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“Introduction à l’économie du développement” de Jacques Brasseul

Jacques Brasseul, Introduction à l’économie du développement, 3ème édition augmentée, Paris, Armand Colin, coll. « Cursus », 2008, 372 p.

 

À en juger par ce livre, les ouvrages de la collection « Cursus » d’Armand Colin suivent la même évolution que l’espèce humaine ; ils prennent de plus en plus de place et de poids. Entre la première édition du manuel d’« éco du dev » du professeur Jacques Brasseul et celle-ci, le nombre de pages a été multiplié par deux. Pour une fois, on serait malvenu de se plaindre de cette surcharge pondérale grâce à laquelle le lecteur bénéficie de nouveaux aperçus passionnants.

introduction

Disons tout de suite que le titre est trop modeste. Plutôt que d’une introduction, il s’agit d’un traité, comme l’entendaient nos défunts maîtres, doctrine et théorie se complétant l’une l’autre. Tous ceux qui sont familiers avec les manuels d’histoire économique et sociale de J. Brasseul retrouveront ici les qualités qui font le sel de ses ouvrages : clarté de l’exposition et pluralité des points de vue (souvent illustrés par des encadrés hors texte) parmi lesquels l’auteur laisse filtrer discrètement sa propre opinion.

Le livre est divisé en trois grandes parties. La première présente le sujet avec trois chapitres consacrés respectivement aux caractéristiques du sous-développement, à ses explications et aux principaux modèles de développement ; la seconde traite des aspects internationaux du sous-développement : le commerce (faits et théories), la finance, les organisations internationales compétentes ; la dernière partie enfin étudie les politiques de développement.

Un traité vise à l’exhaustivité. Il s’adresse à des lecteurs différents qui y cherchent des choses différentes. L’étudiant sera peut-être davantage intéressé par les modèles ou par les statistiques, le professeur cherchera plutôt les éclairages originaux susceptibles de nourrir ses cours, mais il serait dommage que ce livre ne touche pas un public plus large, tant il apporte de réponses à des interrogations latentes dans l’opinion : Quelles sont les causes du sous-développement ? À quoi sert l’aide internationale ? Les organisations internationales comme le FMI ou la Banque mondiale jouent-elles un rôle positif ou négatif ? Et bien d’autres.

La première de ces questions fait l’objet d’un chapitre de 50 pages, peut-être le plus passionnant du livre. Les différentes explications qui ont été proposées au fil du temps et des modes sont passées en revue et réfutées lorsqu’elles doivent l’être. Par exemple, toutes les théories qui incriminent le colonialisme ou l’impérialisme se trouvent disqualifiées pour une raison qui, pour simple qu’elle soit, n’est pas moins convaincante : « Les causes précèdent les effets. En l’occurrence le colonialisme, prétendue cause, a suivi l’effet : le sous-développement, qui lui est antérieur de plusieurs centaines, sinon plusieurs milliers d’années ». Autant pour les sanglots de l’homme blanc ! Dans le même ordre d’idées, Brasseul oppose Lénine – et sa théorie de l’impérialisme – à… Marx qui voyait dans le colonialisme une étape nécessaire pour faire accéder les pays arriérés à la modernité.

Brasseul adopte – avec réticence – l’explication culturaliste du sous-développement. Avec réticence, car ainsi qu’il le souligne lui-même dans sa conclusion, évoquer les différences des cultures, avancer que certaines sont plus favorables que d’autres au développement économique, est immédiatement considéré comme stigmatisant et les économistes se gardent en général de s’engager sur la voie ouverte par Max Weber. En outre, si la théorie culturaliste a pour elle le mérite de l’évidence, aux yeux du moins de ceux qui ont l’expérience du tiers-monde, elle souffre de ne pas proposer une explication entièrement convaincante de différences culturelles. Le climat et la religion interviennent, mais pas nécessairement de manière déterminante. Reprenant une nouvelle fois la démonstration par la géographie de David Cosandey, Brasseul finit par expliquer le retard de l’Afrique noire par les mauvaises conditions de la navigation (côtes rectilignes, absence d’abris) qui ont empêché les communications aussi bien entre les peuples africains qu’avec l’extérieur. La position culturaliste de Brasseul est au demeurant nuancée. Il montre que la résistance au changement peut être rationnelle de la part des agents micros même si le changement leur serait bénéfique à terme.

La remarque précédente débouche immédiatement sur la nécessité de favoriser l’émergence d’institutions capables de résoudre le divorce entre les intérêts à court et à long terme. Or les institutions des pays les moins avancés, gangrénées par la corruption, le népotisme, le laisser-aller généralisé, etc., ne sont pas en mesure de résoudre les problèmes de ce genre. De manière plus générale, pour reprendre ici l’analyse de North, elles imposent des coûts de transaction trop élevés pour que l’économie puisse fonctionner efficacement. Brasseul termine justement son chapitre sur les causes du sous-développement sur ce constat. Dès lors, écrit-il, « la seule voie possible du développement réside dans l’élaboration progressive d’institutions capables de maîtriser ces coûts » (p. 95). Il resterait à se demander si l’on peut vraiment dépasser le déterminisme culturel. Dans sa conclusion générale, Brasseul se montre raisonnablement optimiste, il refuse l’idée qu’il puisse y avoir une fatalité du sous-développement, il affirme que le développement est un processus contagieux et il laisse entendre qu’il suffit de laisser le temps au temps. Ne serait-il pas plus réaliste d’admettre que la culture et les institutions, là où elles sont clairement contraires au développement, ne changeront pas toutes seules (1) et que la collectivité internationale a un devoir d’ingérence direct dans les pays concernés afin d’y installer des institutions bien ordonnées ? (2)

