Tribunes

« Ariel Sharon »

Le plus moderne des sionistes

Ariel Sharon est né et mort deux fois sur la terre d’Israël. Il est d’abord venu au monde le 28 février 1928, au mochav de Kfar Malal, un village coopératif situé à une quinzaine de kilomètres au nord de Tel Aviv. Il est le deuxième enfant de Samuel Scheinerman et de son épouse Vera, née Schneeroff, venus en 1922 de Russie pour s’installer en Palestine et grossir les rangs du Yichouv, la communauté des Juifs ayant répondu à l’appel du mouvement sioniste. Son patronyme de naissance, Scheinerman, qui signifie “bel homme” en yiddish, ne sera pas le nom sous lequel il connaîtra, tour à tour, la gloire militaire et la notoriété mondiale comme premier ministre d’Israël. Scheinerman choisit de s’appeler Sharon lorsque la Palestine sous mandat britannique devient l’État d’Israël : nombreux sont alors les jeunes gens et les jeunes filles qui remplacent par un nom hébreu celui qu’ils ont hérité de l’exil de leurs ancêtres. Cette deuxième naissance marque pour la génération des pionniers, défricheurs et constructeurs de l’État juif, une volonté de rupture avec le passé et témoigne d’une foi sans limites dans la pérennité de l’entreprise initiée par Theodor Herzl. Une légende, non confirmée, voudrait que ce soit David Ben Gourion lui-même qui ait suggéré au jeune officier Scheinerman d’adopter comme patronyme hébreu le nom de la région d’où il est originaire, la plaine de Sharon où, dès le début du 20e siècle, se sont établies des colonies agricoles sur les terres acquises par l’Agence juive. Ce parrainage illustre, réel ou inventé pour les besoins de l’imagerie politique, fait d’Ariel Sharon un sabra : c’est ainsi que l’on désignait les enfants nés sur la terre d’Israël de parents venus d’ailleurs. Cette plante épineuse des collines arides de Judée et de Galilée symbolise les vertus de ce “nouveau juif” : la résistance physique et la rugosité du caractère.

Ariel Sharon n’a pas quitté ce monde comme il était d’usage de le faire jadis, par le passage rapide, paisible ou violent, de vie à trépas. Entre le 6 janvier 2006, où une hémorragie cérébrale massive lui fait perdre conscience et le jour où les médecins de l’hôpital Tel Hashomer de Tel Aviv constatent son décès, de longs mois s’écoulent pendant lesquels il n’appartient ni au monde des morts, ni à celui des vivants. L’histoire d’Israël a suivi son cours et ses héritiers politiques ont pris en charge la direction du pays dans un contexte que Sharon a fortement marqué de son empreinte.

Dans l’intervalle s’est déroulée, pendant près de huit décennies, la vie d’un homme que les circonstances placèrent au coeur d’une histoire exaltante et tragique, celle de la naissance d’un État dont avaient rêvé des générations de juifs sionistes et dont l’existence devient très vite un cauchemar pour les voisins arabes, sur la terre de Palestine comme dans les pays limitrophes.

Ariel Sharon appartient à ce que les historiens du sionisme et d’Israël appellent la génération intermédiaire : elle est située entre celle des pères fondateurs, nés au début du 20e siècle, les Ben Gourion, Menahem Begin, Golda Meir, et celle de l’Israël moderne, des hommes et des femmes nés après l’indépendance ou peu de temps avant, comme l’actuel premier ministre Ehud Olmert. La génération de Sharon est celle des Ytzhak Rabin, Shimon Pérès, Rafaël Eytan, Rehavam Zeevi : il n’est pas étonnant que ses représentants les plus illustres soient des militaires. Ils avaient vingt ans en 1948, quarante en 1967, quarante-cinq en 1973, et certains d’entre eux ont repris du service en 1982, lors de la première guerre du Liban. Ytzhak Rabin avait coutume d’affirmer que la guerre entre Israël et ses voisins arabes devait être mise au singulier : qu’on l’appelle Guerre d’Indépendance, des Six jours, du Kippour, du Liban, Intifada 1 et 2, c’était pour lui une seule et même guerre, née du refus arabe d’accepter la réalisation des aspirations du mouvement national juif sur le territoire de la Palestine mandataire. Cette génération a donc combattu les armes à la main tout en construisant un pays moderne et une démocratie dont les défauts ne sauraient faire oublier qu’elle est la seule dans la région, et qu’elle n’a jamais été subvertie par des militaires dont le poids dans le pays est pourtant à la mesure des menaces qui pèsent sur son existence.

