Mondes caribéens

Aimé Césaire : « je suis le parakimomène de la Martinique »

Un témoignage… rien qu’un modeste témoignage qui se veut offrande à la mémoire d’Aimé Césaire, le contemporain capital (1).

Ma rencontre avec le Poète et l’amitié fraternelle dont il m’honora, me révélèrent le trait majeur, le trait unique qui marquait de son sceau son action et sa vie : l’amour éperdu qu’il portait à sa terre, à son île, à son peuple. Cet amour revêtait la forme d’une pulsion quasi mystique, masquée par l’apparence d’une courtoise réserve, d’une attitude retenue – amour charnel à sa glèbe natale, amour crié, chanté, balbutié, imagé, à longueur de poème, à longueur de parole.

Une anecdote révélatrice : je travaillais à la construction du glossaire des termes rares qui émaillaient sa poésie, quand je butai sur un mot étrange, énigmatique, presque patibulaire, relevé dans son poème Soleil safre (Moi, laminaire…) : le mot parakimomène :

… à la gorge nous remonte

parakimomène des hauts royaumes amers

moi

soleil safre…

Perplexe, je me lançai à la recherche de l’identification de cet étrange vocable, handicapé que j’étais par mon ignorance gréco-latine – des semaines, des mois à fureter dans les dictionnaires les plus pointus, les encyclopédies les plus savantes, interrogeant mes amis universitaires : aucune trace du parakimomène. Dépité, une seule solution me restait : interroger Aimé Césaire lui-même – sait-on jamais ? Pris d’audace, je lui téléphonai :

« à l’aide, mon cher Maître ! je n’arrive pas à trouver votre parakimomène. De quoi s’agit-il ? – j’entendis son rire amical – cher Hénane, c’est facile, du grec parakoïmomenos qui veut dire dormir à côté. À la cour des empereurs byzantins et ottomans, le parakimomène était le grand Vizir, le grand Chambellan, appelé à l’honneur de dormir à même le sol, au travers du seuil de la chambre du souverain. Il fallait donc lui passer sur le corps pour l’atteindre – et Aimé Césaire ajouta, toujours avec un grand sourire – voyez-vous, je suis le parakimomène de la Martinique »

Tout était dit : sa Martinique, corps et âme.

Mes conversations avec lui me révélèrent une autre qualité, trop rarement évoquée, à mon goût : Cette admirable faculté du Poète de dépasser le cadre étroit du temps présent pour se projeter dans l’avenir. Aimé Césaire était voyant – le poète est un vatès, un prophète, disait-il – un voyant au sens rimbaldien du terme « Je dis qu’il faut être voyant…le poète se fait voyant… » (2). Et, en effet, la conscience d’Aimé Césaire, conscience ouverte au monde et à tous les souffles de l’esprit, avait accès, j’en suis sûr, aux harmonies secrètes qui ouvraient sa pensée aux les limbes obscurs de l’avenir.

Voici l’anecdote qui me le prouva : Le 16 mai 2005 tomba l’affreuse nouvelle qui déchira la Martinique : un avion de touristes, de retour d’un voyage à Panama, s’écrasa dans les marécages de Maracaïbo, au Venezuela, drame tragique qui ne laissa aucun survivant parmi ces familles, hommes, femmes, enfants de Martinique. La blessure saigne encore.

Je sursautai : Le Maracaïbo me rappela le poème Inventaire des cayes (Moi, laminaire…) :

Inventaire des cayes (à siffler sur la route)

 

beaux

beaux

Caraïbos

quelle volière

quels oiseaux

cadavres de bêtes

cadavres d’oiseaux

autour du marécage

moins beau que le marécage

moins beau que le Maracaïbo

beaux beaux les piranhas

beaux beaux les stymphanos

quant à vous sifflez sifflez

(encore un mauvais coup d’Eshu)

boca del Toro

boca del Drago

chanson chanson de cage

adieu volière

adieu oiseaux

Or, que voyons-nous dans ce poème exprimé sous forme d’images et de métaphores : tout d’abord l’expression des belles Caraïbes, les Antilles, avec le mot caraïbos, puis une volière contenant des oiseaux : peut-être pouvons-nous imaginer sous cette image, un avion avec des passagers. Soudain, le drame éclate : les oiseaux-passagers deviennent des cadavres engloutis dans les marécages de Maracaïbo. Ces marécages où les piranhas pullulent, sont fort connus au Venezuela. Les images se succèdent : voici les stymphanos, les oiseaux mythologiques du lac Stymphale, oiseaux au bec et aux ailes métalliques qui dévoraient les hommes et qui furent détruits par Hercule dont ce fut l’un des douze travaux – l’avion, l’oiseau de métal, est le stymphano meurtrier. Puis apparaît Eshu, dieu cruel et maléfique du panthéon haïtien, porteur de catastrophe, que Césaire définit lui-même comme un dieu-diable-nègreBoca del Toro, Boca del Drago (la Bouche du Taureau, la Bouche du Dragon), baie et détroit, zones géographiques du Venezuela, non loin du lieu de la catastrophe aérienne.

Et enfin, Adieu volière, adieu oiseau : l’adieu pathétique que lance le poète à l’avion explosé (volière) et aux passagers tragiquement anéantis (les oiseaux).

Cette accumulation d’images conformes à la tragique réalité du drame, dans ce poème écrit vers 1960, me laissa interdit. J’en fis part à Aimé Césaire qui fut aussi surpris que moi et reconnut, avec émotion, l’étrangeté de cette prémonition à laquelle il ne s’attendait pas.

