Mondes caribéens

La faune et la flore césairiennes : marqueurs de négritude ? Aimé Césaire a-t-il lu Amos Tutuola ?

 

  Le discours césairien – « corps éternellement

non prêt éternellement créé et créant »

… Ses images, hyéroglyphes d’un ailleurs inconnu,

son bestiaire en perpétuelles métamorphoses

où faunes d’Europe, d’Amérique, d’Afrique,

se mêlent et se confondent… tendent à prendre

possession de la totalité du moi et du monde,

d’hier, d’aujourd’hui, de demain.

           (Jacqueline Leiner, Mobile d’Aimé Césaire[2])

La faune et la flore sont des champs lexicaux majeurs dans l’œuvre césairienne ; peuvent-ils refléter la négritude du poète ? Et dans quelle mesure l’imagerie animale et végétale peut-elle exprimer  l’affirmation de soi et la réappropriation d’un héritage ?

Nous avons toujours été  frappé par l’opulence de la flore et du bestiaire[3] dans l’œuvre césairienne, intrigué par la place éminente qu’ils tiennent parmi les schémas mentaux du poète.

Sont-ils marqueurs de négritude ? Telle est la question posée.

Il importe avant toutes choses d’essayer de définir la négritude selon Aimé Césaire.

La négritude césairienne est une somme d’expériences vécues – l’histoire d’une souffrance immémoriale, d’une conscience blessée par le grand forfait de l’Histoire, ses déportations de populations, ses transferts d’hommes, de femmes, d’enfants…, par la colonisation.

la négritude c’est l’affirmation, la réclamation d’un héritage, la revalorisation d’un héritage noir, la revalorisation de l’Afrique [4]… C’est aussi l’affirmation d’une solidarité à travers le monde… un œcuménisme noir… la recherche d’une identité à la fois personnelle et collective .

Aimé Césaire, toujours friand d’harmonies et de sonorités, résume plaisamment sa définition de la négritude : Il faut se rappeler les trois “” : Identi – Solidari – Fidéli.

La négritude césairienne  est sursaut de dignité, une affirmation de soi. Elle est refus de l’oppression… Elle est combat… elle est révolte.

La négritude du poète Césaire, trouve-t-elle un écho dans sa faune et dans sa flore ?

La faune : Bachelard lisant Lautréamont et ses Chants de Maldoror fut frappé par « une densité animale », et forgea le complexe de Lautréamont « complexe de la vie animale ». Observateur méticuleux, il compta les bêtes et relèva la présence de 185 espèces animales dans le bestiaire de Lautréamont.

         Que n’eût-il dit devant le bestiaire césairien et ses 1091 références animales ? Ce qui nous permet d’affirmer, sans rique de démenti, que l’opulence animale dans l’œuvre d’Aimé Césaire est sans égale dans notre littérature.

– 1091 référents animaux et 498 référents végétaux depuis les mots les plus banals, comme chat et chien, colibri, jusqu’aux plus étranges comme le ramphorinque, le zopilote ou l’énigmatique gongyle – 1091 références animales dont 316 mammifères, 306 oiseaux, 207 insectes, 116 reptiles et bêtes venimeuses, 82 poissons et mammifères marins, 64 mollusques et batraciens, sans compter les animaux exotiques ou fabuleux : Phénix, oiseau-tonnerre, vampire, dragon, lémure, salamandre…

Parmi les espèces animales, notons les plus fréquentes :

  • Chez les mammifères : en tête, les fauves, lion et tigre, puis le cheval suivi par le chien molosse.
  • Chez les oiseaux : en tête,  l’aigle, le rapace, suivi par le perroquet et le colibri.
  • Chez les poissons : en tête les poissons féroces, le requin suivi par la murène
  • Les serpents : le trigonocéphale
  • Les insectes : en tête la luciole suivie par l’araignée.