Au sein de cette génération, Ariel Sharon occupe une place à part. Il est issu, comme beaucoup de ses pairs, du mouvement sioniste socialiste, celui qui faisait du retour à Sion une aventure plus politique que religieuse. Il s’agit, pour ces militants, dont les plus célèbres sont Ben Gourion, Golda Meir, Moshé Sharett, de construire une société nouvelle où les valeurs juives seraient alliées à celles du mouvement ouvrier européen engagé dans les luttes sociales de la fin du 19e et du début du 20e siècle. Ce collectivisme, total dans les kibboutzim, partiel dans les mochavim, s’inspire ouvertement des modèles mis en oeuvre en Union Soviétique : il n’est pas rare de voir des portraits de Marx et même de Staline accrochés à côté de ceux de Théodore Herzl et Chaïm Weizmann dans les salles de réunion des fermiers coopérateurs.

Mais au sein de cette structure économique et idéologique, la famille Scheinerman fait figure de marginale : ils sont venus dans le mochav de Kfar Malal pour y pratiquer l’agriculture, à défaut de pouvoir le faire dans un domaine privé. Les Scheinerman sont sionistes, un point c’est tout, sans adjectif pour préciser la tendance de cet engagement. Ils mettent des clôtures à leurs champs et refusent de s’engager dans les luttes politiques très âpres qui opposent les sionistes socialistes aux nationalistes disciples de Vladimir Zeev Jabotinsky, théoricien du “Grand Israël”. Ils ont connu les premières années du pouvoir soviétique en Russie et en Géorgie, et n’ont aucune indulgence pour ceux qui voudraient voir appliquer ses méthodes dans l’État juif.

Fortement influencé par les idées de ses parents, Ariel Sharon ne suivra pas le chemin des Moshé Dayan, Ytzhak Rabin, Haïm Bar-Lev, et autres cadres militaires du Yichouv, qui trouveront dans le Palmah, les groupes de choc de la structure militaire du mouvement sioniste travailliste, le creuset d’une élite de l’armée et de la politique. Il n’est pas davantage un militant des groupes clandestins de combat contre les Britanniques issus de la droite nationaliste, l’Irgoun et le Lehi, dont les chefs, Menahem Begin et Ytzhak Shamir joueront un rôle majeur dans la vie politique israélienne après l’indépendance.

Contrairement à l’image longtemps perçue de lui à l’étranger, Sharon peut être considéré comme un “centriste” sur l’échiquier politique israélien. Et, dans un pays qui fut longtemps marqué par une forte polarisation droite-gauche, où les moindres postes et faveurs dépendaient de la loyauté à l’un ou l’autre de ces camps, cette position n’était pas la plus favorable à une ascension rapide dans la hiérarchie militaire ou politique. Ses allégeances sont donc moins politiques que personnelles : la bienveillance paternelle que lui accorde Ben Gourion, l’indulgence de grand frère que montre à son égard son supérieur hiérarchique Ytzhak Rabin compensent les inimitiés qu’il suscite dans les états-majors. Lorsqu’il choisit en 1973 d’entrer en politique par la droite, ce n’est pas par adhésion idéologique aux principes des héritiers de Jabotinsky. Depuis le départ de David Ben Gourion, le parti travailliste est peuplé de généraux avec lesquels il est entré en conflit dans le passé, comme Haïm Bar-Lev et David Elazar, et il sent que bientôt l’usure du pouvoir subie par la gauche qui dominait depuis un demi-siècle la vie politique du Yichouv, puis de l’État d’Israël va provoquer une alternance.

Sur le plan religieux, à l’image de sa famille, Ariel Sharon n’est pas un tenant de l’ultra orthodoxie. Sans être anticléricaux comme une partie de la gauche israélienne, les Scheinerman pratiquent la religion juive comme nombre de Français la religion catholique : on suit les grandes fêtes traditionnelles, Rosh Hachana (Nouvel An), Yom Kippour (Grand pardon), Pessah (la Pâque) et les rites de naissance, mariage et sépulture. Dans sa vie politique, Ariel Sharon, pour faire aboutir ses entreprises, et notamment l’établissement d’implantations juives dans les territoires palestiniens occupés en 1967, s’appuiera sur les groupes ultra-religieux et leurs dirigeants. Il voyait en eux les continuateurs d’un esprit pionnier qui s’était quelque peu “embourgeoisé” dans un Israël de plus en plus prospère, de plus en plus urbain et individualiste. Mais il n’hésite pas à s’opposer aux rabbins lorsque ceux-ci veulent mettre des obstacles à l’application de la Loi du retour en Israël à des populations dont la judaïté n’est pas évidente aux yeux des docteurs de la foi, comme les Falashas d’Éthiopie ou une partie des immigrants venus de l’ex-Union Soviétique.