Aimé Césaire, le voyant, le visionnaire : J’en eus encore la conviction avec ma lecture attentive de ce que je tiens pour l’un de ses plus beaux textes, texte au lyrisme majestueux, d’un lyrisme flamboyant : le discours de distribution des prix devant les jeunes filles du Pensionnat colonial de Fort-de-France, discours que le jeune professeur de lettres, Aimé Césaire, prononça en juillet 1945.

Dans ce discours, Aimé Césaire, évoque et prédit avec une aveuglante clarté, avec un demi-siècle d’avance, deux phénomènes socio-politiques qui marquent notre temps : la parité hommes-femme et la mondialisation. Écoutons-le :

d’abord la parité homme-femme :

… j’ai la conviction, Mesdemoiselles, que nous parlons le même langage, que nous adorons les mêmes dieux, que nous sommes, à des grades différents, sectateurs de la même secte, la plus étrange et la moins orthodoxe de toutes

… cette idée juste… la femme est moins soumise à la tyrannie de la logique parce qu’elle est plus fidèle au cosmos ; qu’elle a moins de méthode parce qu’elle a plus de nostalgie ; que la femme (mémoire de l’espèce) a conservé, intact, le souvenir des merveilleux saisissements qui ont marqué les premières expériences de l’humanité, du temps que le soleil était jeune et que la terre était molle, et qu’à tout prendre, ce qu’on appelle l’ « irréalisme » de la femme n’est que la volonté de rendre à la pensée sa force démentielle, bien sûr, sa force aberrante, je le concède, mais aussi sa force de propulsion, de création et de renouvellement…

… Il me plaît d’invoquer la phrase révolutionnaire de Rimbaud, cette phrase combien plus sage et plus féconde que je détache d’un des hymnes les plus vibrants qui ait jamais été écrit à la louange de la faculté créatrice et qui n’est pas autre chose que la fameuse lettre de Rimbaud à Paul Démeny : « Quand sera brisé l’infini servage de la femme, quand elle vivra pour elle et par elle, l’homme – jusqu’ici abominable – lui ayant donné son renvoi, elle sera poète elle aussi ! La femme trouvera de l’inconnu ! Elle trouvera des choses étranges. Nous les prendrons. Nous les comprendrons. »

…Et maintenant, Mesdemoiselles, vous comprenez que je n’avais pas tort de dire tout à l’heure que nous avons partie liée ; que nous sommes passibles de la même justice, qu’au tribunal du monde nous sommes redevables des mêmes responsabilités, et que dans la grande embauche de l’œuvre universelle, nous sommes redevables des mêmes qualifications.

 

Et maintenant, les accents prophétiques dénonçant la mondialisation dont il percevait l’ombre cruelle s’étendant sur le monde avec ses effets pervers sur l’individuel humain :

Alors, Mesdemoiselles, je dis qu’il faut reconstruire la civilisation. Je dis que c’est la tâche grandiose qui s’impose à votre génération… Et si le hasard veut que ce soit à une assemblée féminine que je m’adresse tout particulièrement aujourd’hui, j’ose ajouter que je ne me plains pas de ce hasard, car ma conviction personnelle est que c’est toujours d’un excès de raison et jamais d’un excès d’imagination que les sociétés meurent.

… ma conviction est que si la civilisation… est aujourd’hui morte, c’est qu’elle a laissé le vertige s’emparer de l’esprit humain, sans compenser le brusque agrandissement de l’univers par un contrepoids humain de foi, de chaleur, de tiédeur et d’enracinement.

… Qu’il me soit permis de m’exprimer.

– Oui ou non, trouverons-nous la formule originale d’une société où ne soient permises l’aliénation de l’homme et son exploitation par son semblable ?

– Oui ou non, inventerons-nous une forme telle de relations humaines que l’on pourra sans naïveté exiger de la morale internationale qu’elle se confonde avec les prescriptions de la morale inter-individuelle ?

Nous restons confondus devant la justesse de vues et l’élan prophétique de ces propos prononcés, rappelons-le, en 1945.

Quels sont les mots chéris d’Aimé Césaire : universel et fraternité. Ces mots reviennent comme une litanie obsessionnelle dans ses propos, ses discours, ses poèmes … c’est pour la faim universelle, la soif universelle

La lecture des discours d’Aimé Césaire à l’Assemblée nationale révèlent la fulgurance de sa rhétorique – flamboiement majestueux des péroraisons où, dans l’éclat du souffle oratoire, surgissent déjà en 1946, les mots étonnamment modernes de France unie et diverse, multiple et harmonieuse, et où apparaît la clé de voûte de la pensée césairienne, sur laquelle s’achèvent presque tous ses discours, l’espoir de l’universelle fraternité :

Plus ambitieusement encore, nous vous demandons, par une mesure particulière, d’affirmer solennellement un principe général, à savoir que, dans ce cadre que l’on commence à appeler l’Union française il ne doit plus y avoir de place, pas plus entre les individus qu’entre les collectivités, pour des relations de maître à serviteurs, mais il doit s’établir une fraternité agissante aux termes de laquelle il y aura une France plus que jamais unie et diverse, multiple et harmonieuse, dont il est permis d’attendre les plus hautes révélations. (Assemblée nationale, séance du 12 mars 1946).

Ou encore, citant Victor Schoelcher :

« La violence commise envers le membre le plus infime de l’espèce humaine affecte l’humanité entière. La liberté de l’homme est une parcelle de la liberté universelle. Vous ne pouvez toucher à l’une sans compromettre l’autre tout à la fois. Un principe en socialisme, c’est le cerveau en physiologie, c’est l’axe en mécanisme. Sans principes respectés, il n’y a plus de société. » (3)

Il me plaît d’évoquer enfin le grand honneur qu’il me fit, ce jour où il m’interrogea, au cours d’une cérémonie officielle, à Fort-de-France sur les missions du Service de santé des armées que je représentais : quelle est votre devise, me demanda-t-il – Pro patria et Humanitate, lui répondis-je – pour la Patrie et l’Humanité, et je lui révélai que nous la tenions du baron Percy, Chirurgien de la Grande Armée, dans son illustre adresse aux jeunes médecins : « Allez où la Patrie et l’Humanité vous appellent et soyez-y toujours prêts à servir l’une et l’autre… » Il fut touché par cette formule et me le dit car elle correspondait à son élan vers l’humain et l’universalité de sa conscience.

