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« Elle(s) » de Kouam Tawa

Kouam Tawa est camerounais. Il est surtout un littérateur multiforme, à la fois poète, auteur de romans pour la jeunesse et dramaturge. Sa pièce Nuit de veille, en forme d’oratorio, a été mise en lecture lors des dernières Francophonies en Limousin[i]. Elle(s) s’en rapproche à ceci près que ce texte fait entendre des voix exclusivement féminines. Je suis la femme dont sont faites la plupart des femmes de ce pays… Je suis la femme qui est faite de la plupart des femmes de ce pays, annonce la narratrice qui incarnera donc plusieurs personnages. Comme dans Nuit de veille, K. Tawa entend donner la parole aux petites gens de son pays, qui s’échinent pour pas grand-chose et doivent subir le spectacle d’une richesse insolente étalée sur les écrans de la télévision ou calfeutrée dans des limousines climatisées. Ses personnages n’ont pas besoin d’élever la voix pour crier leur frustration et leur révolte ; il leur suffit de se raconter. Nulle fioriture dans cette langue aux accents poignants qui fait d’autant plus mal qu’elle ne cherche pas l’effet. Écoutons pour commencer la femme délaissée :

Après la chasse il y a des chiens
qu’on récompense avec des jets de pierre.
S’il est temps de noyer ta chienne
noie-la, noie-la, noie-la, sans l’accuser de rage.

Kouam Tawa

La femme plurielle qui remplit les pages d’Elle(s) vit dans le regret de ce qu’elle n’a pas été. Un texte sur deux commence par « J’aurais aimé », formule qui revient en tête de chaque paragraphe. « J’aurais aimé être quelqu’un » est le premier de ces leitmotivs. Ensuite viendront « j’aurais aimé aller ailleurs », puis « avoir un homme », « savoir parler », « avoir un chez moi », « avoir un garçon », « avoir un don », « être une reine », « être une muse », « être sensée », « être une actrice », « être une légende », « être une herbe » et, pour finir, « être une chanson ».

Chacun de ces textes qui énumèrent divers avantages qui résulteraient du fait d’être quelqu’un, d’aller ailleurs, etc. se termine par le tableau désenchanté de la réalité. Ainsi le poème « j’aurais aimé être une herbe », après avoir énuméré les services susceptibles d’être rendus par les plantes médicinales, s’achève-t-il ainsi :

Je ne suis hélas qu’un rien de feuille qu’on dit même pas bonne à contenir la dernière des offrandes.

L’alternance dans ce livre des morceaux où la narratrice se raconte avec ceux où elle énumère ses regrets est renforcée par le contraste des styles, les récits étant écrits dans une langue plus nettement poétique que les autres, plus prosaïques. En témoignent leurs « incipits » respectifs : Ici elle chante (et son chant est parole) contre Ici elle parle (et sa parole est chant).

Les trois quatrains qui débutent, par exemple, le premier « poème » obéissent à une construction rigoureuse. Ils sont faits de vers embrassés de neuf et six pieds, comme ici :

Je buvais tranquillement ma bière
sans idées, sans désir.
Tu m’as parlé d’amour
et m’as dit : pardon, sois ma petite.

(Les mots soulignés par nous se retrouvent exactement à la même place dans les trois quatrains.)

On constate cependant que K. Tawa fait tout ce qu’il peut pour résister à la tentation des vers réguliers (non rimés). D’abord parce qu’il ne respecte pas les contraintes qu’il s’est imposé tout au long du même poème. Puis à quelques vers qu’il distord volontairement au lieu d’accepter une formulation plus évidente. Voir ci-dessous la fin du poème sur l’exil :

Mieux vaut souffrir mourir
dans le chaud d’un désert
ou le froid d’une mer
que mener sur sa terre une vie si misérable
.

On aurait attendu, en effet, à la place du dernier vers, ces deux autres hexamètres : que mener sur sa terre / une vie de misère.

À côté des deux sortes de textes – regrets et récits – examinés jusqu’ici, Elle(s) contient un texte dialogué (et non ponctué). Dans ce dernier, la mère d’un enfant malade s’adresse à diverses personnes susceptibles de l’aider.

faites, je vous en prie
quelque chose pour lui

implore-t-elle. Hélas ! on lui avait d’avance répondu:

il y a dans l’hôpital
des cas plus inquiétants

Si tout n’est pas rédigé dans une telle veine, proche du théâtre classique, les hexamètres abondent à nouveau dans ce texte qui se clôt sur le quatrain suivant :

mon enfant mon trésor
mon épine dorsale
mon enfant s’est éteint
me voici seule au monde

On a mentionné plus haut la révolte qui transpire de ce texte. Elle n’est nulle part plus apparente que dans les deux morceaux consacrés respectivement à la démocratie et à la politique. Il vaut sûrement la peine de citer intégralement la fin du premier, qui en dit plus que bien des discours.

Dites-moi si la démocratie
dont viennent nous parler nos gens d’en haut
avec des voitures cent pour cent de là-bas
des costumes cent pour cent de là-bas
des parlers cent pour cent de là-bas
est aussi cent pour cent de là-bas.
Dites-moi vous qui savez
si dans la démocratie de là-bas
on bat campagne avec des sacs de riz et des casiers de bière
si dans la démocratie de là-bas
on organise des charters et des bourrages d’urnes
si dans la démocratie de là-bas
on punit d’abandon la ville ou le village
qui n’a pas voté pour ceux qui sont en place
dites-moi, vous qui savez, dites-moi.

 

Kouam Tawa, Elle(s), Lanskine, coll. « Ailleurs est aujourd’hui », Nantes, 2016, 52 p., 12 €.

 

[i] Cf. https://mondesfrancophones.com/espaces/periples-des-arts/theatre-apercus-des-francophonies-en-limousin-edition-2017/