      Une flore exubérante  : 498 références dont une large majorité de plantes tropicales : acéra, bambou, cacaoyer, canne à sucre, cécropie, cocotier, corossolier, coton, datura, tamarinier, arbre à pain, balisier, flamboyant, bananier, caïmitier, cassave, hibiscus, mancenillier, mélia azédarach, pandanus, albizzia, cactus, canéfice, strelitzia, hura crepitans, ipoméa, manguier, mombin, mangle, palétuvier, palmier, simaruba, pereskia, parana, técomaria, frangipanier, bayahonde, cirouelle, prune jaboticaba, papaye, araucaria, filao, etc. etc.

Peu d’espèces occidentales : par-ci par là, égarés dans l’opulence de la sylve tropicale, le chêne, le sapin, le noyer. Aimé Césaire fait apparaître les arbres de l’Europe lorsque son cri rebelle est celui d’un appel à l’universelle concorde, lorsque que le baobab et l’hibiscus tendent la main au chêne et à la rose.

      Première question : pourquoi Aimé Césaire a-t-il accordé tant d’attention à la faune et la flore ?

      Plusieurs raisons nous apparaissent:

   D’abord,  la curiosité et la culture encyclopédique du poète passionné de sciences de la vie, des mots de la biologie et de la médecine[5], de la zoologie et de la botanique, comme l’ont révélé  les encyclopédies qui envahissaient son bureau – comme le prouvent aussi  l’appel aux zoologistes et aux botanistes comme E. Nonon et Henri Stehlé pour rédiger d’importants articles sur la faune et la flore de Martinique, au sein de la revue TROPIQUES.

« … dictionnaires géologiques, botaniques, zoologiques, maritimes, médicaux… lui les possède tous, dans sa tête… où se pressent l’agriculture tropicale, les itinéraires botaniques, la flore de Cuba, la faune des Antilles françaises, la flore phanérogamique, les oiseaux du révérend Père Pinchon, le dictionnaire d’Homère de Theil, les mythes grecs de Robert Graves, etc… »[6]

      Deux exemples anecdotiques au regard de la précision naturaliste dont fait preuve Aimé Césaire en botanique : évoquant au cours d’un entretien, un bel arbre de Martinique, Césaire nous répondit :

 l’arbre planté sur la place de l’Abbé Grégoire, mais c’est un Enterolobium cyclocarpum ! [7]

Autre exemple, le poème intitulé Spirales (Ferrements) :

Nous montons / nattes de pendus de canéfices / le bourreau aura oublié de faire leur dernière toilette) / nous montons belles mains qui pendent de fougères…

Aimé Césaire définit lui-même ce mot :

Je dois nommer les choses martiniquaises, les appeler par leur nom. Spirales est un arbre ; on l’appelle aussi cassier qu’on appelle en créole « casse z’habitant ».  Il a de grandes feuilles jaunes, d’un jaune solaire et son fruit est cette grande gousse noire violacée, utilisé  comme plante médicinale[8] 

Une autre raison peut expliquer cette passion charnelle pour la faune et la flore : La Nostalgie

Faisons parler les mots, écoutons l’étymologie : Nostalgie du grec médical nostalgia – de nostos, le retour et algia la souffrance, l’attente du retour…

… puis je me tournais vers des paradis pour lui et les siens perdus… j’ai longtemps erré et je reviens…  (Cahier d’un retour au pays natal)

Ce Paradis perdu c’est l’Afrique.

Les Antilles ne sont pas une patrie. Il y a un au-delà et c’est l’Afrique… C’est une Afrique sentimentale, idéale. C’est le continent premier…[9] j’ai remonté avec mon cœur l’antique silex, le vieil amadou déposé par l’Afrique au fond de moi-même (Et les chiens se taisaient, acte III).

N’oublions pas : Aimé Césaire, le Martiniquais, le Blessé de l’Histoire, n’a pas de mémoire ancestrale, il n’a pas n’a pas d’arrière pays vers lequel se retourner. Son arrière-pays, il le dit lui-même, tragiquement, se résume à la cale abominable du bateau négrier :

J’entends de la cale monter les malédictions enchaînées, les hoquettements des mourants, le bruit d’un qu’on jette à la mer… les abois d’une femme en gésine… des raclements d’ongles cherchant des gorges… des ricanements de fouet… des farfouillis de vermine parmi des lassitudes…

Ainsi la conscience d’Aimé Césaire, nostalgique, éperdue devant la blessure de l’Histoire, se cherche des points d’ancrages en se tournant vers l’Afrique-Mère et dans la nature qui l’a vu naître : Le paysage, la montagne, le volcan, la mangrove, la faune et la flore.

