait une situation pareille, en effet ? Laissons tomber le problème des colonies, si vous voulez bien. Il est entièrement à part et vous le connaissez sans doute mieux que moi qui n’ai jamais eu l’occasion de me rendre dans ces lointains territoires, où, d’ailleurs, je n’aurais rien à faire. »

« Il faudra quand même que vous m’éclairiez sur le fonctionnement de la porte de Madin. Car celui qui m’en a parlé établissait un rapport entre les transbordeurs et les transporteurs de Sipar. »

« Eh bien commençons par là, si vous voulez. Le cas de la porte de Madin est célèbre à travers tout l’empire et peut-être dans tout notre monde. Il est avéré que les frais de transit à la porte de Madin sont les plus élevés de toute la planète. C’est ce qu’on obtient quand on laisse un monopole exploiter son pouvoir sans intervenir. Car on accepte que les transbordeurs de Madin contrôlent l’approvisionnement de l’île. Ils peuvent ainsi rendre les marchandises rares à volonté. La rente dont ils bénéficient est le revenu de cette rareté artificielle. Dès qu’il y a monopole, il y a rareté et il y a rente. Considérons maintenant le transport public de Sipar, pour apprécier en quoi il est différent. Il est également organisé en monopole. Ce qui explique la fréquence des arrêts de travail. Comme il s’agit d’un monopole public, qu’il n’y a donc pas de patron capitaliste qui cherche à augmenter ses profits, les agents de cette entreprise sont les seuls bénéficiaires de la rente. Mais nous ne sommes pas ici dans les colonies, où toutes les aberrations sont possibles. En outre, les agents des transports publics de Sipar sont bien plus nombreux que les transbordeurs de Madin. Pour ces deux raisons, les avantages individuels qu’ils ont obtenus restent limités par rapport au droit commun : la sécurité de l’emploi, un peu plus de salaire, un peu plus de congé, des services sociaux un peu plus performants, rien de vraiment scandaleux en fait. »

Je voyais mieux désormais ce qu’était un monopole et que son pouvoir n’était pas absolu. Mais ces explications nous avaient éloignés de ma question initiale. Pourquoi tous ces incidents techniques qui interrompent le trafic pour une durée indéterminée ? Je la posais donc à nouveau.

« Le point que vous soulevez  est d’autant plus surprenant que les services publics rancis ont longtemps été considérés comme des modèles. Ils étaient réputés performants, à la fois très fiables et peu coûteux. Cela peut paraître contradictoire et ça l’est en effet. Nos services publics n’étaient peu coûteux pour les usagers que parce qu’ils étaient, en règle générale, lourdement subventionnés par l’État. Une part importante de leur coût était donc supportée par les contribuables. Mais depuis la victoire de l’idéologie néolib, l’État a de plus en plus de mal à faire rentrer les impôts : il n’y a qu’à voir la dérive de la dette publique ! Les riches payent de moins en moins d’impôt et menacent de s’expatrier chaque fois qu’on veut leur en faire payer davantage : la dégradation de nos services publics n’a pas d’autre explication. La logique néolib s’applique ici implacablement. Selon celle-ci, les services publics sont à proscrire parce que non concurrentiels, de même que les impôts parce qu’ils découragent l’effort, l’investissement, l’innovation, le progrès, etc. Les néolibs se sont battus pour obtenir en priorité la baisse de la fiscalité sur les plus riches – qui sont, à vrai dire, les seuls susceptibles d’investir. Ils y sont parvenus à partir du moment où tous les contrôles sur les mouvements internationaux des capitaux ont été supprimés. Les recettes fiscales sont alors devenues insuffisantes pour que l’État continue à subventionner les services publics autant qu’il le faisait antérieurement. La baisse des subventions a une répercussion immédiate sur la qualité de ces services. Il était facile, ensuite, de prendre prétexte de la détérioration du service pour prôner la privatisation, laquelle est en train de se produire partout, de manière plus ou moins larvée. L’un des moyens les plus simples, qui ne suppose aucun bouleversement législatif consiste, par exemple, pour une entreprise publique, à faire remplir des tâches de plus en plus nombreuses par des sous-traitants privés. Quitte à prendre des risques inacceptables du côté de la sécurité, comme c’est le cas dans nos usines qui produisent l’électricité. »

Chaque fois que mon économiste se lançait dans une explication, il soulevait de nouvelles questions. Je résolus de l’interroger plus tard sur ces privatisations qu’il venait d’évoquer. Auparavant, il fallait qu’il m’explique pourquoi les Rancis acceptaient la dégradation du service de transport sans réagir.