Il me plaît aussi – et ma peine trouve là sa consolation – de savoir que le Poète nous a quittés mais que désormais, il repose … là où la mort est belle dans la main comme un oiseau saison de lait(4)

Certains esprits avisés ont proposé de lui ouvrir les portes du Panthéon.

Ne savent-ils donc pas qu’Aimé Césaire est déjà au panthéon – son panthéon ? la terre de sa Martinique natale, sa glèbe chérie qui le berce – bourgeon germinal – en son sein comme le ventre d’une mère.

Évoquons maintenant la passion germinale d’Aimé Césaire.

Aimé Césaire : une passion germinale (5)

Germe et Raison, voilà les deux pôles de l’immortalité du poète. Par le germe, il renaît, par la raison, il demeure…

Une vie de racines et de bourgeons est au cœur de notre être. Nous sommes vraiment de très vieilles plantes.

Gaston Bachelard (6)

N’y eût-il dans le désert

qu’une seule goutte d’eau qui rêve tout bas

dans le désert n’y eût-il

qu’une graine volante qui rêve tout haut,

c’est assez

rouillure des armes, fissure des pierres, vrac des ténèbres

désert,désert, j’endure ton défi

blanc à remplir sur la carte voyageuse du pollen.

(Blanc à remplir sur la carte voyageuse du pollen. Ferrements) (7)

Ce double mouvement, me dit-il au cours d’un entretien, la chute dans l’abîme suivie de l’envol, c’est le pivot de mon œuvre

D’emblée, le poète définit le poteau-mitan, l’axe totémique autour duquel s’articulent les maillons de son œuvre et s’agrègent en un tissage cohérent les segments multiples de sa toile créative.

Nous étions en 1994, sur les mornes surplombant Sainte-Anne, en compagnie d’Aimé Césaire, de Jacqueline et Wolfgang Leiner. Puis soudain le poète aperçut un arbuste, alla vers lui et redressant en un geste caressant les longues cloches blanches des fleurs qui pendaient au bout de la tige « c’est un datura, n’est-ce pas ? ».

Saisissante m’apparut l’attraction qu’exerça cette plante « déguisant les qualités funestes de ses feuilles et de ses fleurs sous le parfum le plus suave » (8) – étrange harmonie de cette fleur ambivalente abritant en sa corolle, à la fois les poisons que distillent les alambics nocturnes (9) et la succulence des fruits (10) – comme la poésie d’Aimé Césaire riche, à la fois, du suc vénéneux des colères inassouvies et de la suavité d’une tendresse recueillie.

Le poème Blanc à remplir sur la carte voyageuse du pollen…nous paraît sublimer l’essence même de la conscience poétique césairienne, cette dualité qui projette à la fois, des coulées vers l’abîme et un envol de fusées vers le ciel. Ce double mouvement imprègne tant la poésie césairienne qu’il en paraît comme une pulsation vitale qui s’éteignant éteindrait l’œuvre, une systole-diastole battant en mesure le rythme de chair de cette charpente. Le poète nous le dit, obstinément :

Les pulsations de l’humanité s’arrêtent aux portes de la nègrerie… chair de la chair du monde palpitant du mouvement même du monde… L’énorme poumon des cyclones qui respire et le feu thésaurisé des volcans et le gigantesque pouls rythmique qui bat maintenant la mesure d’un corps vivant en son ferme embrasement…

Ma négitude… plonge vers la chair rouge du sol / plonge vers la chair ardente du ciel… (Cahier).

Cette dynamique bidirectionnelle, si constante, si présente dans l’œuvre, apparaît comme un élément structurant, source vive qui alimente les images, « gonfle les germes » (11) et éveille cette scansion si particulière oscillant entre la fureur et la douceur apaisée, tendresse d’une mater dolorosa : … ma mémoire est entourée de sang. Ma mémoire a sa ceinture de cadavres… merveilleusement couché le corps de mon pays dans le désespoir de mes bras, ses os ébranlés et dans ses veines, le sang qui hésite comme la goutte de lait végétal à la pointe blessée du bulbe… (Cahier).

Blanc à remplir sur la carte voyageuse du pollen nous offre cette image primordiale de la chute et de l’élan sous la forme la plus ténue, la plus fragile, la plus élémentaire : une goutte d’eau et une graine volante qui rêvent ensemble. La goutte d’eau plonge vers le sol, s’y infiltre portant en elle les promesses de fécondité. Elle « devient précieuse, elle devient séminale… » (12) et cette minuscule coulée liquide vers le ventre de la terre, puissance germinale, va donner l’essor à une graine. Ainsi, la chute césairienne vers les abîmes obscurs est, non pas une damnation, mais le premier temps d’une genèse.

La graine prend son envol – c’est le temps dialectique de l’ascension – et porte en elle la naissance de l’héritier mâle en instance parallèle avec l’apparition des prairies sidérales au flanc de la bourse aux volcans (Les armes miraculeuses).

Cette naissance espérée, bien sûr, est l’image emblématique de l’espérance retrouvée après trois siècles de culture assassinée.