Le poète Césaire se réapproprie symboliquement la faune et la flore sous toutes leurs formes que la colonisation avait dénaturées voire détruites, véritable extermination menée par l’homme venu d’Europe : pays en rupture de faune et de flore, dit Aimé Césaire. Refuser cette dramatique séparation de l’homme avec la nature, tel est le sens d’un retour au pays natal.

Enfin, dernière raison pour expliquer le tropisme césairien pour la faune et la flore : La force de l’imaginaire, le retour au paradis perdu, le gisement africain ancestral.

Je n’ai compris la Martinique que par le détour africain… quand je parle de gisements les plus profonds, c’est, par delà toutes les strates de la civilisation européenne, le gisement africain fondamental, ancestral, où me paraît résider le secret de moi-même. Je suis un poète africain. Le déracinement de moi-même, je le ressens profondément… [10]

L’animal et le végétal seront donc  le support des métaphores par lesquelles le poète exprimera dans son écriture, consciemment ou non, ses déterminations profondes. La bête et la plante deviennent ainsi le miroir reflétant les visions de l’imaginaire en leur donnant cet éclat singulier, ce « miroitement en dessous » (Mallarmé)

Le bestiaire africain

Le poète aime le bestiaire, véritable clavier vivant sur lequel il éprouve ses harmonies profondes, ses motivations secrètes avec l’allégresse et la vitalité, la vivacité et la violence du mouvement animal.

Le choix des animaux qui composent le répertoire métaphorique n’est pas étranger aux élaborations psychiques et aux schémas mentaux dominants. Chaque poète, chaque homme, quelle que soit sa culture, possède sa propre “ménagerie psychique” au sein de laquelle il puise les images animalières qui animent son œuvre. La conscience poétique se reconnaît dans la symbolique de l’animal de prédilection. Pourquoi Chagall se reconnaît-il dans la chèvre, l’âne et la colombe ? Pourquoi Léonor Fini et ses chats aux prunelles lucifériennes ? Pourquoi Wifredo Lam et ses impressionnantes chimères anthropozoomorphes ? Pourquoi Victor Hugo avec l’aigle et le lion ?: « Et si vous aboyez, tonnerres, / Je rugirai»[11]

Dans la poésie césairienne, la présence du lion exerce son primat, symbole solaire, le fauve emblématique de l’Afrique. « … Le lion rouge a rugi » est le second vers de l’hymne national du Sénégal dont l’auteur est Léopold Sédar Senghor. Le lion figure dans l’épitaphe qu’il s’est choisie :

« Quand je serai mort mes amis, couchez-moi sous Joal-l’Ombreuse (…) Ci-gît Senghor, fils de Dyogoye-le-lion et de Ngilane-la-Douce »

     Chez Aimé Césaire, le lion n’apparaît pas avec les attributs cruels du fauve mais avec la majestueuse puissance du feu [12]. Le lion césairien, d’essence cosmique, tellurique et ignifère, représente l’agressivité révolutionnaire du nègre rebelle (Lilyan Kesteloot), souvent associé à l’image du volcan à laquelle s’identifie le poète avec sa parole éruptive, péléenne. Ainsi la force cosmique qui anime le lion césairien s’exprime aussi dans l’allégorie du volcan – c’est la Montagne Pelée :

vomi de terres

 je salue le vieux lion et son courroux de pierres (Solvitur… Moi, laminaire…)

…La terre se pousse une crinière (Bucolique, Ferrements)

… le lion, au nord qu’il éructe ses entrailles… (Parole due, Comme un malentendu de salut)

Les volcans éteints sont vautrés comme des rhinocéros fatigués dont on peut palper la poche galactique…  c’est-à-dire la mamelle, (Dorsale bossale, Moi, laminaire…)

Citons aussi d’autres animaux africains habitant le bestiaire césairien : l’éléphant, le guépard, le chacal, la hyène, le zèbre, les singes, le phacochère, le lycaon (chien des prairies), le dromadaire, la girafe, le buffle, l’hippotrague, la gazelle, l’antilope.