Ses adversaires politiques l’ont souvent taxé d’opportunisme, voire de cynisme, dans l’utilisation de tel ou tel secteur de la population pour mener à bien ses projets politiques. À ceux-là il répondait avec un grand sourire et une voix douce qu’il était un sioniste “pragmatique”, et qu’il n’hésitait jamais, dans le domaine militaire comme dans le domaine politique à modifier ses plans si la situation sur le terrain l’exigeait.

Comment, de sa position marginale, Sharon est-il parvenu à se situer au centre du jeu politique israélien avant de parvenir au sommet ? À la différence d’un Ben Gourion ou d’un Menahem Begin, qui sont restés les mêmes dans leur vie matérielle spartiate comme dans leurs convictions idéologiques d’un bout à l’autre de leur vie, Sharon a évolué en même temps que la société dont il faisait partie. Ben Gourion et Begin sont sortis du pouvoir aussi pauvres qu’ils étaient avant d’y entrer. Sharon, grâce à des mécènes admirateurs de ses succès militaires et de ses projets politiques, a pu acquérir et faire prospérer l’un des plus importants domaines agricoles privés d’Israël. Ainsi, sa famille s’est enrichie grâce à une notoriété acquise par ses activités au service de l’État, mais le succès de sa ferme est aussi le fruit de sa passion pour l’agriculture, partagée par son épouse Lily et son fils cadet Gilad. Il n’a pas hésité non plus à utiliser des moyens de financements illégaux lors de la campagne électorale décisive, celle de l’accession à la tête du Likoud en 1999, délit pour lequel son fils aîné Omri a été condamné à une peine de prison ferme. Pendant toute sa vie politique, Ariel Sharon n’a pas donné un exemple de droiture et de rigueur morale inflexible, car il fut peu regardant sur les moyens lorsqu’il estimait, à tort ou à raison, que la fin était juste au regard de l’intérêt supérieur de l’État. Mais, au bout du compte, la majorité de ses compatriotes lui ont pardonné ses écarts de conduite, en mettant en balance ses mérites et les abus commis par lui, ou ses proches, contre le droit et la morale politique.

Dans un pays où il y a un demi-siècle, tout le monde connaissait tout le monde – 600 000 habitants forment plutôt une grande famille avec ses petites querelles qu’une grande nation avec ses fractures historiques – , on se sent proche des Sharon, des drames familiaux qu’ils ont vécu dans le passé. L’extraordinaire ferveur a son égard qui s’est manifestée dans toutes les couches de la population lors de son accident cérébral, où même ceux qui criaient “Sharon assassin !” en 1983 écrivent des éditoriaux catastrophés ou des lettres de lecteurs éplorés est l’aboutissement du chemin qui a conduit Sharon des marges de la société vers un point central, où finalement l’immense majorité des Israéliens se retrouvent lors des épreuves collectives qu’ils subissent. Le traumatisme provoqué par sa brutale sortie de la vie publique rappelle l’horreur stupéfaite avec laquelle le peuple israélien accueillit la nouvelle de l’assassinat, par un Juif, du premier ministre Ytzhak Rabin le 4 novembre 1995. Dans un pays qui compte aujourd’hui près de sept millions d’habitants, qui mêle des gens d’origine, de culture, de traditions religieuses très variées, cette génération intermédiaire sert de repère, de lien entre le passé et le futur, ils sont la promesse que chacun, d’où qu’il vienne, peut trouver dans le pays le chemin de l’intégration, du bonheur et de la prospérité.