« Je vous ai déjà montré comment les ouvriers de ce pays ne sont plus en mesure de défendre leurs droits sociaux à cause des menaces de délocalisation. Le cas des services publics est différent : le transport public des habitants de la capitale doit obligatoirement être produit à Sipar. Par ailleurs les nuisances entrainées par toute interruption – volontaire ou non – du trafic sont considérables. Alors pourquoi n’y-a-il aucune levée en masse des Sipars ? Au premier abord, je vous répondrai que je n’en sais rien. Vous êtes déçu ? Si je réfléchis un peu plus, je vous dirai que le problème est complexe, que je peux tout au plus hasarder des hypothèses. Il faut distinguer entre les interruptions du trafic volontaires (les grèves), ou non (les pannes). Concernant les grèves, pour commencer, la plupart des usagers des transports publics sont des salariés : ils ne sont pas prêts à s’opposer à d’autres travailleurs. Surtout, peut-être, lorsqu’ils sont eux-mêmes empêchés de faire grève, en raison de la précarité de leur emploi. A cela s’ajoute que les grèves des agents du transport public n’ont pas toujours pour objectif la défense ou le renforcement de leurs avantages ; elles visent de plus en plus souvent la défense des services publics. Les pannes, me direz-vous, sont une autre affaire. En fait non : la défense du service public, c’est d’abord celle de la qualité de ce service… Mais revenons à la réaction, ou plutôt à l’absence de réaction des usagers face aux pannes de plus en plus fréquentes. J’ignore ce que sont les relations entre les Terriens, si vous formez ou non un ensemble cohérent, capable de ce fait de défendre vos intérêts communs. Ce n’est certes pas notre cas à nous Martiens. Plus le nombre d’individus concernés par un problème s’étend et plus il devient difficile de le régler. C’est la raison pour laquelle nous ne parvenons pas, par exemple, à affronter les menaces qui pèsent sur la santé de notre planète. Vous connaissez d’ailleurs déjà le contre-exemple parfait de ce manque de cohésion et de l’impuissance qui en découle : pour les transbordeurs de Madin, qui ne sont que quelques dizaines, il est très facile d’adopter une stratégie commune et de la poursuivre jusqu’à ce que leurs objectifs soient satisfaits. La même règle s’applique, mutatis mutandis, comme disaient nos anciens, pour le transport public à Sipar. Ses agents disposent également d’un pouvoir de monopole, mais il est moins absolu que celui des transbordeurs (on peut, par exemple, recourir aux transports privés). Surtout, ils sont nettement plus nombreux que les transbordeurs. C’est pourquoi, comme j’en ai déjà fait la remarque, les avantages qu’ils ont obtenus par rapport aux autres salariés demeurent modérés. Quant aux usagers du service public, ils sont, à l’instar des consommateurs de Madin, beaucoup trop nombreux pour pouvoir s’entendre, d’autant que leurs intérêts et leurs idéologies sont loin d’être les mêmes. »

Je hochais la tête. Les Martiens étaient décidément de drôles de créatures. Je voyais bien, en écoutant l’économiste, qu’il n’y avait jamais d’explication simple à leur comportement. J’aurais cru qu’étant des créatures intelligentes, elles se dirigeaient elles-mêmes. Mais plus j’avançais dans ma connaissance de ce monde étranger et plus je découvrais qu’elles étaient le jouet des circonstances. Celles qui avaient la chance de se trouver dans une position favorable l’exploitaient sans vergogne. Quant aux autres, elles se résignaient à leur sort de victime.

Cependant, après sa dernière tirade, mon hôte s’était levé pour quérir le flacon contenant l’alcol, décidément l’une des meilleures choses produites sur Mars. Il nous en servit à chacun un godet et j’abandonnais un instant mes réflexions pour déguster le nectar délicieux. Je n’oubliais pas pour autant que je devais encore interroger mon hôte sur les privatisations. Ce que je fis, dès qu’il eut reposé son godet.

