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Promouvoir la Francophonie en « diversifiant » la langue française ? A propos de deux ouvrages récents

L’Unicité inhérente

Des grandes aires linguistiques et culturelles, une seule s’est construite en organisation politique internationale (institutions, rencontres, actions communes, solidarité) ; il n’est pas fortuit qu’il s’agisse de l’aire francophone. La langue française concentre en effet trois traits qui la destinaient à engendrer de la politique.

Le français est tout d’abord une langue essentiellement messianique. N’existant que de son expansion, cette langue n’a de valeur que par elle. Quand Rivarol, à la fin du XVIIIe siècle, remporte le prix de l’Académie de Berlin avec son essai sur l’Universalité du français, cet idiome est la langue des élites cultivées européennes ; il est alors très peu parlé en France même. Son histoire est celle d’une expansion continue : développement exclusif en France, aux dépens des dialectes et des patois ; extension conflictuelle ensuite, au gré des diverses colonisations (ainsi, le français se superpose en Afrique aux langues natives, qui ne sont en rien, alors, des langues « partenaires ») ; expansion souveraine, ailleurs, d’une langue qui, grâce aux Belles-Lettres, gagne les bons esprits. Il est des plus utiles d’analyser la demande de français au niveau mondial ; il convient de se souvenir toutefois qu’au plan des principes, l’offre prime. Le français est une langue dont la vitalité tient à ce que d’autres l’apprennent ; elle est un idiome qui s’offre, après s’être longtemps imposé.

Le français est ensuite une langue principalement artificielle. Contrairement à ce que l’on croit, elle ne provient pas tout uniment d’un dialecte, central, de l’Île de France, mais d’une construction transdialectale au Moyen Age (1), puis d’une épuration systématique à partir de l’époque classique. Cette dernière eut pour objet prioritaire la correction syntaxique, monumentalisation de la langue. Le français de bon usage est une langue écrite, et donc scolaire. Répandu sur les cinq continents, institué par l’école, il est d’abord une syntaxe, que l’on prononce diversement. Langue scolaire, le français s’accompagne de représentations collectives inculquées. Il est à la fois un idiome et le discours appris et partagé sur lui : lexis et logos. Ces représentations concernent la norme, dont le respect est impérieux ; elles portent sur son statut : le français est un idiome qu’il faut défendre, depuis toujours (Joachim du Bellay ne fut pas un précurseur), qu’il convient de défendre contre lui-même au besoin (tel est le ressort du purisme). Elles expriment la conviction enfin que l’Histoire ou, mieux, la Nature ont confié à la langue française la mission d’exprimer des valeurs. Ce que partagent les francophones, qu’ils soient natifs ou seconds, c’est avant tout l’affection pour cette langue, et des idées bien arrêtées à son égard. Au nombre de celles-ci, la nécessité d’une action mondiale.

Le français est enfin une langue constitutivement politique. Tissant le social, elle institue la citoyenneté : parler français, c’est toujours appartenir. En France, les noces de la langue et du pouvoir sont anciennes ; la Francophonie, comme institution internationale développée au cours du XXe siècle, n’est que l’extension au monde, la concrétisation diplomatique de cette capacité à produire du politique. L’on n’explique pas autrement la fondation unique d’une institution internationale que définit une langue, c’est-à-dire, au plus vrai, un ensemble structuré de sons ; il n’est donc pas indifférent que cette langue soit le français. « Dans les décombres de la colonisation », écrit Léopold Senghor, « nous avons trouvé cet instrument merveilleux : le français ». Outil de libération et de fraternité, certes, mais par l’amour partagé du bien dire, l’idée d’un lien grammatical entre les hommes, la vocation historique à universaliser ce lien.

L’unité aujourd’hui ?

