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L’éthique minimale. À propos de “L’Éthique aujourd’hui – maximalistes et minimalistes” de Ruwen Ogien

Ruwen Ogien, L’Éthique aujourd’hui – maximalistes et minimalistes. Paris, Gallimard, Folio « Essais », 2007, 253 p.

 

La philosophie morale est une branche de la philosophie qu’on pourrait espérer plus développée qu’elle ne l’est en France car elle a le mérite de poser des questions concrètes qui devraient intéresser tous les citoyens. Toutes ces questions tournent autour d’une seule : qu’est-ce que se comporter d’une manière décente, c’est-à-dire respectueuse non seulement de soi-même, mais encore des autres ou du bien commun ? L’homme, on le sait est un animal à bien des égards égoïste. Mais il est aussi un animal politique. Il a besoin des autres et doit donc apprendre à vivre avec eux. Il ne peut pas se contenter de chercher son intérêt ou celui de ses proches ; il doit accepter des compromis avec les intérêts d’autrui. Quel genre de compromis, c’est ce qu’il s’agit de préciser.

Ruwen Ogien fait partie du petit groupe de philosophes œuvrant en France dans le domaine de l’éthique. Ces philosophes sont d’abord des passeurs qui rendent accessibles à leurs pairs et au public français ou francophones les termes d’un débat très actif dans le monde anglo-saxon. Cela ne les empêche pas de développer leurs propres conceptions. R.O., pour sa part, est préoccupé par « l’éthique minimale », c’est-à-dire, comme le nom l’indique, celle qu’on peut exiger de tous car sans elle la société ne pourrait pas fonctionner. Sa démarche est voisine de celle de Rawls dans Libéralisme politique. Rien n’empêche que tel ou tel membre du corps politique se donne une morale personnelle bien plus exigeante, l’éthique minimale est le noyau dur qui doit faire consensus entre tous. La question, comme on le voit, n’est pas dénuée d’importance puisqu’elle a une incidence immédiate en philosophie politique. L’État ne pourra pas sans de très bonnes raisons user de son pouvoir de contrainte pour forcer les citoyens à suivre des règles qui outrepassent celles de l’éthique minimale.

R.O. avait déjà défendu son projet dans un livre antérieur, La Panique morale, dont nous avons rendu compte ici-même. L’exposé contenu dans L’Éthique aujourd’hui, bien plus systématique, justifie un nouvel examen. Le point de départ est « libéral », au sens premier du terme, celui de la doctrine (« englobante » dirait Rawls) libérale, non plus le « libéralisme politique » qu’ont en partage tous les citoyens des démocraties pluralistes modernes, mais « l’idéologie libérale », celle qui accorde la priorité à la liberté comme valeur. R.O. s’intéresse plus particulièrement aux principes de « neutralité » et de « non-nuisance » qu’il trouve dans le petit ouvrage de propagande de John Stuart Mill intitulé La Liberté (On Liberty). Suivant le premier de ces principes, l’État et les faiseurs de morale n’ont pas à se mêler des actes d’une personne « qui n’affectent qu’elle-même ». Le second principe complète le premier : « la seule raison légitime que puisse avoir une communauté civilisée d’user de la force contre un de ses membres est d’empêcher que du mal ne soit fait à autrui ». En d’autres termes, on doit nous laisser libres d’agir tant que nous ne nuisons pas à autrui.   

 

La précision est d’importance car elle permet de clarifier la différence entre ce qui ressort de la politique et ce qui ressort de la morale chez Mill. Contrairement à ce que sous-entend R.O. (p. 230), il n’y a pas de contradiction entre les deux pamphlets de Mill, La Liberté (1859) et L’Utilitarisme (1861) : l’État doit intervenir pour empêcher une action ayant des conséquences négatives sur autrui mais il ne peut pas imposer une action ayant des conséquences positives sur autrui ; il peut seulement encourager les pratiques altruistes (grâce à l’éducation et à la législation) car elles relèvent du domaine de la morale.

Le principe de neutralité est par ailleurs parfaitement en accord avec le principe dit « d’utilité » qui résume toute la morale utilitariste : une action est bonne si elle augmente le bonheur général. Une action sans influence sur autrui augmente ou diminue le bonheur de celui qui l’accomplit, lequel bonheur entre dans le calcul du bonheur général. Or l’homo liberalis – par définition suffisamment éclairé pour être considéré comme responsable – est à l’évidence le mieux placé pour savoir ce qui est meilleur pour lui. En le laissant libre de sa décision, on est sûr que son bonheur et, par là, le bonheur général augmenteront.

