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17 octobre, il y a cinquante ans : « L’enfant d’octobre » (Nouvelle)

C’était une de ces soirées d’automne qui ressemblent encore à l’été tant l’air était doux. L’or des feuilles remplaçait le soleil déclinant, les rares voitures passaient avec un bruit soyeux, comme pour ne pas nous déranger dans notre bonheur. C’était en effet une soirée si douce que, curieusement, dans mon souvenir du moins, il y avait peu de voitures. Les lumières de la ville commençaient à s’allumer.
Nous venions de nous fiancer, nous sortions d’un cinéma du quartier latin où nous nous étions tenu la main pendant toute la durée du film et nous nous tenions encore par la main en flânant dans les petites rues, émus de romantisme et de tristesse : nous allions être séparés pendant presque trois ans, Eric avait épuisé son sursis, avait terminé ses quelques mois de formation comme élève officier, il lui fallait maintenant partir pour les Aurès, pour cette guerre d’Algérie qui arrachait le cœur de toutes les amoureuses de France.

Nous avions l’impression d’être dans une chanson de Mouloudji, c’était « un soir plein d’imprévu et de mélancolie » et nous nous approchions de la Seine, avec l’intention de nous pencher au dessus de l’eau, dans la lumière dorée des projecteurs des péniches, de regarder, une dernière fois ensemble, couler la Seine, pour se souvenir de notre amour, comme dans un poème d’Apollinaire.
Pourtant, quelque chose nous empêchait d’approcher. Quoi ? Il y avait vraiment peu de monde dans les rues, nous étions main dans la main, yeux dans les yeux et souvent lèvres contre lèvres, mais nous sentions confusément que quelque chose de lourd, d’oppressant nous empêchait d’avancer dans cette direction. Alors nous tournions dans ces ruelles entre le boulevard Saint Germain et les quais, et chaque fois que nous approchions des quais, une sorte de refus nous faisait changer de chemin. C’était très bizarre. D’ailleurs, à mesure que la nuit tombait, la soirée devenait de plus en plus curieuse, l’air piquait un peu les narines, les voitures se raréfiaient, une sorte de silence grondant nous enveloppait. Je sais maintenant pourquoi, mais nous, dans cette soirée d’octobre, tout à notre amour menacé par l’absence, nous refusions de prêter attention à cette curieuse ambiance.
Et c’est alors que nous l’avons rencontrée, au coin de la rue du Dragon. C’était une toute petite fille, quatre ans peut-être, qui paraissait perdue. Elle marchait, toute seule au milieu de la rue, dans une belle robe des dimanches en rayonne orange, une grosse tresse enrubannée de rouge sombre dans le dos, avec de belles petites chaussures des dimanches, elles aussi, fermées sur le dessus du pied par une barrette à bouton. Elle marchait seule, visiblement perdue, et elle sanglotait. De grosses larmes coulaient le long de ses joues et faisaient briller ses longs cils noirs, elle était jolie comme un bouton de rose et elle essuyait sans cesse son petit nez de bébé, qui débordait de ses larmes.
Nous nous sommes approchés d’elle.
– Où vas-tu, petite ? Tu t’es perdue ? Où habitent ton papa et ta maman ?
Et elle, entre deux sanglots, en essuyant du dos de la main son nez qui coulait, ne savait que répéter en écho « Mon papa, mon papa, mon papa », comme si elle le cherchait, comme si…
A y regarder de plus près, sa robe des dimanches n’était pas si belle que ça, froissée, tâchée de boue ou peut-être même de sang, ses jolies petites chaussures aussi étaient souillées.
– Tu t’es fait mal, petite ?
– Mon papa…
– Tu es perdue ? Où il habite, ton papa ?
Mais l’enfant était si bouleversée qu’on ne pouvait rien en tirer. Elle m’a tendu avec confiance sa petite main brune, elle ne pleurait plus, mais elle répétait encore « mon papa, mon papa » et quelques mots encore, qui devaient être de l’arabe. Je l’ai prise dans mes bras et elle a appuyé sa petite joue contre la mienne.