« Il est donc écrit que vous ne me laisserez aucun répit ! commença-t-il, sur un ton néanmoins aimable. Je ne vous en veux pas. Je comprends votre curiosité. Mais il faudra bien que ce soit un jour à votre tour de m’expliquer comment fonctionnent les Terriens… En attendant, je vais m’efforcer de répondre à votre dernière question, qui n’est pas la plus simple de celles que vous m’avez posées. La planète Mars a adopté désormais un seul système économique : le capitalisme. Celui-ci est caractérisé par deux traits principaux : la propriété privée des moyens de production, d’une part – la séparation des capitalistes (qui détiennent seuls les moyens de production) et des prolétaires (qui vivent de leur travail), ou si vous préférez des patrons et des employés, d’autre part. Vous percevez tout de suite que ce système est inégalitaire par essence. S’il a malgré tout triomphé, ce n’est pas faute d’en avoir essayé d’autres, mais parce que c’est lui, à l’expérience, qui s’est révélé le meilleur, au sens où il est le seul capable d’apporter à la fois la liberté et la prospérité. Encore faut-il s’entendre sur ces termes. La liberté dont je parle n’est pas l’absence de règle, puisque l’anarchie, loin de conduire à la prospérité, assoit simplement la domination des forts sur les faibles (en l’occurrence des capitalistes sur les prolétaires). Quant à la prospérité, si elle peut être à peu près générale, elle ne sera jamais la même pour tous, car le capitalisme ne saurait se passer des inégalités. Je vous ai parlé de notre Glorieuse Époque : elle fut l’âge d’or du capitalisme ! Mais vous attendez de moi des réponses et non que je radote mes regrets. Vous connaissant, je parierais que vous vous posez déjà une autre question : ‘Pourquoi parler de privatisation dans une économie qui est déjà privée ?’ C’est qu’elle peut être pour la plus grande part privée sans l’être complètement. Privé s’oppose ici à public. Ainsi l’État fait-il partie du ‘secteur public’. De même, jusqu’à récemment, on considérait, au moins dans les pays les plus avancés, que les monopoles devaient être publics, tout simplement parce qu’on ne tolérait pas les privilèges des rentiers. Lorsque les néolibs sont arrivés, ils n’ont pas dit qu’il fallait supprimer les monopoles publics pour permettre aux capitalistes de se transformer en rentiers. C’eût été évidemment maladroit. Ils ont expliqué que les entreprises publiques étaient mal gérées, et que par ailleurs il n’y avait pas de véritable monopole, que tout cela était purement conventionnel, qu’il fallait donc casser chaque entreprise publique et la remplacer par plusieurs entreprises privées concurrentes. Comme je vous l’ai déjà indiqué, ils poussaient simultanément les États à adopter des décisions qui affaiblissaient les entreprises publiques, ce qui confortait leur argument relatif à l’inefficacité de ces entreprises. Et quand je dis les entreprises, je suis trop partiel. C’est le secteur public tout entier qui s’est trouvé affaibli, à commencer par l’école. En Rancie, le déclin de l’instruction publique semble irrémédiable ; tous les Rancis aspirent désormais à inscrire leurs enfants dans des écoles privées. En ce qui concerne les entreprises elles-mêmes, le processus de privatisation est déjà bien avancé. C’est le cas par exemple pour l’électricité et pour les chemins de fer. Or les privatisations posent des problèmes pratiques considérables. Je n’en citerai qu’un. Auparavant, l’existence d’un monopole public permettait de vendre l’électricité ou le transport ferroviaire au même prix unitaire à travers toute la Rancie, sans pénaliser les clients (particuliers ou entreprises) qui se trouvaient dans des régions excentrées et peu peuplées, donc avec des coûts de production de l’électricité, ou du transport, plus élevés. Le monopole fixait son prix de vente de telle sorte qu’il couvre le coût de production moyen. A partir du moment où plusieurs entreprises se font concurrence, elles se disputent les clients qui peuvent leur apporter le plus de profit, donc ceux qui présentent les coûts les plus faibles, et se désintéressent des autres clients. De telle sorte que ces derniers ne seraient plus approvisionnés si l’État n’intervenait pas pour contraindre les producteurs : l’État chassé par la porte est forcé de rentrer par la fenêtre, ce qui prouve, au passage, l’absurdité de la doctrine néolib. »

Mon économiste s’interrompit à ce point pour prendre une gorgée d’alcol. Il avait parlé d’une traite et méritait ce réconfort. Quant à moi, je me demandais une nouvelle fois comment il se pouvait que les Rancis se comportassent d’une manière aussi évidemment contraire à leurs intérêts. Et plus je me le demandais et plus je me persuadais que je n’aurais jamais une réponse satisfaisante. D’ailleurs il était tard, il n’était plus temps de harceler mon hôte avec mes questions. Je le priais d’utiliser son moyen de télécommunication portatif pour appeler mon escorte qui était partie faire un tour pendant que je m’instruisais. Dès qu’elle fut revenue, nous prîmes congé. Je crois bien que, à ce moment-là, j’aurais renoncé à rentrer plus avant dans les méandres de la société rancie et me serais contenté, pour la suite de mon séjour, de faire un peu de tourisme, si mon économiste ne m’avait engagé à revenir le voir afin de m’éclairer sur le secteur financier, un point que personne n’avait encore abordé avec moi, et pourtant, m’assura-t-il, des plus importants. 

(À suivre)