Très long fut également le chemin qui conduisit Ariel Sharon de l’idée du Grand Israël, à établir sur tout le territoire de l’ancienne Palestine mandataire, à celle d’un partage de ce territoire, impliquant le démantèlement d’une grande partie de ces implantations juives en Cisjordanie et à Gaza qu’il avait mis tant d’énergie à faire exister. Pourtant, ce qui peut apparaître comme un retournement complet, un abandon des croyances et des principes antérieurs, peut être expliqué par l’expérience accumulée par Ariel Sharon tout au long de sa vie militaire et politique. Jamais il ne s’est réclamé d’un sionisme messianique faisant passer la “rédemption de la Terre” avant la sécurité et la prospérité d’un État juif sur la plus grande partie possible de Eretz Israël. En cela, il a toujours été plus proche de Ben Gourion que des rabbins du Goush Emounim, le Bloc de la foi. Il a longtemps considéré que la sécurité d’Israël ne pouvait être assurée que si les Juifs habitaient tout le pays, et non pas simplement les grandes cités de la plaine côtière. Tenir les collines était son obsession depuis les années passées à Kfar Malal, là où la terre d’Israël est une mince bande de quinze kilomètres entre la mer et les collines de Cisjordanie. Mais dans ce domaine aussi, le monde ne reste pas immobile : les nouvelles technologies militaires rendent moins nécessaires l’établissement de lignes de défense appuyées sur la géographie. Par son coût humain et politique, l’occupation de territoires dont la population éprouve envers Israël et ses soldats une détestation infinie devient un facteur d’insécurité, par le terrorisme qu’il génère, alors qu’elle était censée protéger le territoire national de nouvelles agressions.

Ariel Sharon est arrivé au pouvoir, en février 2001, parce que la voie de la négociation avec l’adversaire palestinien, initiée par le processus d’Oslo en 1993, avait échoué. À l’optimisme raisonné d’Ytzhak Rabin et de Shimon Pérès, succède le pessimisme réaliste d’Ariel Sharon. Ce dernier ne croit pas que l’existence d’Israël peut être garantie par la seule vertu des traités signés avec les pays voisins. Longtemps, il a eu une vision du monde de “capitaine d’infanterie”, comme le note, avec un brin de condescendance, Gérard Araud, ancien ambassadeur de France en Israël : connaissant le moindre thalweg situé entre Beyrouth et Suez, il préfère les cartes au 25000ème aux planisphères des diplomates. Mais il sait aussi que ces vallées et collines sont peuplées de gens, les Arabes, dont le refus du projet national juif en Palestine est plus profondément enraciné que l’esprit de compromis dont ont fait preuve certains de leurs dirigeants, l’égyptien Anouar el Sadate, le jordanien Hussein, et même le palestinien Mahmoud Abbas. Il est persuadé, au fond de lui-même, que la guerre commencée en 1948 n’est pas terminée, et qu’elle durera encore pendant des générations. Pourquoi alors faire des concessions, qu’il qualifie lui-même de “douloureuses” lorsqu’il les évoque dans ses discours des années 2002 et 2003 ? Parce qu’Ariel Sharon sait que la démographie est une branche de la science géographique dont les militaires font peu de cas, alors que les politiques doivent s’en préoccuper en permanence. Le rêve du “Grand Israël” est mort pour lui dès qu’il comprend qu’une majorité juive sur le territoire situé entre la Méditerranée et le Jourdain n’est pas possible à maintenir au-delà de l’année 2020, selon les projections des démographes. Il fera donc en sorte d’être celui qui donnera à Israël son territoire définitif, le plus grand et le plus juif possible, en tenant compte de la réalité surle terrain et des contraintes internationales. Il est bientôt rejoint sur cette ligne par les “déçus d’Oslo”, ceux qui avaient cru au “Nouveau Moyen-Orient” pacifié, démocratique et prospère prophétisé avec lyrisme par Shimon Pérès au lendemain des accords d’Oslo. Il laisse alors au bord du chemin ceux pour qui le Grand Israël est un plus un acte de foi qu’une utopie mobilisatrice.

Au cours de sa longue carrière, Ariel Sharon a commis de nombreuses erreurs, des fautes, certains diront des crimes. Beaucoup de gens, militaires et civils, sont morts à la suite de décisions dont il porte la principale responsabilité. La plus lourde de conséquences a été cette campagne du Liban, en 1982-83, qui a failli briser sa carrière politique à la suite des massacres de Sabra et Chatila. Pour ses critiques les plus virulents, en Israël comme dans le monde arabe et en Occident, il existe une ligne de continuité entre le massacre de Qibya, en 1953, où une cinquantaine de Palestiniens sont victimes d’une action de représailles de l’unité commandée par Sharon, les exécutions sommaires de prisonniers égyptiens en 1956, et les ripostes “disproportionnées” aux attaques terroristes lors de la deuxième Intifada. Dans cette perspective, Ariel Sharon serait l’incarnation et le révélateur de la brutalité inhérente à un pays aveuglé par ses certitudes et à une armée ivre de sa force. Nous nous sommes efforcés, tout au long de cette exploration de sa vie et de son action, de replacer ces événements dans le contexte historique et psychologique. On ne faisait pas la guerre en 1953, 1967 ou 1973 avec les mêmes armes, matérielles et conceptuelles, qu’en 2006. Il importe alors de cerner au plus près le rôle personnel d’Ariel Sharon dans les faits qu’on lui reproche aujourd’hui : est-il un “chien de guerre” dont le pouvoir politique israélien aurait fait son instrument, quitte à le désavouer devant la protestation internationale ? A-t-il toujours respecté cette “pureté des armes”, cette éthique du combat dont se prévaut Tsahal, une armée qui tente de rendre compatible l’éthique du judaïsme avec les horreurs de la guerre ? Notre propos n’est pas, dans cet essai biographique, de formuler une sentence morale définitive le condamnant ou l’absolvant. On trouvera, en revanche, les éléments factuels et de contexte concernant les épisodes les plus controversés, qui devraient permettre au lecteur de se forger sa propre conviction en la matière.