– Allez, on va le retrouver, ton papa, a dit Eric.
Et nous sommes repartis en sens inverse, dans la direction d’où elle semblait venir. L’enfant s’était mise à trembler. A mesure que nous approchions du boulevard Saint-Michel, l’air devenait plus piquant : en fait, c’étaient des émanations de grenades lacrymogènes. « Il y a eu du vilain, ici », a encore dit Eric. Mais c’est en arrivant sur le Boul’Mich que nous avons découvert un spectacle de désolation, pire que tout ce que nous avions jamais pu voir dans ce quartier labouré de manifs : verre brisé, chaussures abandonnées jonchant le sol, grilles arrachées, flaques de sang. Quelques rares badauds effrayés, des gens du quartier, ont fini par nous dire : « Il y a eu une terrible manifestation d’Arabes et la police a chargé. Mais nous, on n’a rien vu : on était chez nous, vous comprenez, on ne voulait pas se faire piéger dans tout ça ». Un journaliste esseulé prenait encore quelques photos : « On dit qu’il y a eu des morts à Neuilly ou à République. Elle est Arabe ? » nous a-t-il demandé en désignant la petite du menton « Un conseil, tirez-vous de là vite fait, on se bat encore du côté de Saint-Sulpice »
– Mais elle est perdue, elle cherche son père.
– Son père ? A l’heure qu’il est, il doit être à Beaujon ou au Val de Grâce, voire pire encore. C’est pas joli-joli, pas joli du tout. (Il avait l’air accablé, impuissant.) Tirez-vous, ne vous faites pas prendre avec elle… au mieux, elle se fera ramasser, au pire, vous vous ferez choper tous les trois. Tâchez de passer par la rue Jacob, ça a l’air calme. Et demain sera un autre jour, vous pourrez alors chercher. Croyez-moi, il n’y a plus ici, ce soir, un seul musulman cherchant sa petite fille perdue. » Et, d’une voix encore plus lasse « Il n’y a plus ici que des fantômes »

Comment n’avions nous rien vu, rien compris, tout à notre amour mélancolique, dans ces aimables rues de ce Paris d’automne, dans la dorure des feuilles mortes, la douceur d’un été finissant ? Maintenant, nous la sentions bien, l’odeur acre des lacrymogènes et nous entendions de loin en loin, en approchant des poches de résistance, ce qui pouvait bien être des coups de feu. Paris avait été à feu et à sang, les bonnes gens n’en avaient rien su, et les amants bientôt séparés avaient traversé l’une des aires d’affrontements sans se rendre compte de quoi que ce soit, plongés dans leurs rêves. Et maintenant, ils tenaient dans leurs bras, endormie et encore secouée de sanglots pendant son sommeil, une petite enfant perdue, sans doute arrachée à ses parents par une charge de police, et qui avait sans doute assisté à des scènes terrifiantes.