Ces trois propriétés du français ont pour point commun, on le voit, un tropisme à l’universel. La question qui se pose aujourd’hui n’est pas triviale, mais décisive pour le destin international de cette langue, c’est-à-dire, on l’a compris, pour son destin tout court. Comment, en sauvegardant ces vertus, penser la singularité ? En d’autres termes, quelle politique linguistique conduire qui articule l’universel et le spécifique ? Cette question fut abordée au cours de la dernière session du Haut Conseil de la Francophonie, consacrée à l’Éducation (2) ; elle ne manquera pas d’apparaître à l’occasion du Sommet des chefs d’État et de gouvernements ayant le français en partage (Bucarest, septembre 2006), qui se penchera sur les vertus éducatives des technologies de l’information ; elle est traitée, sous des angles différents, par deux ouvrages récents qui contribuent de façon très remarquable au débat.

Rien de ce que publie Robert Chaudenson ne doit laisser indifférent. Éminent linguiste, créoliste hors pair, homme de terrain, familier des institutions francophones, auteur de nombreux programmes et de projets, l’homme a sans doute la vue la plus générale et la plus pénétrante sur la problématique des langues au sein de la Francophonie ; de plus, fort de sa liberté académique, il ne mâche pas ses mots. Ce dernier ouvrage en témoigne : son auteur dénonce avec courage les impasses et les échecs, démontre finement les préjugés et l’impensé d’une politique, avance des contre-propositions argumentées. Il nous offre en somme le plaidoyer chaleureux de Chaudenson l’Africain. La chute du communisme eurent pour l’Afrique des effets singuliers : évanescence des modèles alternatifs, disparition des soutiens économiques et politiques, recentrage de la Francophonie sur l’Europe. Cette faveur n’est pas niable : plusieurs pays, désormais libres, d’Europe centrale et orientale ont ravivé leur francophonie (ou leur francophilie) en adhérant à l’Union européenne, dans le temps même que le plurilinguisme de cette union semblait en péril ; il importait donc de les aider d’urgence à s’agréger aux critères européens (d’autant plus, faut-il l’avouer, qu’ils étaient prochainement solvables), dans l’espoir qu’ils soutinssent la présence de la langue française au sein de l’union élargie. Cette ouverture à l’Est fut toutefois vécue au Sud comme un abandon, ce que Chaudenson résume d’une formule qu’il contraste fortement : « l’avenir du français n’est pas en Europe ; il est en Afrique ». Il en donne des raisons démographiques (nombre de locuteurs actuels ; courbes de progression), politiques (la majorité des pays francophones ayant le français pour langue officielle est en Afrique) et symboliques (le passage de ces pays à l’anglais ruinerait le statut et la valeur du français dans les organisations internationales, à commencer par l’ONU). L’avenir géopolitique et géolinguistique de la Francophonie se trouve donc pour lui en Afrique ; il importe donc d’y améliorer l’apprentissage du français. Excellent connaisseur de la réalité concrète de l’école africaine, Robert Chaudenson ne se faire guère d’illusions à ce sujet ; il est prioritaire pour lui de soutenir d’autres approches de diffusion. Ce qu’il propose sous une double perspective : d’une part à l’aide de l’audiovisuel (3), par des émissions ou des séries « attrayantes, fidélisantes, attrayantes et adaptées », destinées aux enfants de trois à six ans ; d’autre part en usant pour ses émissions d’un français simple et familier. La scolarisation serait ainsi préparée et anticipée, de même que le désir d’employer réellement, et de progresser dans l’usage de la langue scolaire. Cela conduit l’auteur à des pages réjouissantes, empreintes d’une sainte colère, contre la sacralisation de la langue académique. Parfait connaisseur des programmes scolaires africains, il en montre l’exigence démesurée (supérieure à ce que l’on attend d’un écolier en France), le respect scrupuleux de la norme grammaticale et graphique, et par suite l’échec compréhensible. Il y voit le reflet malsain de la vénération qu’a l’ancienne métropole pour une langue artificielle, faite de règles arbitraires et tatillonnes, de préciosité d’un autre âge ; il n’a pas de mots assez violents contre les championnats d’orthographe, l’amour (pourtant bénin) du scrabble, l’incapacité de la France à coopérer avec le Québec en matière de terminologie, son ignorance, faite de mépris, pour la diversité de sa propre langue (4). En des pages sans doute les plus passionnantes de son livre, l’auteur fait retour sur la notion de « français élémentaire », tout en rappelant combien la belle entreprise conduite, au début des années 50, par Georges Gougenheim et Aurélien Sauvageot, secondés par les meilleurs linguistes du temps, suscita de réticences et de critiques parfois violentes, issues de la droite comme de la gauche (voire de l’extrême gauche communiste). Les obstacles ne manqueront pas, mais on ne saura éviter de rouvrir le dossier et de laisser sans réponse les idées de Chaudenson. À quel type de français convient-il de sensibiliser les enfants non francophones, et pas seulement africains ? Établir un français minimal, en en rangeant la maîtrise au nombre des compétences de base, ne laisse pas de poser un certain nombre de difficultés : certains y verront, à nouveau, le danger d’une dénaturation de la langue et le risque que l’on se contente de diffuser et d’employer ce global french. Ceux qui légitimement sont favorables à ce français d’apprentissage scolaire auront toutefois bien des problèmes à résoudre : celui de sa constitution (quelle instance est fondée à le définir ?), celui de sa norme (sera-ce un français élémentaire universel, ou un ensemble de variétés régionales ?), celui de son articulation (faut-il enseigner ensuite, et comment, le français « académique » ?). Le risque n’est pas mince que l’on produise ainsi, par simplification et par concentration, un nouveau français universel tout aussi étanche à la variété et aux pratiques.

