Scènes

Billet d’Avignon (8) – Médée, Chloé, Werner Von Ebrennac : drames de jadis et de naguère

Médée l’effroi : À quoi tient l’émotion ?

Peu de mythes ont autant inspiré les dramaturges, les librettistes, les compositeurs que celui de Médée. Il est vrai que le personnage de cette femme dotée de pouvoirs magiques qui tue d’abord par amour puis par vengeance est en lui-même tragique. Deux Médée sont programmées en Avignon : celle d’Anouilh et celle écrite par une jeune auteure, Chantal Desrues, qui tient le rôle titre. L’action de cette nouvelle interprétation du mythe se passe à Corinthe où Médée et son époux Jason se sont réfugies après la conquête de la Toison d’or par Jason. Elle fait intervenir quatre personnages : outre les deux déjà cités, la nourrice de Médée et Créon, roi de Corinthe. Poussé par sa population avide des richesses qu’elle promet, Créon veut récupérer la Toison. Il offre en échange sa fille, Glaucé, dont Jason est tombé amoureux. Après quelques tergiversations Jason accepte le marché ; il répudie Médée, épouse Glaucé. Médée, ivre de vengeance, use de ses pouvoirs magiques pour faire disparaître Glaucé dans les flammes en même temps que le palais royal ; non contente de s’être ainsi vengée de Jason, elle tue les deux enfants qu’elle a eus de lui. Jason meurt.

La mise en scène est signée par Philippe Boinard qui joue par ailleurs Jason. Un radeau muni de deux voiles, évocation de la nef d’Argos, est posé au centre de la scène, les comédiens vêtus de costumes à l’antique interprètent fidèlement leurs personnages : les tendres remontrances de la nourrice, la majesté de Créon, la culpabilité de Jason, la fureur de Médée. Tout cela est plutôt convenu. On ne voit pas très bien l’utilité de cette nième version du mythe, montée avec des moyens à l’évidence limités. Et pourtant les spectateurs marchent. L’applaudimètre fut sans équivoque le soir où nous étions présent dans la petite salle du théâtre de l’Esperluette. Jamais pendant tout mon séjour en Avignon cette année je n’ai ressenti une telle ferveur de la part du public. À quoi cela tient-il ? Ni à l’intérêt du texte ni à la qualité des interprètes qui n’avaient rien d’exceptionnels. À quoi alors ? Sans doute à la sincérité, à l’émotion dégagées par les quatre comédiens qui ne sont pas (ou pas encore) de grands tragédiens mais dont on sentait qu’ils mettaient tout leur cœur dans leur jeu et même un peu plus.

L’Écume des jours : enthousiasme et déception

Un titre formidable pour un roman drôle et poignant, Boris Vian savait y faire ! Vincent Leprette a eu une « chic idée » de l’adapter pour le théâtre avec ses copains du Cours Florent et il a eu bien raison de le montrer en Avignon. Car la première moitié est une réussite totale. Le livre de Vian, on s’en souvient peut-être, est une métaphore de la condition humaine. Au temps de la jeunesse et ses illusions succède celui de la maturité et des désillusions. Le traitement de la première partie est en tout point parfait : les protagonistes sont heureux de jouer et ils nous communiquent leur euphorie. Le texte fantaisiste et léger de Vian coule sans à-coups ; les situations s’enchaînent sur un rythme accéléré ; on rit, on sourit, on est heureux. Même le piano à cocktails est présent sur la scène ! Dans la deuxième partie, nous aurions dû être malheureux : hélas, nous nous ennuyons. Le destin de la pauvre Chloé au poumon envahi par un nénuphar n’est pas tragique, il est simplement pesant. Les incursions du médecin pourraient détendre l’atmosphère mais elles sont trop brèves, tandis que les ennuis financiers de Chick, ruiné pour cause de Partrolâtrie excessive (rappelez-vous : impécunieux, il collectionne pourtant les œuvres de Jean-Sol Partre sans regarder à la dépense), traînent au contraire en longueur.

Quoi qu’il en soit, il faut saluer la prestation des trois garçons qui tiennent les rôles principaux : Vincent Leprette lui-même dans Colin (le mari de Chloé), Jean-Daniel Detouillon dans Chick et Laurent Vigreux dans Nicolas (le cuisinier de Jason). Et inviter Leprette à revoir son adaptation afin que son Écume devienne une réussite totale.