La fureur césairienne appelle toujours son contraire, l’apaisement consenti et la création poétique est imprégnée de ces images duelles. La naissance de l’héritier mâle est célébrée par la germination verdoyante de prairies sur les flancs minéraux des volcans ; l’herbe fragile foisonne et refroidit l’ardeur du magma brûlant. Ainsi, la fureur tellurique, l’éruption volcanique, est apaisée par la force germinale d’une petite graine.

De la même façon, ces infimes parcelles d’univers, la goutte d’eau et la graine volante, de leur puissance fragile, lancent un défi dans un monde, de vide, d’absence, monde chaotique, désertique, fissuré, ténébreux,

rouillure des armes, fissure des pierres, vrac des ténèbres, désert, désert, j’endure ton défi

La gageure, objet de ce défi ? repeupler ces espaces vides que l’espérance a désertés, féconder cette terra incognita, éclairer par la puissance germinale du pollen ce « blanc » et lui donner l’éblouissemnt comme au premier jour de la terre (13).

La graine volante est chérie du poète. L’infime particule nomade, dans son envol porte l’espoir de glorieuses germinations, de fécondations cosmiques,

et les lunes tombées comme des graines ailées dans l’humus tiède du ciel (14)

La graine volante prend une dimension métaphysique et ranime d’influx vital le corps du Rebelle qui, au seuil de sa mort, trouve la force d’un défi :

je sais l’heure, mes terres, mes semences.

à hauteur de poitrine d’homme, à jachère de soleil

je dis toujours qui lève le beau mil de l’espoir !

aile sûre des graines, je suis prêt ! (15)

Citons auusi la graine volante d’où germe l’arbre précatoire de l’Afrique (À l’AfriqueSoleil cou coupé).

« C’est le pivot de mon œuvre ! »

Cet instinct germinal semble inscrit dans la fibre intime – Le cœur même devient force germinale :

de mon cœur germé pur ( ma grande statue d’au gui l’an neuf et des eaux de toujours(16)

La force expansive de cette imagerie duelle est telle qu’elle structure non seulement le poème mais modèle aussi l’architecture des grands ensembles lyriques césairiens, comme le Cahier d’un retour au pays natal, Les armes miraculeuses, l’oratorio dramatique Et les chiens se taisaient. Le concept dialectique, ascension – chute, anabase – catabase, est si prégnant qu’il pourrait presque constituer à lui seul une approche classificatoire de l’œuvre.

Ainsi, cette dualité verticale apparaît en filigrane dans la trame du Cahier d’un retour au pays natal, œuvre que le poète qualifie comme

un soubassement avec des strates, l’enfance, l’adolescence, la maturité, le Cahier c’est la prise de conscience et la délimitation du domaine (17).

La première moitié de l’œuvre est l’inventaire des malédictions et souffrances endurées par la race qu’aucune ablution d’hysope et de lys mêlés ne pourrait purifier (Cahier) ; cette première partie habitée par la fureur et la résignation, est tragiquement vide de toute espérance féconde. Pire ! Les champs arides de la stérilité couvrent le paysage. Même la mer est stérile :

C’est un homme seul dans la mer inféconde de sable blanc .

La nuit est un ventre maudit qui n’engendre qu’étoiles mortes, monstres et corruptions :

Le bulbe tératique de la nuit germé de nos bassesses et de nos renoncements .

Puis, soudain, tout s’éclaire !

Mais quel étrange orgueil tout soudain m’illumine ?

Ce vers marque l’arrêt de la coulée ténébreuse, l’anabase s’ouvre et s’illumine toute la seconde partie du Cahier. Les métaphores heureuses se succèdent. La mer inféconde devient génitrice et ses ovaires grouillent d’une ascendance prodigieuse . La nature, le cosmos s’éclairent en un jardin d’Èden vibrant d’effervescence copulatrice, avec la femme au centre de cette germination glorieuse :

cette hirondelle de menthe et de genêt qui fond pour toujours renaître dans le raz-de-marée de ta lumière… et toi veuille astre de ton lumineux fondement tirer lémurien du sperme insondable de l’homme la forme non osée que le ventre tremblant de la femme porte tel un minerai

ô lumière amicale

ô fraîche source de la lumière…

Le monde gonfle, turgescent, sous la poussée germinale qui scelle l’alliance de la terre et du cosmos, de l’antilope et de l’étoile :

ceux qui savent la féminité de la lune au corps d’huile l’exaltation réconciliée de l’antilope et de l’étoile ceux dont la survie chemine en la germination de l’herbe… la sommer libre enfin de produire de son intimité close la succulence des fruits…

Ainsi, contrastant avec la fureur désespérée qui imprègne la première partie du Cahier, la seconde part est un vaste appariement sensuel, le poète se veut

homme d’ensemencement et je renouvelle ONAN qui confia son sperme à la terre féconde… que force et vie m’assaillent comme un taureau

Le poème s’achève sur un tableau de noces cosmiques où, dans l’embrassement d’une étreinte furieuse, le poète est emporté, en haut, vers les limbes sidéraux.

Le poème Histoire de vivre paru dans la revue Tropiques, à Fort-de-France en 1942, est contemporain des Armes miraculeuses et du passage d’André Breton en Martinique. Aimé Césaire qualifie Les armes miraculeuses de période d’exploration du domaine après la délimitation que constituait le Cahier.

Étrange récit qui défia longtemps l’exégèse, Histoire de vivre est la relation d’une tragédie tellurique, un cyclone ravageant Fort-de-France. Ce poème est bâti selon une césure quasi arithmétique, en deux parties symétriques, une chute apocalyptique suivie d’une féérique renaissance.

