Scènes

Billet d’Avignon (4) : Lagarce qui rit, Lagarce qui pleure

Music Hall : Lagarce drôlissime

Jean-Luc Lagarce (1957-1995) a laissé une trajectoire météorique dans le monde du théâtre. Avignon l’honore régulièrement, par exemple l’année dernière avec deux versions de J’étais dans ma maison et j’attendais que la pluie vienne, dont l’une était reprise cette année à côté de cette nouvelle création de Music Hall (1988). L’argument est on ne peut plus simple : une comédienne et deux comédiens évoquent leurs tournées, le plus souvent dans des banlieues « grisâtres ». Il n’y a donc pas vraiment d’histoire, plutôt une suite de petites histoires au gré des souvenirs de l’une ou des autres. Avec pour seul fil conducteur le tabouret tournant de la comédienne, évidemment présent sur la scène.

Comme toujours chez Lagarce, le charme de son théâtre tient à la fois à ses personnages toujours un peu déjantés, en particulier à cause de leur manière ineffable de s’exprimer, particulièrement riche en « épanorthoses ».  Comme chacun pourra le vérifier sur son encyclopédie favorite, il s’agit de cette figure de style qui consiste à se corriger soi-même pour préciser sa pensée. A ceci près que chez Lagarce ces efforts sont généralement vains et que, loin d’améliorer le discours, ils contribuent plutôt à le rendre encore plus incertain. Communiquer est un art difficile. Paradoxalement, c’est en jouant sur cette difficulté que Lagarce est un auteur convainquant !

Il ne cultive pas habituellement le registre comique. Music-Hall l’est pourtant incontestablement et sa légèreté est d’ailleurs accentuée par les choix du metteur en scène, le jeune Sylvain Guichard. Il s’est entouré d’un trio de comédiens de son âge, parmi lesquels on remarque tout particulièrement Sophie Berneyron dont on serait tenté de dire que, dans le genre encore une fois léger qu’on lui a imposé, elle touche au sublime. Ce qui ne devrait pas déprécier la performance de ses deux camarades, Yan Richard (le plus grand de taille) et Tristan Willmott (le moins grand) qui avec des tempéraments différents, s’avèrent tous les deux convaincants.

Une très bonne surprise, donc, pour les aficionados de Lagarce et plus généralement pour tous les amateurs d’un théâtre d’ambiance et de mots.

J’étais dans ma maison et j’attendais que la pluie vienne : le retour du fils prodigue

Changement d’ambiance avec ce Lagarce de 1994 qui brode sur le thème du fils prodigue déjà abordé dans Juste la fin du monde (1990). Comme déjà signalé, une autre version de Ma Maison, montée par Catherine Decastel, était présentée l’année dernière en Avignon parallèlement à celle-ci. Catherine Decastel avait adopté un parti pris résolument moderne (1). Mathilde Bouleisteix qui signe la mise en scène reprise cette année a opté au contraire pour le réalisme : du décor comme des vêtements des cinq comédiennes qui incarnent les sœurs du garçon enfin de retour. Mais ce dernier on ne le verra pas : il est couché quelque part, malade, mort peut-être. Quant aux parents ils ne sont plus. Seules restent donc les cinq sœurs qui commentent le retour du frère, rappellent les circonstances de son départ, se racontent, discutent entre elles, même s’il y a moins de dialogues que de monologues (exigés par les épanorthoses !) Le lecteur qui n’est pas familier du style de Lagarce pourra s’en faire une idée avec un extrait de l’incipit. L’une des sœurs était présente au moment où son frère est revenu, elle raconte : 

« J’attendais la pluie‚ j’espérais qu’elle tombe, / j’attendais‚ comme‚ d’une certaine manière‚ j’ai toujours attendu‚ j’attendais et je le vis‚ / j’attendais et c’est alors que je le vis‚ celui-là‚ le jeune frère‚ prenant la courbe du chemin et montant vers la maison‚ j’attendais sans rien espérer de précis et je le vis revenir‚ j’attendais comme j’attends toujours‚ depuis tant d’années‚ sans espoir de rien‚ et c’est à ce moment exact‚ lorsque vient le soir‚ c’est à ce moment exact qu’il apparut‚ et que je le vis. »

L’extrait précédent donne également une bonne idée de l’atmosphère nettement mélancolique de la pièce. Les cinq sœurs en veulent à ce frère qui les a laissées sans nouvelle pendant les longues années d’absence et qui n’est revenu que pour s’effondrer sitôt franchi le seuil de la maison. Elles regrettent les années perdues à l’attendre. Quoique solidaires leurs caractères sont différents si bien que leur complicité n’empêche pas une certaine tension. Tout cela est très bien rendu, les cinq jeunes comédiennes campant leur personnage avec beaucoup d’autorité et de conviction. Cette Maison  constitue une très bonne introduction à l’univers de Lagarce pour ceux qui ne le connaîtraient pas encore. Quant à ceux pour lesquels son univers est déjà familier, ils retrouveront avec plaisir le langage à la fois contourné et poétique qui caractérise toutes les œuvres de cet auteur.

Aux côtés de Mathilde Boulesteix, la distribution réunit Laure Nicolas, Julie Salles, Isaure Lapierre et Mylène Crouzilles.

Selim Lander, Avignon 2012

(1)    Nous en avions rendu compte en son temps : http://mondesfr.wpengine.com/espaces/periples-des-arts/apercus-sur-le-%c2%ab-off-%c2%bb-avignon-2011/