Bien qu’empruntant à Mill, R.O. ne se réclame pas de l’utilitarisme, du moins dans cet ouvrage, car il avait présenté un éloge plutôt convaincant de cette doctrine dans son livre précédent. Pourtant l’utilitarisme permet de résoudre d’importantes questions qui demeurent à l’état d’énigmes dans l’Éthique aujourd’hui. La légitimité du « paternalisme d’État » est l’une de ces questions qui demeurent en suspens (1). Pourquoi l’État s’autorise-t-il dans les faits à empiéter sur notre liberté dans des domaines qui ne regardent a priori que nous-mêmes ?

D’abord il y a les cas, très nombreux, ou des décisions individuelles risquent d’avoir des conséquences négatives sur autrui. Suivant le degré d’aversion à ce risque manifesté par la collectivité, l’État (qui la représente) interviendra ou non. Par exemple, en conduisant rapidement, je risque d’avoir un accident et de mettre en danger la vie d’autrui. Si je suis « responsable » (au sens de la doctrine libérale), j’assume le risque pour moi-même, donc ma mort ne diminue pas mon bonheur ! Ce résultat peut paraître paradoxal mais n’en est pas moins conforme à la doctrine utilitariste : le risque de mourir (ou d’être gravement blessé) est le prix que j’accepte de payer (éventuellement) en contrepartie du plaisir de conduire rapidement. Par contre, si je suis égoïste, je n’intégrerai pas dans mon « calcul des plaisirs et des peines » (2) les désavantages qui peuvent survenir pour autrui. Suivant cette analyse, il est tout à fait légitime qu’un État soucieux de préserver à la fois la liberté et la sécurité de ses sujets, limite la vitesse sur le réseau routier public et ne la limite pas sur des circuits privés (où l’on ne risque pas de rentrer dans une autre automobile).

Une autre justification de l’intervention de l’État se présente dès que l’on a de bonnes raisons de croire que le postulat de rationalité individuelle propre à toute doctrine libérale n’est pas justifié en pratique. C’est exactement la position de Mill, telle que la rappelle R.O. (p. 140). Ce qui, soit dit en passant, confirme l’interprétation du principe de non-nuisance proposée plus haut. À le prendre au pied de la lettre, on pourrait croire qu’il implique que l’État ne doit pas intervenir pour nous empêcher de nous nuire à nous-mêmes. En réalité ce que veut dire Mill c’est que l’État n’aura pas l’occasion d’intervenir dans ce sens, car un individu rationnel ne peut pas se nuire à lui-même (sauf s’il est altruiste et si son sacrifice peut améliorer le sort d’autrui, mais l’on n’est plus alors dans le cadre des hypothèses du principe qui nous intéresse : un acte qui n’affecte que l’acteur lui-même). Dès que les individus ne peuvent plus être considérés comme rationnels en ce sens, un « gouvernement despotique » est nécessaire, selon Mill, dont la mission consistera à perfectionner ses sujets jusqu’à les faire coïncider avec le modèle de l’homo liberalis. Inutile d’insister sur l’optimisme d’une telle manière de voir puisqu’elle suppose, les lois s’appliquant à tous, qu’on sera capable d’éclairer suffisamment tous les citoyens pour qu’il devienne superflu d’édicter des lois les protégeant contre eux-mêmes (comme celles qui proscrivent les drogues dures (3)).

L’éthique minimale de R.O. se limite à trois principes : neutralité (vis-à-vis des différentes conceptions de la vie bonne) ; non-nuisance à autrui ; impartialité. Ce troisième principe, commun aux différentes versions de l’utilitarisme et qui constitue un axiome de base des démocraties modernes (un homme = une voix), exige de traiter tout le monde de manière égale. À son propos, R.O. bute à nouveau sur un certain nombre d’énigmes classiques auxquelles il refuse d’apporter des solutions alors que la morale utilitariste permettrait pourtant de les trancher sans hésitation.

Les exemples fournis par R.O. dans le chapitre 7 tournent tous autour de la préférence accordée aux proches. Est-elle vraiment immorale ? Exemple : Un jeune homme s’aperçoit soudain que deux personnes, sa sœur et un inconnu, sont en train de se noyer. Il est bon nageur et vigoureux mais il ne peut sauver qu’une personne à la fois et, au vu des vagues tumultueuses, il est probable qu’il n’aura pas le temps de les secourir toutes les deux. Il choisit de sauver sa sœur. Comment juger ce choix qui a toutes les apparences de la partialité ?