La première moitié (du vers 1 au vers 32) est habitée par la fureur d’une nature qui explose en fulgurances scandées par l’imprécation et la malédiction :

La poitrine trois fois horrible du ciel tenace… midi furieux… l’énergie du désespoir… les épaves jumelles dans la stupeur des anses… naufrage… je me laissai couler à pic… ma défaite d’or du sang tiède… je me réveillai panthère avec de brusques colères et la panique gagna… acanthes monstrueuses… cloches brisées… le ciel s’écroula… des eaux se poignardèrent… je maudis l’impuissant

La seconde partie (du vers 37 au vers final 49) s’éclaire miraculeusement et met en scène un paysage édénique où nous accueillent, amoureusement lovées les trois dents d’ivoire et les yeux caressants… d’un bébé (le fils du poète). Les ténèbres font place au doux rire de la lumière… les fenêtres s’éclairent et fleurissent et les papillons sonores , ces petites grenouilles qui remplissent de leur cri la nuit martiniquaise, se font entendre ; le poème s’achève sur l’adamique vision d’un couple qui part en chantant vers l’infini des terres vides. C’est l’Aurore, c’est l’Espérance.

Ainsi, Histoire de vivre s’articule en deux volets : un engloutissement (je me laissai couler à pic ) au milieu d’un cataclysme, suivi d’une renaissance lumineuse dans le chant d’une aurore, vers l’élan perdu des pampas et des pierres .

Le balancement dialectique entre les images déchues et la projection en apothéose se nourrit de la symbolique végétale de la stérilité et de la germination. Ainsi, le poème Les pur-sang (Les armes miraculeuses) met en scène un paysage déchu sur une terre froide, stérile, dérivante, comme une épave cosmique :

La terre ne joue plus avec les blés.

La terre ne fait plus l’amour avec le soleil

La terre ne réchauffe plus des eaux dans le creux de sa main…

La terre saquée doucement dérive

Soudain, la fécondation salvatrice ! La déréliction d’un monde [qui] se défait est noyée dans le flux d’une poussée vivace, véritable épiphanie de lumière végétale qui éclate comme un chant de grâces : l’espérance est retrouvée :

je pousse comme une plante…

mes pieds vont le vermineux cheminement

plante

mes membres ligneux conduisent d’étranges sèves

plante plante

et je dis et ma parole est paix

et je dis et ma parole est terre

et je dis et la joie

éclate dans le soleil nouveau

Le lexique césairien participe à cette dynamique de la fertilité et les mots référents qui en relèvent sont parmi les plus récurrents dans l’œuvre : la graine, la sève, le bourgeon, la racine, le pollen, le germe, le sperme, l’ovaire, fécond… etc.

rumeur

de remugles de mangues

de coques déchirées

de graines volantes

rumeur de graines ancreuses… (Configurations)

… la nuit fécondée la fin de la fin (En vérité)

…Delgrès de sa main épeleuse de graines ou de racines (Mémorial de Louis Delgrès)

… convoyeur de sève et de la tendresse verte

inventeur du peuple et de son bourgeon…

la patience paysanne des semences à forcer

…et l’entêtement d’une conjuration de racines… (Dyali)

… je dis toujours qui lève le beau mil de l’espoir !

Aile sûre des graines, je suis prêt ! (Et les chiens se taisaient)

Le cri poétique d’Aimé Césaire est celui d’une « âme de colère » (Buffon) qui ne se résout pas d’être née du grand Désastre, fruit blessé d’une race niée , fruit amer d’une terre gorgée du sang répandu… de la négraille aux senteurs d’oignon frit .

La violence de ce ressentiment se répand en métaphores d’une fécondité funeste, d’une germination empoisonnée, de

tous les sucs qui montent de la luxure de la terre / de tous les poisons que distillent les alambics nocturnes (Chevelure).

Cette fureur germinale cristallise ses noires scories dans les poèmes sombres des œuvres comme Ferrements et l’oratorio tragique Et les chiens se taisaient :

L’Afrique saigne, ma mère / l’Afrique s’ouvre fracassée… à l’envahissement stérile des spermatozoïdes du viol… à faire renaître une terre sans pestilence…

Nous assistons même à l’évocation d’un meurtre par graines empoisonnées. En effet, le poème Patience des signes (Ferrements) met en scène une germination délétère, arme vengeresse d’une chair fraternelle… fouettée qui, dans un sarcasme assassin, offre les bonnes oranges , les baies de mancenillier, l’arbre-poison, l’arbre de mort :

semences bleues du feu…

témoins d’yeux qui pour les folles vengeances exhument

et s’agrandissent

pollen pollen

et par les grèves où s’arrondissent les baies nocturnes

des doux mancenilliers

bonnes oranges toujours accessibles à la sincérité des soifs longues

L’ultime recueil poétique, Moi, laminaire… est un « bilan, disons provisoire et qui veut être sincère, d’une vie d’homme. C’est quoi une vie d’homme ?… c’est le combat de l’ombre et de la lumière… c’est une lutte entre l’espoir et le désespoir, entre la lucidité et la ferveur » (18).

Bilan où perce un désenchantement résigné mais accepté comme un don du destin :

Ainsi va toute vie. Ainsi va ce livre, entre soleil et ombre, entre montagne et mangrove, entre chien et loup, claudicant et binaire (19).

Tout un lexique de la langueur et de l’exténuation émaille Moi, laminaire… et les semailles triomphantes cèdent la place à des flux séminaux titubant comme des aveugles (Chevelure ). La sève perd sa vigueur, la germination est brisée, le flux fécond s’alentit et fait naître des paysages écroulés :

des promesses qui éclatent en petites fusées

des pollens fous

des fruits déchirés

ivres de leur propre déhiscence

la fureur de donner vie à un écroulement de paysages (Léon-Gontran Damas feu sombre toujours)

Vaine invocation au volcan et sa fureur fertile pour

revitaliser le rugissement des phosphènes…

raviver le verso solaire du rêve

activer le frais flux des sèves… (Pour dire)

La coulée féconde de sève se perd dans les méandres vides de la stérilité :

que la sève ne s’égare pas aux fausses pistes

on s’étonne moins (vomie de flammes)

que la chimère éteinte se traînaille en limace… (Ne pas se méprendre)

La force germinale avec sa dynamique de la transformation, ce néo-transformisme (Bachelard), trouve son expression la plus achevée dans la métamorphose.