Arrêtons-nous à  l’antilope qui anime cette image d’une sublime beauté qui surgit dans le Cahier d’un retour au pays natal :

“Ceux qui savent la féminité de la lune au corps d’huile l’exaltation réconciliée de l’antilope et de l’étoile”

Image authentiquement africaine, l’association de l’antilope et de l’étoile se trouve au cœur de la mythologie  chez les Boschimans du Kalahari [13]. En effet, ce peuple considère les étoiles comme des antilopes dans le ciel et les antilopes comme des étoiles sur terre. De ce fait, il est interdit de briser les os des antilopes tuées sans quoi la lumière du ciel étoilé s’éteindrait. L’antilope-étoile appartient aussi aux Éthiopiens du Soudan du Nord et dans les villages de la brousse on trouve des branches érigées portant des crânes d’antilopes desséchés. Ces crânes ont pour vertu d’amener les « étoiles filantes d’heureux présages »

« Cette première période de l’art de l’humanité est marquée par une créativité, une émotion qui poussait l’artiste à faire jouer par les animaux le rôle des astres… les antilopes celui des étoiles, le lion et l’aigle celui du soleil, le taureau celui de la lune… le ciel et la terre jouent le rôle de l’homme pendant le coït… » [14]

La flore de l’Afrique, la forêt, l’arbre.

Le “symbolisme végétal ” très fort, marquant l’œuvre en profondeur est reconnu par le poète qui souligne:

Le déracinement de mon peuple, je le ressens profondément. On a remarqué dans mon œuvre la constante de certains thèmes, en particulier les symboles végétaux. Je suis effectivement obsédé par la végétation, par la fleur, par la racine. Rien de tout cela n’est gratuit, tout est lié à ma situation d’homme exilé de son sol originel… l’arbre profondément enraciné dans le sol, c’est pour moi le symbole de l’homme lié à la nature, la nostalgie d’un paradis perdu[15]

Nostalgie, paradis perdu – les mots sont prononcés:

… à force de penser au Congo

je suis devenu un Congo bruissant de forêts et de fleuves... (Cahier d’un retour au pays natal)

Exemple du baobab, l’arbre emblématique de l’Afrique, dans le poème Chevelure (Soleil cou coupé) :

Dirait-on pas bombardé d’un sang de latérites

bel arbre nu … le baobab est notre arbre.

L’arbre appelle la forêt:

… la forêt se souvient que le dernier mot ne peut être que le cri flambant de l’oiseau des ruines dans le bol de l’orage (Chevelure)

Image mythique africaine, cette forêt traversée d’espaces aveugles baignés d’oiseaux.

La nostalgie filiale s’exprime sous la forme obsédante de la femme et de l’arbre: la Femme, la Mère porteuse d’une genèse, l’Arbre image de l’enracinement – et souvent ces deux images s’enlacent, la femme et l’arbre, tels qu’ils nous apparaissent dans le poème Bateke-Mythologie (Les armes miraculeuses) :

à grands coups fauves de tes bras libres de pétrir l’amour à ton gré batéké

de tes bras de recel et de don qui frappent de clairvoyance les espaces aveugles baignés d’oiseaux

Je profère au creux ligneux de la vague infantile de tes seins le jet du grand mapou

né de ton sexe où pend le fruit fragile de la liberté

Le grand mapou était une réalité, il existait en Martinique. C’était un grand fromager (encore appelé ceiba) dont on admirait l’impressionnante ramure, à l’entrée du bourg de Grand-Rivière, Hélas ! Ce grand mapou a disparu, foudroyé par un orage. Le mapou est un arbre mythique des Antilles, arbre mythifié aussi dans la culture vaudou où «les âmes des grands mapous  errent la nuit sur les routes et leur forme monstrueuse terrorise. [16]»