Cette dernière question soulève immédiatement celle de l’efficacité de l’aide, qui est abordée dans le quatrième chapitre. Qui ne serait pour l’aide au pays les plus pauvres… à condition qu’elle leur permette vraiment de se développer, ou tout au moins, qu’elle ne fasse pas obstacle au développement. Pour aussi paradoxal que cela puisse paraître au lecteur non averti, on est en droit d’avoir des doutes à cet égard. Brasseul cite une étude publiée dans l’American Economic Review qui semble démontrer que « l’aide a eu un effet positif sur la croissance dans les pays où les politiques économiques étaient favorables à la stabilité des prix, à l’équilibre budgétaire et à l’équilibre extérieur ». Cela signifierait donc que l’aide a eu un effet défavorable dans les autres cas. Et, de fait, les critiques à l’encontre de l’aide ne manquent pas : transformation de peuples entiers en assistés chroniques, financement d’équipements improductifs (les fameux « éléphants blancs »), renforcement des gouvernements corrompus et inefficaces qui captent par ailleurs la majeure partie de l’aide au détriment de ceux qui en auraient le plus besoin, découragement de la production locale par l’aide en nature…

Il n’est pas étonnant que certains Africains eux-mêmes (puisque le tableau précédent concerne au premier chef leur continent) en viennent à réclamer la fin de l’aide internationale. L’un des encadrés reprend une longue interview d’un économiste kenyan publiée initialement dans Der Spiegel, qui expose tous les éléments de ce tableau. Faut-il suivre cet économiste lorsqu’il demande d’interrompre l’aide aux pays semblables au sien ? On a peine à le croire ; Brasseul a raison de souligner que, sans l’aide, ces pays s’effondreraient complètement, ce qui entraînerait des catastrophes humanitaires insupportables. Néanmoins, interrompre l’aide est une chose, poursuivre indéfiniment une aide inefficace en est une autre.

Il est malheureusement impossible de mentionner ne serait-ce que tous les aspects les plus intéressants des analyses de Brasseul. Son exposé de la théorie de l’échange inégal, par exemple, qui se termine sur un aphorisme emprunté à Joan Robinson : « La misère d’être exploité par les capitalistes n’est rien comparée à la misère de ne pas être exploité du tout » (p. 275). Quand on vous dit que l’économie est une science « lugubre » !

L’économie demeure malheureusement aussi une science inexacte. Des théories aujourd’hui à la mode se révéleront demain inacceptables, simplement parce que les faits les auront contredites. Or Brasseul ne se contente pas de faire un panorama des théories du développement, il a le souci constant de les confronter aux faits. Cela lui permet d’écarter en toute objectivité un certain nombre de constructions intellectuelles qui ne sont à l’évidence plus en adéquation avec la réalité. À l’heure de la mondialisation et des succès des pays émergents, il paraît difficile, par exemple, de continuer à interpréter les relations internationales comme l’exploitation de la « périphérie » par le « centre ». Brasseul ne dissimule pas son agacement face à certains économistes du courant tiers-mondiste, comme Samir Amin et dans une moindre mesure André Gunder Frank, qui tentent malgré l’évidence de défendre les mêmes idées qu’il y a un demi-siècle : en avançant des arguments « faibles et infirmés par la réalité », ils révèlent simplement, écrit Brasseul, leurs tentatives pour « se convaincre eux-mêmes, face à l’écroulement de leurs thèses » (p. 280).

Copieux, savant, engagé, agréablement rédigé, parfois surprenant (grâce à la présence des encadrés), le traité de Brasseul ne mérite que des compliments. On chercherait vainement à lui opposer une critique un tant soit peu consistante. Tout au plus peut-on remarquer que rien dans le chapitre sur l’agriculture ne laisse présager la formidable mutation du monde paysan qui est en train de se produire avec l’apparition de centaines de millions de consommateurs urbains supplémentaires, disposant d’un pouvoir d’achat conséquent, qui pèsent sur les marchés alimentaires. Quant au chapitre consacré à l’industrie, il n’accorde pas une attention spécifique au modèle des pays émergents communistes à économie de marché. Compte tenu du poids de plus en plus considérable de la Chine dans l’économie mondiale, le lecteur reste, là-dessus, sur sa faim. Enfin, vu l’ampleur de ce traité, des index seraient bienvenus.

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(1) J. Brasseul le reconnaît d’ailleurs lui-même : « Toute réforme institutionnelle de ce type (visant à protéger les droits de propriété, etc.) est difficile… parce que les pertes des perdants potentiels sont immédiates, concentrées et apparentes, alors que les gains des gagnants potentiels sont diffus, longs à venir, ou même incertains dans l’esprit de la population » (p. 358).

(2) Cf. Michel Herland, « Une théorie normative de l’aide au développement », Région et Développement, n° 26, 2007.