Ce n’est pas le risque d’un appauvrissement du français, mais d’une richesse pléthorique qui guette les thèses de Dominique Wolton, dans un ouvrage par ailleurs étincelant d’intelligence. L’auteur ne fait pas partie de ces grands baroudeurs auxquels la Francophonie doit tant. Il y est venu sur le tard, au terme d’un parcours intellectuel qu’il est utile de rappeler. Spécialiste internationalement reconnu des rapports entre politique et communication, Walton s’est attaché à la question de la mondialisation, dont il a brossé l’histoire et les perspectives. Passée en quelques années du stade économique à celui de l’information, elle débouche aujourd’hui sur une troisième phase, qui est celle de la communication. C’est-à-dire des nécessaires médiations entre les hommes (simplicité de l’information, complexité de la communication réelle), de l’essor réactif des identités culturelles, religieuses et linguistiques, et des besoins démocratiques que cela engendre. Dominique Wolton dessine par suite la politique démocratique qu’il convient de conduire. Soutenant une identité culturelle relationnelle (et non par refuge) une telle politique met en valeur des échanges et la négociation, la cohabitation culturelle, le plurilinguisme (5). Ce penseur agile a vu tout l’intérêt, et la modernité pourrait-on dire, des grandes aires culturelles et linguistiques, laboratoires potentiels d’échanges et de diversité ; il s’est tourné tout d’abord vers l’Europe, vue avec grand optimisme comme une avant-garde en la matière (6) ; il ne pouvait pas ne pas rencontrer sur son chemin le projet francophone, ni, comme à son habitude, le repenser dans sa totalité (7). L’auteur fait fi de l’héritage colonial (sauf à le replacer dans un vaste ensemble, à partir de l’ouverture européenne sur le grand large, dès la fin du XVe siècle) ; peu lui chaut la solidification institutionnelle francophone ; il porte un faible intérêt à la francophonie d’influence ainsi qu’aux politiques conjoncturelles : il est porteur, en fait, d’un plus grand dessein. Il construit sa francophonie (comme on le fait d’une philosophie ou d’une mathématique) selon sa vision du monde. La troisième mondialisation requiert des aires culturelles et linguistiques, propices d’une part à l’identité relationnelle, à la négociation du commun, au respect du différent, propres de l’autre à constituer des facteurs de résistance à l’unification ; une « nouvelle francophonie » (qui possède, il est vrai, bien des traits présents dans le projet actuel) lui paraît constituer un cas d’école : « La francophonie non pas comme vestiges du passé, mais symptôme de nouveaux conflits où la place de la culture, c’est-à-dire ce qui concerne les langues, les religions, les valeurs, les représentations, les patrimoines… est essentielle » (pages 20- 21). « Valoriser la francophonie comme exercice original, et difficile, de communication interculturelle » (page 185) ouvre le champ d’une expérimentation internationale démocratique, respectueuse de l’identité de l’histoire, négociant les médiations, prémices d’une véritable (et complexe) société de la communication. Les vues pénétrantes et originales de cet ouvrage fondent une géopolitique nouvelle pour la francophonie ; ils en esquissent la dynamique. Deux caractères sont à en retenir ici. D’une part, la fluidité de la cohabitation interculturelle ne peut s’embarrasser d’une ossification institutionnelle : « la francophonie n’est pas