Né à la vie militaire lors de la plus douloureuse défaite de la guerre d’Indépendance, la bataille de Latrun en mai 1948, il s’est appliqué par la suite à tirer les leçons de ses échecs, et de ceux de ses chefs pour éviter de les renouveler. Persuadé, dans un premier temps que “ce qui ne peut s’obtenir par la force peut s’obtenir par plus de force”, il est arrivé, au soir de sa vie, à la conclusion qu’il y a des choses que jamais aucune force armée, si performante soit-elle, ne peut imposer. Par exemple la souveraineté d’un État sur des populations qui le rejettent. Ce chemin de Damas – les Juifs diraient techouva (retour à la foi) – est-il une rupture dans le parcours d’un individu comme dans le destin d’une nation ? Un examen attentif, et débarrassé des clichés dominants du parcours et de la psychologie d’Ariel Sharon montre que cet ultime tournant ne peut se résumer la trahison que lui reprochent ses anciens amis du mouvement des implantations, ni à ce reniement de lui-même ironiquement salué par certains de ses nouveaux amis de gauche. Ce chemin où le premier ministre rencontre, au début des années 2000 l’écrivain Amos Oz, figure emblématique du mouvement de la paix israélien, est celui des illusions perdues : celle du Grand Israël pour Sharon, celle d’une cohabitation harmonieuse avec le voisin arabe pour Oz, qui supplie aujourd’hui le monde d’aider les Israéliens et les Palestiniens à divorcer.

Tout au long de sa vie, Sharon est resté, comme son père, un sioniste sans qualificatif. Il lit la Bible comme le livre d’histoire et de géographie d’un peuple dont le droit à occuper la terre d’Israël et Jérusalem n’est ni discutable, ni négociable. Le sionisme, celui de Herzl, se suffit à lui-même comme cadre de pensée, et pour le reste, chacun fait comme il veut, en religion comme en politique. En cela, il est le plus moderne des dirigeants de la génération intermédiaire, dont beaucoup sont restés longtemps enfermés dans les cadres idéologiques de leur famille politique d’origine. À la différence de Ben Gourion, et même d’Ytzhak Rabin, il considère que le judaïsme mondial est un tout, et que ses diverses composantes, en Israël comme en diaspora, doivent être traitées sur un pied d’égalité. Ainsi, il a provoqué un mini scandale à l’Agence juive, l’organisme chargé de promouvoir l’immigration des Juifs du monde entier en Israël, en imposant qu’une partie des fonds récoltés soit consacrée au développement des institutions éducatives juives dans d’autres pays. Il n’a pas non plus le mépris que certains dirigeants israéliens manifestent envers les yordim, ces centaines de milliers d’Israéliens qui ont choisi d’aller vivre à l’étranger, aux États-Unis pour la plupart. Ceux qu’Ytzhak Rabin traitait naguère de “tas de couards” doivent, pour Sharon, garder des liens avec leur terre natale, et constituer une émigration utile pour Israël dans une économie largement mondialisée.

Élie Barnavi, universitaire, homme de gauche et ambassadeur d’Israël en France entre 2000 et 2002, avouait, quelques années plus tard, qu’il avait passé l’essentiel de son temps dans la capitale française à expliquer à des interlocuteurs sceptiques qu’Ariel Sharon n’était pas seulement le diable que l’on se plaisait à peindre dans la fresque imaginaire du conflit israélo-arabe. Le contraire du diable n’est pas le bon Dieu, et chacun pourra trouver, dans cette histoire de la vie d’un Juif, l’occasion de découvrir ou de revisiter l’histoire, les lumières et les ombres, d’une nation terrestre faite par des hommes de chair et de sang.