Créations

Le Bar de la plage – 3, 4 et 5

Episode 3

Le lendemain de la nuit

Le soleil cognait comme une brute. Ça n’arrangeait pas les choses.

Lumière blanche, verticale, réalité aveuglante. On offrait le spectacle approximatif de l’espèce humaine en voie de néantisation.

Ne dramatisons pas non plus : certes l’allure générale n’était guère fringante et notre confiance dans l’avenir avoisinait le zéro, mais nous avions satisfait avec succès aux tests de conscience et de lucidité ordinaires. Jean-Do, encore un peu froissé par l’échec de sa tentative de séduction auprès de la demoiselle du vestiaire de la boite, ramenait sa science en bougonnant contre les limites récemment apportées à la théorie de la relativité en général et de l’amour du prochain en particulier. Caro le traita de « niais », (elle avait toujours rêvé de jouer Agnès dans l’Ecole des femmes).

Je ne me sentais pas très bien non plus ; dans l’espèce de flou mollasson qui m’accablait, j’avais dû mal à démêler le passé du présent, les faiblesses du corps (système hépatique) des imperfections de l’esprit…

C’est dans ces instants incertains que les âmes vacillent, que les regrets se disputent aux remords, à moins que ce ne soit l’inverse. Eternelles rivalités entre la morale et la matière, etc…

Evidemment, tout cela laissait peu de place à l’optimisme.

Georges, le barman, entreprit de nous ramener à la vie, on ne lui en demandait pas tant.

Boisson préconisée ; le bloody mary, plus tonique. De préférence au martini-dry réservé aux personnes en bonne santé et au porto flip jugé films des années 50 avec bagnoles américaines, starlettes platine et caniches capricieux.

Un prétentieux vasouillard post-sartrien mal rasé qualifia à haute voix notre état de « mal-être existentiel ». Eh bien, tu sais ce que Zazie, oui oui, une descendante de la Zazie du métro, la fille de Raymond, lui a répondu :

« Mal-être ? Mal-être mon cul ! oui ».

Disparition des malentendus.

Il n’y avait plus qu’à attendre une nouvelle nuit qui nous guérirait de cette foutue journée.

Et comme le disait Françoise Sagan à Karl Marx en sortant de chez Régine ; « Charles, les nuits qui chantent seront toujours plus belles que les lendemains qui déchantent… »

 

Episode 4

Songe d’une nuit d’été

On avait mis au rancart tous les mystères irrésolus, toutes les questions restées sans réponse depuis la plus Haute Antiquité. Emporté par l’élan, on a fermé les cabinets des psychanalystes viennois farceurs ; enfin, on a sorti de nos esprits toutes les idées fumeuses sur la condition humaine et l’éternité, leurs prophètes et leurs guérisseurs.

Un désencombrement général de la planète était en cours.

On n’a même pas pris la peine d’établir un inventaire de toutes les inutilités dont s’est débarrassé. Il aurait tenu trop de place et, un jour ou l’autre, il y aurait bien eu un quidam pour venir réclamer un truc bizarre qui lui aurait soi-disant appartenu ou dont il se prétendrait l’auteur : quelque chose comme les dix commandements ou quelqu’un comme le mari de la Vénus de Milo.

Bref le grand nettoyage, urbi et orbi, sur la terre et au ciel, des clics et des claques, bien le bonjour au cloud…

J’ai quand même mis de côté les dix derniers numéros de Rolling Stone pour des jours plus sombres et un exemplaire de L’égoïste romantique ou journal d’Oscar Dufresne alias Frédéric Beigbeder, écrivain nightclubber du quartier de Saint-Germain des Près dans les années 90, utile pour étaler le gros temps.

La mer était moins froide, l’air plus léger, les mouettes moins bruyantes…

Leslie ne portait qu’une moitié de bikini, Line avait plus de bleu que de gris dans les yeux, Caro roulait des hanches, pieds nus, histoire de faire marcher Jules.

Georges servit une rangée de dry-martini et dit :

– Alors ?

Jules a répondu :

– On a gardé la musique.

Et je me suis réveillé.

 

Episode 5

A Junkie chic in July.

C’était mardi, on peut dire que ça tombait mal mais « enfin on ne peut pas toujours choisir son jour », comme a dit Georges le barman en préparant son premier dry-martini de la soirée. Les filles étaient déjà arrivées, en beauté, on était prêt au pire ; surtout quand on s’est aperçu que Leslie avait rejoint la bande. Elle avait conservé de ses années anglaises un accent, une minijupe et une absence totale de limites dans l’extravagance et les conduites dissolues. Evidemment, ce dernier point parfois nous arrangeait. Mais cela pouvait aussi nous entrainer dans des zones inconfortables pour des réveils sereins ; bref cette Leslie était un vrai danger public et privé.

Pendant la journée, les choses avaient été comme un mardi : de travers et de mauvais poil. Normal. Cela remonte à la plus haute Antiquité, c’est Georges qui nous a éclairé sur le phénomène : (avant d’être barman, il a été prof de latin) à l’époque des Romains-Latins, mardi se disait Mars Die, autrement dit le Jour de Mars, le dieu de la guerre dans le gouvernement de Jupiter ; avec cet héritage, vous conviendrez que c’est difficile d’espérer passer un mardi tranquille.

Enfin la paix était provisoirement revenue en début de soirée, à marée descendante. Les conversations légères et insignifiantes, sans rivalité ni préséance. Vertus apaisantes du dry-martini…

Leslie ne portait pas de culotte ! On s’en est vite rendu compte, surtout du côté des filles qui ne manquent jamais une occasion de jouer à la plus maligne.  Oubli ? Préméditation ?

Un peu nostalgique, je repensais au Duc de Saint Simon, rédigeant ses mémoires de bal à Versailles : princesses, duchesses, comtesses et autres coquines de diverses origines, révérençant devant le Roi, cul nu sous les crinolines. Grand Siècle.

Leslie finit par s’en aller avec Marie-Christine de V. à son bras, une rousse un peu emportée, élevée dans la meilleure société versaillaise, certes fraîchement divorcée de son deuxième mari. Il était presque trois heures du matin, on n’était plus mardi mais les choses avaient quand même mal tourné pour le clan des hommes.

– Georges, un dernier dry-martini et on ferme.