Eric et moi sommes énarques, lui vient de sortir dans un bon rang et moi d’intégrer, nos parents à tous les deux sont industriels, normalement catholiques, normalement gaullistes. Nous nous sommes connus dans les soirées et les rallyes que nos familles organisaient pour nous et comme nous ne sommes ni sots, ni irresponsables, nous avons réfléchi à cette guerre qui ne dit pas son nom, ces « événements » qui nous ennuient bien, parce qu’ils vont nous séparer pendant presque trois ans et qu’ils vont retarder d’autant notre mariage. Nous pensons qu’il serait bien qu’elle se termine dignement, cette guerre, comme dans le reste de l’Afrique, par une sorte d’indépendance qui l’intègrerait à un Commonwealth à la française, que toute cette agitation, tous ces « ultras » qui ne veulent pas entendre raison, ces paras qui torturent et ces fellagas qui mettent des bombes dans les cafés feraient bien de se rendre à l’évidence. Et que, à quoi bon envoyer notre belle jeunesse mourir dans les Aurès, à quoi bon lancer des manifestations monstres dans les rues de Paris, puisque cette espèce de protectorat, on est justement en train de le négocier ?
Et, avec tous ces bons sentiments nous voilà maintenant piégés à notre tour, avec sur les bras – non, dans les bras, plutôt – une petite fille perdue, ensanglantée, sans père ni mère, à demi folle d’avoir assisté à on ne sait quelles horreurs.
Nous arrivons dans le petit hôtel particulier de mes parents, rue de Babylone, tout est calme, ils sont allés se coucher sans nous attendre, Eric s’allonge sur un canapé plutôt que de rentrer chez lui à Neuilly, je prends la petite avec moi dans mon lit de jeune fille, elle dort dans mes bras, toute tendre et abandonnée, parfois elle se retourne avec un gros sanglot, en prononçant des mots incompréhensibles.

Le lendemain, les journaux ne parlent pas de grand-chose : il y a eu une manifestation du FLN, des heurts avec la police, deux morts, quand même, et un certain nombre de blessés parmi les forces de l’ordre. Pas grand-chose à voir avec ce que nous a dit le journaliste. Nous commençons notre quête. Le père d’Eric, qui connaît le préfet Papon, met en branle ses relations « Ne vous inquiétez pas, cher ami, nous avons arrêté beaucoup de meneurs, c’est vrai, mais nous lancerons discrètement notre recherche dans les commissariats et les centres d’internement ».
Moi, pas trop confiante dans les recherches de Papon, j’ai l’idée de téléphoner à mon amie Marga de Saint-Aulne qui, bien qu’héritière d’une grande famille du Nord (ou peut-être à cause de cela), milite au PSU. Marga est une grande gueule de rebelle exaltée, sympathique et délurée, qui, au sortir du pensionnat, a laissé tomber rallyes et mondanités pour faire une licence de sociologie. Quand je l’appelle et lui raconte notre aventure, elle m’engueule : « Quoi, espèce de dinde ? Mais tu vis sur une autre planète ! Vous traversez comme des ahuris le quartier latin un soir d’émeute sans vous rendre compte de rien ! Deux morts ? Me fais pas rigoler, tu vas pas te fier à l’intox de Papon, quand même ! Sais-tu seulement que la Seine a charrié des cadavres, sais-tu qu’on y a jeté en pagaille des morts et aussi des vivants, sais-tu qu’on a tabassé à tour de bras, qu’on a massacré dans les commissariats, petite sotte amoureuse ? Si ça se trouve, ta gamine, elle a vu tuer son père devant elle et sa famille, on ne la retrouvera jamais ».
J’aurais tendance à penser qu’elle exagère, mais, les jours suivants, une partie de la presse, et même le Figaro et le Monde, commencent à corroborer plus ou moins ce que Marga raconte.
Et la brave Marga de Saint-Aulne passe à l’action et met sur l’affaire son réseau (de quoi ? de porteurs de valises ? je ne veux pas le savoir, mais je me le demande). On commence par les ghettos sud, puisque, disent-ils, ce sont les banlieues sud qui se sont retrouvées boulevard Saint-Michel. Mais rien, visages fermés des hommes, mines hypocrites des patrons de bistrot, femmes qui pressent le pas. On montre des photos de la petite, on montre la petite. Rien. Un silence effrayé et hostile. Ce que j’ai pu en voir, des hommes au corps las, détournant le regard, de grosses femmes empaquetées qui font semblant de ne pas comprendre un mot de français. Un lumpen prolétariat, comme dit Marga la donneuse de leçon, triste, digne et accablé.