Le Silence de la mer : une adaptation respectueuse

On l’a maintes fois remarqué : les textes écrits pour le théâtre ont souvent du mal à se faire jouer, quels que soient leurs mérites, tandis que les adaptations textes non théâtraux foisonnent. C’est le cas des deux derniers spectacles qui font l’objet de cette chronique. Le Silence de la mer est un récit écrit dans la France occupée, en 1941, qui confronte trois personnages un narrateur, sa nièce et un officier allemand de l’armée d’occupation, Werner Von Ebrennac, auquel on a affecté une chambre dans la maison des deux premiers. Ceux-ci qui ont choisi la résistance passive  refusent d’échanger le moindre mot avec l’ennemi. L’officier parle donc tout seul mais d’abondance et ses dires font la matière d’un long monologue.

L’adaptation de Serge Dekramer qui met en scène et interprète le narrateur suit précisément ce canevas. L’officier discourt devant le maître de maison et sa nièce tous les deux muets. Le narrateur ne s’exprime à voix haute qu’à trois reprises. Devant sa nièce, d’abord, pour constater que cet Allemand, somme toute, « a l’air convenable », puis pour s’interroger : « C’est peut-être inhumain de lui refuser l’obole d’un certain mot ». Il faut attendre les dernières pages du livre pour qu’une obole de deux mots soit enfin accordée : « Entrez, monsieur. » C’est peu, on le voit. Néanmoins le livre est un véritable récit : le narrateur ne se contente de rapporter des propos, il raconte ce dont il a été témoin, dans un style musical et précis qui explique pourquoi le prestige du texte de Vercors est resté intact, alors que les circonstances qui l’ont vue naître ne sont plus qu’histoire ancienne.  Avant de s’adresser pour la première et unique fois à l’officier, le narrateur a interrogé des yeux sa nièce. Récit :

« Je regardais ma nièce, pour pêcher dans ses yeux un encouragement ou un signe. Mais je ne trouvais que son profil. Elle regardait le bouton de la porte. Elle le regardait avec cette fixité inhumaine de grand-duc qui m’avait déjà frappé, elle était très pâle et je vis, glissant sur les dents dont apparut une fine ligne blanche, se lever la lèvre supérieure dans une contraction douloureuse. »

C’est la force de la mise en scène et le remarquable talent de Séverine Cojanot, la comédienne qui joue le rôle de la nièce, que de montrer des sentiments intenses et complexes sans avoir besoin de mots. Certes l’officier, lui, a la parole et ses mots sont exactement ceux du livre. Il est chevaleresque ; il dit par exemple : « Je suis heureux d’avoir trouvé ici un vieil homme digne. Et une demoiselle silencieuse ». Il croit sincèrement que l’Allemagne et la France sont faites pour s’unir, chacune apportant le meilleur d’elle-même. Il est dépité quand il comprend que les buts des Nazis sont tout autres, qu’ils entendent « détruire l’âme de la France ». Sa partition a été confiée à Joël Abadie, un jeune comédien dont le physique grand et droit correspond bien au personnage, avec, en plus, ce qu’il lui faut de retenue, voire de timidité. Il n’est pourtant pas aussi convaincant qu’on pourrait le souhaiter. Il est vrai que son texte est daté, ce qui s’avère gênant pour les spectateurs s’agissant d’une question toujours aussi brûlante que les relations franco-allemande : quelle place respective pour chacun des pays ? Le discours idéaliste de l’officier allemand, ses références à l’âme des peuples manquent pour le moins de pertinence de nos jours.

Le décor, réaliste, représente le salon de la maison. Un feu de bois, deux fauteuils, l’un pour la nièce qui tricote, l’autre pour l’oncle qui lit. L’officier restera debout, sauf à deux reprises où il s’assied brièvement. Et nous sentons bien qu’il ne le devrait pas, manière paradoxale mais efficace de rendre cette notation du livre : « Jusqu’au dernier jour, il ne s’assit jamais. Nous ne le lui offrîmes pas et il ne fit rien, jamais, qui pût passer pour de la familiarité ».

Selim Lander, Avignon 2012.