Et quelle est la particule substantielle élémentaire porteuse du germe de la métamorphose sinon la graine ?

Le germe fécondé est une masse ténue de matière vive, frémissante de toutes les forces potentielles qui vont générer la vie sous la poussée métamorphosante. Cette poussée est une énergie obscure, nocturne qui déploie sa vitalité loin de la lumière, dans les profondeurs de la terre, dans les replis tièdes de la matrice. Elle donne naissance aux formes achevées de l’animal et de la plante, de la chair et de l’aubier, ces deux empires qui gouvernent l’imaginaire césairien.

La force germinative ignore les frontières séparant les règnes animal, végétal, minéral. Admise au rang de mythe germinal, elle déploie ses volutes proliférantes dans un espace universel et indifférencié. Les flux vitaux circulent entre chair animale, racine végétale, cristal amorphe minéral, ils échappent même à l’emprise tellurique pour s’épandre dans le cosmos. Le dessein essentiel de cette force est anabolique, générateur de matière pulsatile, gigantesque pouls sismique qui bat maintenant la mesure d’un corps vivant (Cahier).

L’universalité du mythe germinal césairien s’écrit dans ces passerelles qui font fi des ordres naturels, unissent l’homme à la pierre, la femme à la plante bourgeonnante, la fleur ou l’oiseau et l’étoile à un arbre fleuri :

de très loin d’outre-moi je viens vers toi

femme surgie d’un bel aubier… (Aux écluses du vide)

de temps en temps une femme en pefection de soleil lance toutes ses tiges tubéreuses… (Cheval)…

… Hélène : je danse la fleur pavonie qui fait la roue autour du soleil… (Une saison au Congo)

Emporté par le flux germinal, le Poète accède au statut de l’universel au-delà du temps, au-delà de l’espace, au-delà de toute géographie et de toute Histoire :

En nous l’homme de tous les temps. En nous tous les hommes. En nous l’animal, le végétal, le minéral. L’homme n’est pas seulement homme. Il est univers (20).

Cette germination universelle éclate en gerbes d’images où s’entremêlent les corps, les membres, les racines, le sang, la sève, la matrice féminine et les entrailles de la terre, gorgées de minerai (21) – véritable cosmogonie de la fertilité.

et toi veuille astre de ton lumineux fondement tirer lémurien du sperme insondable de l’homme la forme non osée que le ventre tremblant de la femme porte tel un minerai (Cahier).

Merveilleuse image emportant l’homme et la femme dans un tourbillon séminal, une gestation cosmique mêlant l’étoile, le sperme masculin, le ventre féminin et le minerai qui doucement germe dans l’entraille de la terre. Cette alliance du minerai tellurique et du minerai germant au sein de la femme est une image récurrente dans la poésie d’Aimé Césaire ; le minerai amorphe se vitalise et dans le sein féminin devient lait :

… des gorges tendres gonflées de mines de lait (Perdition).

La rêverie germinale césairienne se déploie en une genèse dont la femme, la plante et la terre, avivées par le flux de sève, deviennent les foyers féconds. Cela nous vaut de superbes images où le lait maternel, le minerai tellurique, la lave du volcan, la sève et les bourgeons, se conjuguent pour glorifier la naissance de l’héritier mâle (Les armes miraculeuses).

Ailleurs, la femme, bourgeon prodigieux, devient tige tubéreuse, surgit d’une plante, donne naissance de son sein à un bouquet de colibris alors que, de ses oreilles, germent des lagons débordant d’infinies voluptés :

…à son corsage s’est délité un bouquet doiseaux-mouches à ses oreilles ont germé des bourgeons d’atolls elle me parle une langue si douce… (Fils de la foudre)

je danse l’allégresse aux semailles du soleil (Une saison au Congo, acte 2, scène 6)

mon sang où de temps en temps une femme en perfection de soleil lance toutes ses tiges tubéreuses (Cheval).

Mais il apparaît que c’est dans la métamorphose végétale que s’exprime avec le plus d’acuité l’obsession du mythe germinal. Aimé Césaire reste fasciné par la prégnance végétale qui apparaît dans son œuvre, en premier lieu, avec une flore exubérante, envahissante et par la précision naturaliste de la végétation désignée : « l’arbre planté sur la place de l’Abbé Grégoire, mais c’est un Enterolobium cyclocarpum ! » (22).

La poussée vers l’universel qui anime la conscience césairienne accorde une place de choix, véritable dilection pour la plante, l’arbre, la racine et, logiquement, le poète sentant monter en lui le flux germinal, devient homme-plante :

« J’ai la tentation panthéiste, je voudrais être tout ! Je voudrais être tous les éléments. Mais c’est vrai que j’ai toujours été fasciné par l’arbre. Le motif végétal est un motif qui est central chez moi, l’arbre est là. Il est partout, il m’inquiète, il m’intrigue, il me nourrit. Il y a le phénomène de la racine, de l’accrochement au sol, il y a le phénomène du fût qui s’élève à la verticale. Il y a le motif de l’épanouissement du feuillage au soleil et de l’ombre protectrice. Tout cela fait partie de mon imaginaire, incontestablement » (23).

