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L’usage du monde : Christian Delacampagne

S’il n’est pas, de fait, son dernier livre, Toute la terre m’appartient (une sentence prêtée à Apollonius de Tyane) est l’ouvrage ultime de Christian Delacampagne (1). Il fut rédigé dans la maladie, à l’approche de la mort : Car chez moi la nuit tombe, voyez-vous, et c’est à peine si je puis encore lire ma propre écriture. Afin de dire adieu : célébrer le monde quand on en prend congé.

Ce monde, Christian Delacampagne l’a sillonné en tous sens, de par ses professions. Il fut diplomate, n’ignorant rien des ressorts de la politique internationale ; il fut journaliste de talent et de conviction ; il était un éminent professeur, enseignant dans une grande université des États-Unis, donnant des conférences, publiant une œuvre philosophique confrontée à l’expérience concrète du mal, et dont on mesure aujourd’hui l’importance (2).

Rien de professionnel, toutefois, dans les voyages ici rapportés. Ce sont les périples initiatiques d’un étudiant prenant la route, les retours méditatifs de l’homme mûr, les flâneries affectueuses d’un ami des hommes, les rencontres d’un lecteur complice (Claudel, Loti, Nicolas Bouvier). Souvenirs, anecdotes, observations sont pris au lent travail de l’écrivain : Écrire et voyager, je n’ai fait que cela. Cérémonie solitaire des adieux, dans l’intimité de l’écriture et l’attente du néant ; bilan des savoirs fragiles, des expériences improbables, de quelques convictions sauvées du chaos. Chant du monde au soir trop précoce de la vie

Cet univers qu’il a parcouru, Christiane Delacampage a voué son existence à en comprendre la grammaire. Diversité des langues, des mœurs et des usages : grandeur du flamenco, civilité japonaise, hospitalité arménienne. Un trésor d’humanité offert dans un sourire, dans un regard, à qui sait attendre et se rend disponible. Le bonheur est dans le premier train, dans l’auberge du soir. Mais la douleur est dans le premier charnier. Delacampagne porte un regard sans complaisance aucune sur la folie d’un monde déréglé : guerre civile au Liban (la guerre mondiale aux dimensions du Loir-et-Cher), dont, en diplomate consommé, il analyse les causes ; massacres au Cambodge, au Rouanda, partout ; arrogance velléitaire de l’Occident ; terreur obtuse du communisme ; fanatismes religieux ; malheurs quotidiens.

Danses macabres sur le vide, car l’existence est vaine : De toutes ces piètres vies dont la sienne n’aura été qu’un minuscule chaînon, il ne restera rien, car rien dès le départ (mais lui seul l’ignorait) n’était destiné à rester. De ce provisoire de l’existence que psalmodie le bouddhisme, il faut toutefois se contenter, se repaître, se conforter. En tirer une force : sous le ciel vide, l’homme est debout. Dans ses voyages, Delacampagne a davantage appris qu’à la Faculté de philosophie ; il en a rapporté un humanisme laïc, désenchanté mais rageur, assuré de quelques vérités solides et ne s’en laissant point compter. Fraternel mais vigilant, empathique sans adhésion, le cœur guidé par la raison. Ce qui donne sens à l’existence éphémère ? La conviction que certaines valeurs ne sont pas relatives, qu’un universel gît dans la diversité des pratiques, que la culture toujours transcendera la chiennerie. Face à la barbarie s’élève l’exigence de l’État de droit ; mais aussi la beauté des femmes, le charme d’une ancienne chanson, la splendeur des soirs couchants. Face au néant s’exerce la préparation quotidienne au départ : Alors, j’ai su que la boucle était bouclée. Car le problème, ce n’est pas de mourir. C’est de comprendre quand il est temps de se dire au revoir.

De retour du bout du monde comme Montaigne de l’Italie, Christian Delacampagne a su prendre congé, couronner son œuvre, donner sens à une vie. A nous qui faisons le même voyage, il offre avec chaleur, avec une tendresse fraternelle, avec humour, quelques conseils viatiques.