L’arbre, la graine

La poussée vers l’universel qui anime la conscience césairienne accorde une place de choix pour l’arbre, la racine et le poète sentant monter en lui le flux germinal, devient homme-plante :

 J’ai la tentation panthéiste, je voudrais être tout ! Je voudrais être tous les éléments. Mais c’est vrai que j’ai toujours été fasciné par l’arbre. Le motif végétal est un motif qui est central chez moi, l’arbre est là. Il est partout, il m’inquiète, il m’intrigue, il me nourrit. Il y a le phénomène de la racine, de l’accrochement au sol, il y a le phénomène du fût qui s’élève à la verticale. Il y a le motif de l’épanouissement du feuillage au soleil et de l’ombre protectrice. Tout cela fait partie de mon imaginaire, incontestablement. [17]

Cette sacralisation de l’arbre césairien répond à celle de certains arbres africains qui accèdent au statut du Muntu,[18] c’est-à-dire la condition humaine.

L’arbre dépasse sa condition végétale pour devenir une conscience animée par les saisons, rythmée par le cosmos, soleil et lune,  lieu d’accueil des esprits, réceptacle des offrandes et refuge protecteur  de l’homme. Le rite antillais d’enfouissement du placenta après la naissance d’un enfant, au pied d’un fromager, arbre vénéré des Antilles, authentique Muntu, n’est que le surgissement, outre Atlantique, d’une coutume africaine ancestrale. Le poème Mythologie nous révèle dans ses images la sacralisation africaine de l’arbre totémique antillais, le mapou ou fromager (ceiba), intermédiaire entre le monde surnaturel et le monde humain.

Je profère au creux ligneux  de la vague infantile de tes seins le jet du grand mapou [19] né de ton sexe où pend le fruit fragile de la liberté » (Bateke-Mythologie).

Image séminale d’un arbre dont la gestation s’achève sur la naissance miraculeuse d’un fruit fragile, la liberté qui embrasse l’ensemble Afrique-mère et Martinique.

Autre image de l’arbre protecteur, pour moi, l’une des plus belles, pathétique Mater dolorosa :

dors doucement au tronc méticuleux de mon étreinte / ma femme / ma citadelle

            L’homme devenu arbre, en une étreinte apaisée, consolatrice, ouvre son corps pour accueillir son Afrique, sa femme blessée, sa citadelle profanée.

LA MÉTAMORPHOSE

La relation d’Aimé Césaire à la métamorphose paraît comme l’un des points le plus marquants de la négritude qui habite sa conscience. Cette métamorphose césairienne est bâtie obscurément sur l’animalité et sur l’arbre. Elle ne répond à aucune nécessité biologique, elle relève de l’illusion, du rêve, voire de l’hallucination.

Le mythe de la métamorphose imprègne avec force les légendes africaines selon lesquelles chaque homme possède un double animal (voir Alain Mabanckou l’écrivain congolais qui remporta en 2006 le prix Renaudot pour son roman : Mémoires de porc-épic).

C’est par la métamorphose que l’imaginaire césairien paraît le plus pénétrant dans l’idée de négritude. Il le proclame clairement :

La faiblesse de beaucoup d’hommes est qu’ils ne savent devenir ni une pierre ni un arbre (Question préalable, Soleil cou coupé).

Par la métamorphose le poète dilate sa conscience englobant les forces telluriques, la terre, le volcan, les fleuves, la faune, la flore, et les forces cosmiques, le soleil, les étoiles. Par la métamorphose, l’Homme se transmue en une nouvelle Unité qui accède à l’Universel :

 …Je suis arbre… je veux être un arbre… En nous l’homme de tous les temps. En nous tous les hommes. En nous, l’animal, le végétal, le minéral. L’homme n’est pas seulement homme. Il est univers [20] …Comme l’arbre, comme l’animal, il s’est abandonné à la vie première… (Poésie et connaissance).