Le double mouvement, la dialectique de la « plongée aux noires volutes de la terre » (24) et de l’envol triomphant, trouve son expression poétique dans l’image de la graine qui fructifie dans les ténèbres et de la plante qui s’épanouit dans la lumière. La métamorphose germinale n’est pas toujours transmutation heureuse. Le flux d’énergie vitale peut être une sève génitrice qui emporte l’être vers les limbes de l’espérance et de la renaissance. Mais il peut être aussi un flux délétère qui

ondoie tous les sucs qui montent de la luxure de la terre / tous les poisons que distillent les alambics nocturnes (Chevelure).

Le poète-plante sent alors ses membres-racines plonger dans une glèbe vénéneuse, empoisonnée par le grand Désastre de l’esclavagisme et de la colonisation :

À force de regarder les arbres je suis devenu un arbre et mes longs pieds d’arbre ont creusé dans le sol de larges sacs à venin de hautes villes d’ossements (Cahier)

Mes pieds vont le vermineux cheminement

plante

mes membres ligneux conduisent d’étranges sèves (Les pur-sang)

Je ne l’accepte ce cri que comme la chimie de l’engrais qui ne vaut que s’il meurt à faire renaître une terre sans pestilence (Et les chiens se taisaient)

La germination revêt aussi la parure glorieuse d’une assomption vers l’espérance retrouvée et le poète alors

pousse comme une plante

sans remords et sans gauchissement

vers les heures dénouées du jour

pur et sûr comme une plante

sans crucifiement

vers les heures dénouées du soir (Les pur-sang)

L’épanouissement germinal est aussi le moment de grâce d’une genèse miraculeuse qui, transgressant la loi des genres, fait surgir la vie du silence amorphe d’un cristal et une bête venimeuse d’une corolle embaumée :

… chaque grain de sable naîtra un oiseau

de chaque fleur simple sortira un scorpion (Calme)

germez fruits germez et pavoisez soleils

à travers les rayures mille et une

au ciel de la terre de la pluie notre volonté… (Dans les boues de l’avenir)

Jamais, dans la poésie césairienne, n’apparaît la plante comme une nature figée dans l’instant descriptif. Le germe végétal génère un élan vital, une énergie vigoureuse, toutes qualités difficilement concevables au regard de la lenteur germinale de la graine. En fait, l’imaginaire du poète ne perçoit la graine et tous ses corrélats (racines, arbre, feuilles…) que sous la forme d’un éréthisme du mouvement : la croissance racinienne plonge vers les ténèbres matricielles – mouvement phototrope négatif – avec une vivacité hémorragique :

là où la nuit vigoureuse saigne comme une vitesse de purs végétaux (Prophétie)

Et il est significatif que la fureur germinale césairienne s’exprime dans un luxe de référents liés au vent et à l’envol :

…les graines volantes strient l’air de leurs hélices… (Quelconque)

je me mets sur le passage du vent

pollens ou aile je me veux piège à vent… (Torpeur de l’histoire)

femme… toi qui es le vent à travers les ipoméas salés de la connaissance… (La femme et la flamme)

convoyeur de la sève et de la tendresse verte

inventeur du peuple et de son bourgeon

son guetteur d’alizés… (Dyali)

rumeur… de graines volantes

rumeur de graines ancreuses… (Configurations)

Une telle constance de l’image germinative implique une organisation de l’imaginaire. Les schémas mentaux qui structurent la conscience poétique césairienne convergent vers un point nodal, l’idée séminale. Le germen, la semence, sont des mots-force qui animent de leur dynamique germinative le flot imagier. Le poète proclame cette vocation séminale. Il nous suffit de l’écouter :

…faites de moi un homme d’ensemencement… Je force la membrane vitelline qui me sépare de moi-même / Je force les grandes eaux qui me ceinturent de sang… (Le Cahier).

Avec obstination le poète se veut plante germinale, chair vive en perpétuelle transmutation, à la recherche de lui-même :

j’habite un culte désaffecté entre bulbe et caïeu (Calendrier lagunaire).

Image saisissante de réalisme lorsque l’on sait que le bulbe est un germe qui germe à son tour pour donner des petits bulbes, les caïeux – merveille de concision poétique portant en elle, à la fois la fécondité séminale et la croissance germinale.

Le germe césairien est « un germe de devenir » (25).

La conscience du poète s’accroche, pathétique, à la lumière d’une espérance, à celle d’un rêve, espérance et rêve qui se substantialisent dans l’image séminale d’une plante dont la gestation s’achève sur la naissance miraculeuse d’un fruit fragile, la liberté :

Je profère au creux ligneux de la vague infantile de tes seins le jet du grand mapou (26) né de ton sexe où pend le fruit fragile de la liberté » (Mythologie).

De la métamorphose végétale du mapou, l’arbre-totem de la Martinique, jaillit la liberté en un mouvement en avant (proférer : du latin pro, en avant et ferre, porter), un flux sexuel germinal qui embrasse ensemble l’Afrique-mère et la Martinique.

Nous retrouvons cette image charnelle de l’assomption germinale de l’homme nouveau dans le poème An neuf , célébration du centenaire de la Révolution de 1848 :

et du salpêtre rouge des blessés sur le pavé

il naquit des arums au-delà des fillettes

Ce fut l’année où les germes de l’homme se choisirent dans l’homme le tendre pas d’un cœur nouveau .

Assurément, le déploiement de cette énergie de création ne se conçoit dans nul autre milieu que la terre. La fibre poétique est activée par la vibration frémissante de ces forces obscures qui montent à la fois, des strates enfouies de la conscience et des profondeurs de la terre – d’où cette dilection si marquée d’Aimé Césaire pour les puissances telluriques et leurs manifestations, la terre, la montagne, le volcan, la mer :

« Je suis un homme de terre, de montagne et de feu… J’ai toujours le sentiment qu’on est né de la montagne, on est né du volcan. Nous sommes les fils du volcan… En me pensant, c’est toujours en termes de terre, ou de mer, ou de végétal que je me dessine » (27).