Il faut souligner d’abord que ne pas intervenir du tout serait, pour le jeune homme, immoral, même du point de vue de l’éthique minimale. En effet on peut nuire à autrui en s’abstenant d’agir, ce qui serait le cas ici. En refusant de sauver l’un des deux noyés, le jeune homme commettrait une sorte de meurtre, justement réprimé par la loi comme un cas de « non-assistance à personne en danger ». Le jeune homme doit donc intervenir mais a-t-il (moralement) le choix de la personne à sauver ? Suivant le principe d’impartialité, aucune des deux personnes en train de se noyer ne peut faire valoir qu’elle est prioritaire. Dès lors, le jeune homme ne viole pas ce principe en choisissant sa sœur. C.Q.F.D.

Il en irait différemment, du point de vue de la morale utilitariste, s’il savait par exemple que sa sœur était une dangereuse criminelle. Il devrait alors accorder la priorité à l’inconnu qui a le bénéfice du doute. En sauvant sa sœur assassine, le jeune homme diminuerait le bonheur général. En sauvant l’inconnu, il augmenterait, selon toute probabilité, le bonheur général.

Mais la sœur n’est pas criminelle et son frère l’aime, comme il se doit dans une famille, tandis qu’il n’éprouve aucun sentiment pour l’inconnu. Donc son bonheur augmentera s’il sauve sa sœur tandis qu’il n’augmentera pas, et même sans doute diminuera, s’il choisit plutôt l’inconnu. Ainsi, du point de vue du calcul utilitariste, le bonheur des tiers n’est pas affecté par le choix de l’une plutôt que l’autre : dans les deux cas une vie humaine est perdue et il en résulte du chagrin. Par contre, en choisissant sa sœur, le jeune homme augmente son propre bonheur qui est compté dans le bonheur général. C’est pourquoi la préférence accordée à la sœur, loin d’être immorale – du point de vue utilitariste toujours – est au contraire tout à fait morale (4). Conclusion réconfortante car il serait regrettable que la morale soit en opposition avec les sentiments d’affection les plus spontanés manifestés par les humains.

Toutes ces remarques ne signifient évidemment pas que R.O. aurait dû reprendre à son compte la morale utilitariste, sans autre forme de procès, au lieu de chercher à définir les contours d’une morale minimale. Par contre les exemples précédents démontrent que ladite morale s’avère insuffisante pour dicter l’action dans un certain nombre de cas. Jusqu’à quel point l’État peut-il étendre l’usage de la contrainte légitime ? Comment choisir entre plusieurs actions toutes deux moralement obligées lorsqu’une seule est possible ?

Lorsque les trois principes de la morale minimale ne suffisent pas pour apporter une réponse, c’est le signe qu’il convient d’introduire une autre règle, un autre principe. Pourquoi ne pas opter, dans ces cas-là, pour le principe d’utilité. Ce ne serait pas confondre l’éthique minimale avec l’utilitarisme mais simplement introduire dans les cas d’indécision une règle « d’efficacité ». Lorsqu’on se sent contraint d’agir, mais que l’on ne sait dans quel sens décider, la règle suivant laquelle il convient de choisir le parti qui augmente (le plus) le bien-être collectif présente en effet un certain nombre de mérites du point de vue de l’éthique minimale. Elle est d’abord moins exigeante sur le plan éthique, plus respectueuse des égoïsmes individuels qu’une règle comme le « maximin » de Rawls, puisqu’elle n’exige pas de concentrer les avantages sur les plus défavorisés. Elle est aussi plus générale que la règle rawlsienne qui ne saurait aider le jeune homme de l’exemple à choisir la personne à secourir. Évidemment, le principe d’utilité soulève une difficulté pratique, celle de l’évaluation des conséquences en présence d’incertitude, mais qui est propre à toutes les morales conséquentialistes dont fait partie l’éthique minimale de R.O. (puisqu’elle suppose qu’on soit capable d’évaluer les nuisances pour autrui qui résulteront éventuellement de nos actes).

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(1) R.O. termine le chapitre qu’il lui est consacré sur le mode conditionnel : « cette conjonction de raisons… pourrait donner un certain poids moral au rejet du paternalisme » (p. 143).

(2) L’expression est de Jeremy Bentham, le père fondateur de l’utilitarisme.

(3) R.O. cite à ce propos une notation à tonalité libertarienne, inattendue sous la plume de Hannah Arendt : « Tant que le morphinomane ne devient pas un criminel, cela ne regarde personne » (p. 133).

(4) Les économistes reconnaîtront dans le choix du jeune homme un cas particulier intéressant d’optimum de Pareto. La décision est optimale bien qu’elle diminue le bien-être d’un individu au moins (l’inconnu en train de se noyer) parce que l’individu en question, compte tenu du principe d’impartialité, n’a pas le droit d’objecter.