En me pensant, c’est toujours en termes de terre, ou de mer, ou de végétal que je me dessine. [21]

Quand nous entendons ainsi  parler Aimé Césaire,  l’accent des grands mythes ancestraux africains  ou leur bourgeon antillais nous revient, le vaudou – accent qui donne au verbe, à la parole, le NOMMO [22], une puissance quasi divine.

            C’est dans le cri que le verbe césairien, son NOMMO, trouve sa puissance métamorphique, animale, végétale, tellurique, cosmique :

  … ma sœur l’étoile filante, mon ami, le milan, mon frère le volcan… À force de regarder les arbres, je suis devenu un arbre et mes longs pieds d’arbres ont creusé dans le sol de larges sacs à venin de hautes villes d’ossements (Cahier…)

L’homme perd ses formes et devient une chimère, homme-plante, homme-pierre, homme fleuve, homme-volcan…

 – homme-fleuve par exemple :

les fleuves enfoncent dans ma chair leur museau de sagouin

– homme-rivière :

… mes rivières pendent à mon cou

– homme-forêt :

… des forêts poussent aux mangles de mes muscles… (Et les chiens…)

Et cette métamorphose est jubilatoire, l’homme pousse comme une plante :

je pousse comme une plante… (Les pur-sang, Les armes miraculeuses)

pour moi… l’unique plaisir de m’enflammer en feuilles neuves de poinsettias… (Question préalable, Soleil cou coupé)

Cette force libératrice du NOMMO, force protectrice contre les dangers, se retrouve, à l’identique, exprimée dans le verbe d’Amos Tutuola, le Nigérian, le conteur Yoruba.

Arrêtons-nous sur Amos Tutuola et son écriture.

Dans « L’ivrogne dans la brousse », où l’auteur  évoque la recherche obstinée de son malafoutier [23], la métamorphose éclate en un véritable feu d’artifice : Amos Tutuola, se transforme en toute chose : animal, végétal, pierre, courant d’air, nuage, pluie… athlète rusé qui se rit de tous les dangers. Il devient lui-aussi rivière, arbre…

« je me change en un très grand oiseau… en un lézard… en courant d’air… » etc.

Dans son recueil « Ma vie dans la brousse des fantômes », le voilà devenu serpent venimeux, long bâton, pluie, un puits rempli d’eau, en poisson, crocodile… etc.

Étrangement, nous retrouvons des images métamorphosantes d’inspiration identique chez Aimé Césaire et Amos Tutuola dans son recueil « La Femme Plume » :

–    Tutuola : « … un homme à la peau de gros poisson… bras courts mais forts comme s’ils étaient de fer… deux grands yeux ronds… » (p.95)

–   Césaire : … poisson férocement armé… pattes de fer terminées par des serres très puissantes… plumes lamelles de fer… l’œil tournait…(Démons, Soleil cou coupé)

–  Tutuola : « …Ville d’Ifé : la Lune et le Soleil se couchent dans un même puits… la lune tournait comme une roue… » (p.139-141)

– Césaire : … ici Soleil et Lune font les deux roues savamment engrenées… (Comptine, Ferrements) – même image de cet étrange coït cosmique, chez les deux auteurs.

Autre image aussi harmonieuse qu’étrange encore, qui apparaît, commune à Césaire et Tutuola : l’arbre blanc aux secourables mains,  image d’autant plus insolite que le blanc n’est pas la couleur coutumière de l’arbre.

Cet arbre blanc césairien apparaît dans Et les chiens se taisaient et dans le poème  intitulé Afrique (Ferrements) :

… on a beau peindre blanc le pied de l’arbre la force de l’écorce en dessous crie… (Et les chiens…)

l’arbre blanc aux secourables mains ce sera chaque arbre une tempête d’arbres parmi l’écume non pareille et les sables…(Afrique)

L’arbre blanc se retrouve à l’identique, dans L’ivrogne dans la brousse, d’Amos Tutuola :