Le poète, emporté par la vague animiste, voit sa chair colonisée par les longs pseudopodes des éléments naturels, emporté par le flux métamorphique et germinal. Il devient un être hybride, une chimère faite de lianes, de fleuves, de forêts, de mangrove, de montagne, de volcan, entrelacés :

Je démêle avec mes mains mes pensées qui sont des lianes sans contractures…

les fleuves enfoncent dans ma chair leur museau de sagouin

des forêts poussent aux mangles (28) de mes muscles

les vagues de mon sang chantent aux cayes (29)

tous mes marécages

tous mes volcans

mes rivières pendent à mon cou comme des serpents et des chaînes précieuses… (Et les chiens se taisaient).

Quel dessein anime le poète dans cette recherche obstinée, éperdue, de la germination ?

Il cherche à se retrouver cette fleur inouïe du “je” , à se retrouver, à dépasser la fracture historique qui a brisé sa mémoire ancestrale, qui l’a frustré de ses forces vives, celles qui cimentent la conscience d’un peuple. Aimé Césaire nous le dit, écoutons-le car il nous offre la clé du mystère de sa poésie :

« Nous sommes le résultat historique de toutes les violences de l’Histoire, frustrés de nos pays, frustrés de nos langues, frustrés de nos religions, frustrés de nous-mêmes… ma poésie n’a pas d’autre sens. Il s’agit d’une conquête, d’une réappropriation » (30).

Cette reconstruction n’est-elle pas ce patient cheminement de l’homme qui habite une blessure sacrée (31), vers la reconquête de sa conscience oubliée, longue marche guidée par la flamme d’une petite graine, vers la connaissance de soi, ce mystère du noir secret des nombres.

chemin (32)

 

reprenons

l’utile chemin patient

plus bas que les racines le chemin de la graine

le miracle sommaire bat des cartes

mais il n’y a pas de miracle

seule la force des graines

selon leur entêtement à mûrir

 

parler c’es accompagner la graine

jusqu’au noir secret des nombres

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(1) Selon la formule de son ami René Depestre.

(2) Arthur Rimbaud, Lettre à Paul Demeny, 15 mai 1871.

(3) Séance du 17 décembre 1982, Hommage à Victor Schœlcher – Commémoration de l’abolition de l’esclavage.

(4) Poème Prophétie (Les armes miraculeuses)

(5) Texte paru dans la revue Autre Sud, juin 2005, n°29, pp. 51-64

(6) Le droit de rêver. PUF 1970, pp. 169 et 82.

(7) Les citations extraites de l’œuvre d’Aimé Césaire sont en italiques. Les extraits de ses propos et entretiens sont en italiques, entre guillemets. Les autres auteurs sont cités en caractères romans encadrés de guillemets.

(8) Bescherelle, Dictionnaire national, édition 1861.

(9) Soleil cou coupé, Chevelure.

(10) Cahier d’un retour au pays natal.

(11) Gaston Bachelard. L’eau et les rêves. Essai sur l’imagination de la matière. José Corti Livre de Poche 1942, p. 22.

(12) Ibid., p. 17.

(13) Aimé Césaire. Discours de distribution des prix au Pensionnat colonial de Fort-de-France. Juillet 1945.

(14) Aimé Césaire. Et les chiens se taisaient, acte 3.

(15) Et les chiens se taisaient, acte 3.

(16) Aimé Césaire. L’irrémédiable, p. 140.

(17) Entretien avec Jacqueline Leiner, in : Négritude et antillanité. Caraïbes II. Notre librairie n°74, 1984, p. 12.

(18) Aimé Césaire : La poésie, parole essentielle. Entretien avec Daniel Maximin. Présence africaine, n°126, 1983, p. 11.

(19) Aimé Césaire. Introduction à Moi, laminaire… Le Seuil, 1982.

(20) Aimé Césaire. Poésie et connaissance. Tropiques, n°12. Janvier 1945, p. 157. Jean-Michel Place 1978.

(21) Mircéa Éliade, dans Forgerons et alchimistes (p. 42) signale que le même mot en égyptien, signifie utérus et galerie de mine. Cité in : Michel Mansuy. Gaston Bachelard et les éléments. José Corti 1967, p. 308.

(22) Entretien avec le poète, juin 2003.

(23) Aimé Césaire. La poésie, parole essentielle. Entretien avec Daniel Maximin. Présence africaine, n°126, 1983, p. 9.

(24) Édouard Glissant. Aimé Césaire et la découverte du monde. Les Lettres Nouvelles. Janvier 1956, p. 45.

(25) Gaston Bachelard. La terre et les rêveries de la volonté. José Corti 1947, p. 242.

(26) Le grand mapou : le mapou est un grand arbre, le fromager, arbre emblématique aux Antilles. Le grand mapou a existé en Martinique. C’était un immense fromager, aux racines apparentes très puissantes, qui se trouvait à l’entrée du bourg de Grand Rivière, dans le nord de l’île. Cet arbre très admiré et vénéré, fut malheureusement détruit par la foudre.

(27) Entretien avec Daniel Maximin, op. cité.

(28) Mangle : arbre du genre palétuvier qui croît dans la mangrove. Ses rameaux plongeant vers le sol et l’eau forment un lacis dense où pullulent poissons, crabes et coquillages.

(29) Caye : mot antillais désignant sur les côtes, les rochers affleurant le niveau de la mer.

(30) Aimé Césaire, poète de l’universelle fraternité. Cassette audiovisuelle. C.R.D.P. Antilles-Guyane, 1994.

(31) Moi, Laminaire…, Calendrier lagunaire.

(32) Moi, Laminaire