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Le bar de la plage – Episodes 72, 73 et 74

Episode 72 

Réflexion sur la fragilité des secondes

L’après-midi s’étirait vers le soir, une luminosité filtrée arrosait un clapotis discret, horaire indéterminé : aucune montre n’est fiable. C’était pile le moment pour se dire que le bar de la plage était vraiment le meilleur endroit du monde pour essayer de survivre.

Enfin, il y a quand même toujours un peu de prétention à proclamer qu’on a trouvé l’endroit idéal pour commencer ses jours sur la planète, ou les finir –surtout quand on n’y est pas pour grand chose ; bref, le mieux, ici, était de ne rien dire, ou tout au moins de ne pas parler trop fort ; dossier confidentiel, (même la Reine ne doit pas en être informée) une invasion est vite arrivée.

Sans compter qu’il serait bien étonnant qu’un jour, un type pourvu d’autorité ne vienne pas nous demander de déménager : une loi anti-bar de la plage venant d’être votée par une assemblée de passage. Le rock and roll et les filles en minijupe finissent toujours par agacer. Comme le rappelait Caro : « Même les jardins d’Eden, pourtant prévus pour au moins une éternité, ont été fermés bien avant. »

A ce moment-là, Line avait fait une rechute de chagrin d’amour. Elle était encore plus jolie. Peut-être à cause de ses yeux qui se remplissent d’un peu d’humidité quand elle essaie de sourire pour donner le change. Et avoir l’air d’une fille invincible. On savait bien qu’elle faisait semblant, pour ne pas l’attrister davantage, on faisait semblant de le croire.

De l’autre côté de l’océan, Beau Dommage chante la complainte du phoque en Alaska :

Ça vaut pas la peine
De laisser ceux qu’on aime
Pour aller faire tourner
Des ballons sur son nez

De là-bas, une bande d’icebergs prend la route du Sud, ils auront fondu avant de voir les Tropiques

En son temps, le grand Albert l’avait déjà signalé : même la vitesse de la lumière est relative.

On n’était pas obligé de se presser.

 

Episode 73

Jeudi. Rien de grave

La mer ne remontait pas. Oui, vous avez bien lu : la mer ne remontait pas. Etions-nous les naïves victimes d’une hallucination collective ou la mer avait-elle vraiment décidé de ne pas remonter ? L’événement était suffisamment inhabituel pour susciter quelques interrogations. Les hypothèses allaient et venaient. Inversion du sens de rotation de la terre ? Panne d’oreiller du Divin ou de son assistant chargé des choses de la mer, format sous-secrétaire d’Etat à la pêche et aux algues chevelues ? Caro avança qu’au temps de la Grèce antique on y aurait vu la conséquence d’une rivalité amoureuse entre Poséidon et Zeus à propos d’une déesse volage ; chacun tirant la couverture à lui pour y mettre la déesse au chaud. Ou au bain. Le but étant le même, à savoir trouver un prétexte pour qu’elle se déshabille. C’est toujours comme ça que les guerres commencent et que les océans ne remontent pas, racontent les cartomanciennes à qui on ne la fait pas. Ou que les escargots traversent le détroit de Behring selon Alexandre Vialatte.

Il fallait encore attendre pour être sûr. D’ici là, peut-être consulter l’Almanach du pêcheur breton… On faisait les malins mais dans le fond on n’en menait pas large. On commençait tout juste à prendre conscience de tous les changements que risquait de provoquer la permanence du phénomène. Il y a des mers comme des lacs, qui ne montent ni ne descendent jamais ; elles sont très ennuyeuses. Mais une mer qui resterait au fond de l’horizon, qui ne remonterait pas, cela était très inquiétant. Nos vies s’en trouveraient bouleversées. Celles des coquillages, des étoiles de mer et des crevettes aussi…

Fin d’après-midi. Là, Jules avait vraiment charrié : Caro n’était pas une « pimbêche savante » comme Jules l’avait proclamé. Même Jim qui n’a jamais une rosserie de retard trouvait le qualificatif exagéré. « Pas très exagéré mais quand même légèrement exagéré ». Louise de V. toujours très Versaillaise Grand Siècle quand les bonnes manières sont en question, avait ajouté : « Et pourquoi pas précieuse ridicule pendant que vous y êtes ? ».  Finalement Leslie calma le jeu : « Une fille qui se balade en bikini noir ne peut pas être complètement une pimbêche savante ».

Georges aligna les dry-martini. Jules paya la tournée.

Finalement la mer était remontée.

Parfois, on s’inquiète pour pas grand-chose.

 

Episode 74

Le hasard est une nécessité

Il fait frisquet, les mouettes en bande se donnent de l’exercice. Les nuages ne traînent pas sur la ligne d’horizon. Sur la plage, les grains de sable se serrent les uns contre les autres. Le bulletin météo pronostique un réchauffement progressif au cours de la journée. Personne ne le croit, on nous a déjà fait le coup. La météorologie ordinaire comme la haute cartomancie que pratique ma tante en Cornouailles, restent encore des disciplines très aléatoires. Tenez, dimanche dernier, pour un simple imbroglio dans les chiffres, elle s’est encore trompée dans l’ordre du tiercé gagnant sur le champ de courses voisin de sa boutique. Elle compte se rattraper avec la prévision du Top 10 au Hit Parade ; enfin elle n’est pas au courant que Radio Caroline a coulé et que Cliff Richard ne chante plus Living Doll.  Les activités sûres et certaines sont rares.

Dans le film – dans le livre aussi, Le cercle des poètes disparus, le prof de littérature, Monsieur Keating – oh ! Capitaine, mon Capitaine, c’est comme ça que ses élèves l’interpellent – leur raconte que « La médecine, le droit, le commerce sont de nobles activités, toutes nécessaires à nous maintenir en vie. Mais la poésie, l’amour, la beauté, l’aventure ? Voilà notre raison de vivre. » On ne peut pas faire plus hasardeux, non ?  Peut-être guitar-hero ou magicien… Autrefois explorateur ou mousquetaire…

En fin de journée, la température remonta. Coup de chance, pour la Miss météo qui en fit autant avec sa jupe.

Georges préparait les premiers dry-martini du jour.

Hasard or not hasard : Leslie avait encore oublié de mettre la moitié de son bikini à fleurs.