Entre temps, Eric est parti pour là-bas et mon cœur est lourd, entre temps, Marga s’éprend de la petite, mais n’en tire rien de plus que moi : nous ne savons même pas son nom, en français, elle semble ne savoir dire que « mon papa », en arabe, elle chante toujours la même comptine, semble-t-il, en se balançant d’un pied sur l’autre, puis en balançant sa poupée, le jour ou je lui en achète une. Mais la poupée, pour la première fois, lui a arraché un sourire, un sourire presque heureux qui a illuminé furtivement son petit cœur de visage.
Maman la gave de riz au lait qu’elle avale sans rien dire, Marga la prend sur ses genoux et lui fait faire des dessins, elle dessine volontiers des sortes de têtards, comme le font les enfants de son âge, mais ce ne sont que morts et suppliciés, des bonshommes tout crayonnés de noir et de rouge allongés par terre, il y en a même un qui revient souvent, séparé de sa tête – ce qui nous semble tout de même un peu exagéré. Comme une psychanalyste, Marga essaye de faire parler l’enfant sur ses dessins, mais là encore, silence et re-silence. Je commence même à me dire que, bien que toujours vierge et si éloignée de mon amour, je vais bientôt me retrouver mère d’une petite amnésique de quatre ans…
Nous passons aux bistrots du nord de Paris. Rien, que des regards vides.
Nous passons aux bidonvilles du nord-ouest, Courbevoie, Nanterre. Nous les arpentons, Marga, son copain qui ressemble à un vieux typographe anarchiste, deux militants nationalistes au visage de bois et moi, avec mes fines ballerines et tenant par la main ma petite muette. Les ruelles sont boueuses, les baraques misérables et pourtant, il y a souvent là une certaine chaleur, une certaine amitié. Je découvre un monde inconnu.
Et puis un jour, dans le bidonville de la Folie, où ils ont pris l’habitude de nous voir passer de temps en temps, dans la ruelle étroite, une grosse dame s’avance en tanguant, un lourd broc d’eau à la main. Et ma fillette se met à courir vers elle de toute la vitesse de ses petites jambes brunes, soudain sortie de sa torpeur, en criant Mouyi, mouyi et la grosse dame lâche son seau d’eau et la prend dans ses bras en criant Nadia, Nadia. Et la petite enfant rit et pleure à la fois et se love dans les bras de la grosse dame qui ne parle pas bien français et ne sait que nous dire « Moi, Nadia, maman, papa». Et la petite répète avec espoir « Papa, papa », mais la grosse dame secoue négativement la tête.
Marga, le typographe anarchiste et moi, nous les suivons dans une cabane bien tenue où la grand-mère nous fait du thé à la menthe, puis elle envoie chercher un type qui parle français et qui nous explique que la dame est bien la grand-mère de notre petite Nadia, que les parents de la gamine habitent du côté d’Antony, mais qu’on ne sait pas ce qu’ils sont devenus. Peut-être sont-ils retournés au pays ? propose-t-il sans conviction. Et pourquoi n’ont-ils pas emmené la petite ? Et nous, nous disons ce que nous savons, comment nous l’avons trouvée perdue et sanglante un soir d’octobre. L’homme traduit, la grand-mère hoche la tête et serre en frissonnant la fillette dans ses bras.
Ils ne nous ont même pas permis de lui laisser sa poupée. D’ailleurs, Nadia s’en fichait bien, blottie dans les bras de sa grand-mère. Nous repartons sans avoir pu l’embrasser, mais l’enfant me regarde longuement à travers ses cils humides, avec un demi-sourire en coin. Adieu, petite Nadia, que la vie te soit douce !

Et moi, je suis me sens triste, triste, sans ma petite poupée à moi, ma poupée de douce chair brune qui dormait dans mes bras avec tant d’abandon, tant de confiance… Mon petit enfant d’octobre.
Le jeune printemps montre son nez sur les talus du bidonville ; le mois de mars est déjà là.
Bientôt, nous retrouverons la paix, bientôt, mon amour reviendra, bientôt, j’aurais mon petit enfant à moi. J’espère que ce sera une douce petite fille brune : je l’appellerai Nadia.