« Cet arbre était presque aussi blanc que si on l’avait peint chaque jour avec de la peinture blanche, les feuilles et aussi les branches… nous regardons derrière nous et nous voyons deux grandes mains qui sortent de l’arbre … nous n’avions jamais vu un arbre qui avait des mains et qui parlait… les mains s’étirent de l’arbre indéfiniment et nous cueillent… et nous ramènent en arrière vers l’intérieur de l’arbre … le nom des grandes mains s’appelaient Mains-Secourables… le travail de Mains-Secourables était de surveiller ceux qui se trouvaient en difficulté, dans la brousse… »[24]

Même contexte des images, même similitude frappante avec une même isotopie de l’arbre protecteur et  de la main secourable, expression que l’on retrouve à l’identique chez Césaire et Tutuola.

Étrange aussi est l’image familière du sol et du ciel rendus à la vie, que nous retrouvons chez Aimé Césaire et Amos Tutuola :

« Dans le vieux temps, Sol et Ciel étaient des amis intimes, car c’était aussi, autrefois, des êtres humains. Un jour, Ciel descend du ciel pour voir Sol, son ami… » (Amos Tutuola)[25]

… elle plonge dans la chair rouge du sol

elle  plonge dans la chair ardente du ciel… (Aimé Césaire, Cahier…)

Question : Aimé Césaire a-t-il lu Amos Tutuola ? La similitude est trop forte. La première édition en français de « L’ivrogne dans la brousse », d’Amos Tutuola est le fait des éditions Gallimard en 1953. Les premiers poèmes de Ferrements d’Aimé Césaire furent composés en1955-1956 (Lilyan Kesteloot) et publiés aux Éditions du Seuil en 1960. La chronologie est cohérente. L’édition française de « L’ivrogne dans la brousse » d’Amos Tutuola, traduite par Raymond Queneau, littéralement subjugué par ce texte à nul autre semblable, ne put échapper à la vigilance lettrée d’Aimé Césaire  Il est donc quasiment sûr que notre poète a lu Amos Tutuola et, saisi par la force de ces images africaines, les a introduites dans sa poésie, entre autres l’image de l’arbre salvateur, porteur de liberté.

Le cri césairien fait écho au cri d’Amos Tutuola, un cri animiste, le cri qui donne une âme aux animaux, aux végétaux, aux mornes, aux montagnes, aux fleuves, aux volcans, à la mangrove, aux mancenilliers, à l’hibiscus, au lion, au colibri…

            Nous ne voyons pas de différence majeure entre le poète Aimé Césaire, le Martiniquais, qui s’écrie :

À force de regarder les arbres, je suis devenu un arbre (Cahier…)…  je pousse comme une plante… (Les pur-sang)

et le conteur Yoruba, Amos Tutuola qui décrit :

« … nous avons vu un arbre qui avait de grandes mains secourables et qui parlait… nous voyons deux grandes mains qui sortent de l’arbre et qui nous font le signe STOP… » [26]

Pour l’animiste, l’inerte, l’inanimé n’existe pas, l’arbre, le volcan, la montagne, l’univers entier, tous ont une âme:  En nous, l’animal, le végétal, le minéral…

Belle voix métaphorique que celle du baobab, l’arbre tutélaire africain, qui tend la main au chêne, au sapin, au noyer, espèces selvatiques des froids continents. C’est le cri africain, le cri d’Amos Tutuola, le cri extatique d’Aimé Césaire, l’appel à la puissance végétale providentielle, à l’universel réconcilié :

Je suppose que le monde soit une forêt. Bon !

Il y a des baobabs, du chêne vif, des sapins noirs, du noyer blanc ;

je veux qu’ils poussent tous, bien fermes et drus

différents de bois, de port, de couleur

mais pareillement pleins de sève et sans que l’un empiète sur l’autre

différents à leur base

Mais oh !

                                                                         (extatique)

 que leur tête se rejoigne oui, très haut dans l’éther égal à ne former pour tous

qu’un seul toit          (Et les chiens se taisaient – acte II)

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Bibliographie des œuvres d’Amos Tutuola traduites en français :

L’ivrogne dans la brousse, trad. de l’anglais par raymond Queneau, Gallimard, 1953.