une ONU en plus petit » (page 187). D’autre part, elle doit inscrire au plus intime de son être et de son action le principe de diversité : « la francophonie n’est pas non plus une succursale de l’Académie française » (ibid.). On voit qu’une telle théorie débouche tout naturellement sur la question du langage, à la fois fondement, vecteur et symbole de cet espace culturel. Dominique Wolton propose un ardent plaidoyer en faveur d’une diversification du concept de langue française dont la théorie et la pratique francophone font usage. Non pas une mise en cause critique, comme le fait Chaudenson, d’un français artificiellement normé émanant d’une élite parisienne, car Wolton apprécie fort bien les vertus de cette langue universelle, les valeurs (culturelles et politiques) qui lui sont associées, l’amour qu’on lui porte et dont son messianisme a besoin. Il propose au contraire de faire dialoguer ce français (qu’il nomme langue française classique) avec d’une part les langues de la Francophonie (c’est-à-dire les variétés de français parlé en Afrique, au Maghreb, en Asie etc.), avec d’autre part cet ensemble moins formalisé de mots et d’expressions francophones répandus dans le monde, au sein des vocabulaires du commerce, de la mode, de la pensée et de la politique (ce qu’il nomme joliment les pépites de diversité linguistique, constituant ce qu’il appelle avec bonheur la francosphère). On mesure le prix d’une telle proposition, dont le bénéfice est à la fois politique (« comment parler de diversité culturelle dans la francophonie, si celle-ci est incapable de reconnaître sa propre diversité linguistique ? », page 91) et substantiel (le repérage et l’exploitation de cette francophilie lexicale de troisième niveau s’annoncent féconds). On aimerait en savoir plus (mais l’objet de ce court ouvrage est de lancer des idées et d’ouvrir des pistes) sur la géolinguistique d’une telle proposition : la répartition entre « vocabulaire épars de la francosphère » (niveau 3) et les « langues de la francophonie » (niveau 2) laisserait entendre que le « français classique » (niveau 1 ?) se restreint à la France, dont la propre diversité linguistique exige pourtant qu’on la valorise. On aimerait recevoir des assurances sur la faisabilité politique d’une telle entreprise linguistico-culturelle ; en d’autres termes, comment passer de l’universalisation d’un modèle normé à celle d’un dialogue intralinguistique, certes fécond mais toujours problématique ?

Si en démocratie la politique est l’art de rendre possible ce qui est nécessaire, telle est bien aujourd’hui une des questions majeures posées à la Francophonie. Si l’on tient que le plurilinguisme du monde est une valeur, la variété des vocables une richesse, la néologie foisonnante un gage de vitalité linguistique ; si l’on attend de la Francophonie qu’elle illustre elle-même, pour le moins, la diversité qu’elle défend, il convient alors de desserrer la norme, de naturaliser quelque peu l’artéfact, d’universaliser la différance. C’est ce que requièrent le bon usage de la mondialisation et l’esprit d’une Francophonie vivante. Mais que l’on y prenne garde ; on touchera alors au socle de l’édifice que bâtirent les pères fondateurs : lexis et logos à vocation universelle, resserrés sur la norme. L’ardente obligation de maintenir, dans un monde multipolaire, un espace d’échanges et de création, une langue en partage réel, vaut sans doute que l’on en coure le risque.