Ma vie dans la brousse des fantômes,  de l’anglais par Michèle Laforest, Belfond, 1988, repris U.G.E. «10/18 »,1993.

La femme Plume, trad. de l’anglais par Michèle Laforest, Éditions Dapper Littérature, 2000.

Études :

– Michèle Dussutour-Hammer, Amos Tutuola, Tradition orale et écriture du conte, Présence africaine, collection adire, 1976.

– Michèle Laforest, Tutuola mon bon maître, récit, Éditions Confluences, 2007.


[1] Conférence  Hommage À AimÉ CÉsaire, Association Rencontres Européennes-Europoésie.Hôtel de Ville de Paris,18 avril 2011.

[2] Jacqueline Leiner, « Mobile d’Aimé Césaire », Soleil éclaté, Études littéraires françaises, 30, Mélanges offerts à Aimé Césaire, Gunter Narr, 1984, pp.4-5.

[3] René Hénane, Césaire et Lautréamont – Bestiaire et métamorphose, L’Harmattan, 2006.

[4] C’est nous qui soulignons.

[5] René Hénane, Aimé Césaire, le chant blessé – Biologie et poétique, Jean-Michel Place, 1999.

[6] Jacqueline Leiner, op. cit., p.5

[7] Entretien avec le poète, juin 2003. C’est le guanacaste (espèce de mimosacée) encore appelé oreille du diable, oreille cafre (graine en forme d’oreille), savon du singe ( la graine est utilisée pour faire une pâte nettoyante)

[8] cité in : M a M. Ngal, Aimé Césaire, un homme à la recherche d’une patrie, Les nouvelles éditions africaines, 1975, pp.143-144.

[9] Entretien avec Édouard Maunick,  France Culture, 1976.

[10] Aimé Césaire, entetien avec Jacqueline Leiner, in :Aimé Césaire, le terreau primordial, Gunter Narr, 1993, p.134.

[11] Victor Hugo, Les Contemplations, livre VI – Au bord de l’Infini, II Ibo.

[12] René Hénane, Césaire et Lautréamont –  bestiaire et métamorphose, L’Harmattan, 2006, p.60.

[13] Léo Frobénius, La civilisation africaine, Le Rocher, 1987, p.113.

[14] ibid. p.148.

[15] Aimé Césaire. Entretien avec J.Sieger. Afrique n°5, octobre 1961

[16] Alfred Métraux. Le vaudou haïtien, p.137. NRF Gallimard 1958

[17] Aimé Césaire. La poésie, parole essentielle. Entretien avec Daniel Maximin. Présence africaine, n°126, 1983, p.9.

[18] Jahnheinz Jahn, Muntu, Éditions du Seuil, 1961, p.112.

[19] Le grand mapou : le mapou est un grand arbre, le fromager, arbre emblématique aux Antilles. Le grand mapou a existé en Martinique. C’était un immense fromager, aux racines apparentes très puissantes, qui se trouvait à l’entrée du bourg de Grand Rivière, dans le nord de l’île. Cet arbre très admiré et vénéré, fut malheureusement détruit par la foudre.

[20] C’est Aimé Césaire qui souligne.

[21] Entretien avec Daniel Maximin, op. cité.

[22] Nommo : force vitale qui meut toute vie et agit sur les “choses”  et dont la forme est la parole. Jahnheinz Jahn,  Muntu, l’homme africain et la culture néo-africaine, Le Seuil, 1961, p.138.

[23] malafoutier : Mot africain désignant le domestique chargé de la préparer le malafu, le vin de palme.

Le malafoutier est un des personnages du roman d’Amos Tutuola,  L’ivrogne dans la brousse : « Quand mon père s’est aperçu que je ne pouvais rien faire d’autre que de boire, il a engagé pour moi un excellent malafoutier qui n’avait rien d’autre à faire qu’à me préparer mon vin de palme pour la journée »

[24] Amos Tutuola, L’ivrogne dans la brousse, Continents noirs Gallimard, 1953, pp.67-68-69.

[25] ibid., p.121.

[26] ibid. p.67.