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L’attrait du vide

La Tombe du divin plongeur, Claude Lanzmann

« J’aime tous les hommes qui plongent », écrivait Melville. Sur la bande de couverture du livre de Claude Lanzmann : une image, l’image d’un homme, qui plonge. Image d’une grande beauté dont on comprend que, la découvrant lors d’un voyage en Grèce en compagnie de Simone de Beauvoir, Claude Lanzmann en ait été bouleversé. Il s’agit de la fresque d’une tombe découverte en 1968, tombe que le musée de Paestum désigne sous le nom La tombe du divin plongeur. Lanzmann décrit superbement ce corps d’homme jeune, nu, lancé d’un mystérieux sautoir : « arc parfait, semblant plonger sans fin dans l’espace entre la vie et la mort. Plongée poignante, car il est véritablement dans le vide, sa chute ne s’arrêtera peut-être jamais, on ne comprend ni d’où il s’est élancé, ni où il s’abîmera ? Ce n’est peut-être pas une chute, il paraît planer ». S’agit-il de ce héros grec, Boutès, dont parle Pascal Quignard dans un de ses récits, qui sauta dans la mer pour aller rejoindre, fasciné par leurs chants, les oiseaux à têtes et seins de femmes ?

Des hommes qui plongent, nous en rencontrons beaucoup au cours de la lecture  de l’ensemble de textes écrits par Lanzmann depuis les années cinquante à aujourd’hui et réunis par lui sous la lumineuse ombre tutélaire de ce divin plongeur, textes « alimentaires » pour certains, écrits sous son nom ou sous pseudonymes (reportages, portraits d’acteurs, d’écrivains, de chanteurs  Belmondo, Aznavour, Gainsbourg, Tati, Cerdan fils…), publiés dans divers organes de presse,  et textes plus cruciaux consacrés aux grands événements du siècle, textes politiques, polémiques,  organisés pour l’essentiel autour de Shoah.  Évoquons quelques-uns de ces plongeurs. Il y a d’abord l’homme-oiseau de Paestum ; puis il y a l’auteur lui-même, Lanzmann qui,  fasciné par la beauté du vol plané de l’éphèbe grec et plus tard par les performances d’un très réel nageur italien qu’il voyait plonger dans la mer d’un éperon rocheux, fasciné mais aussi comme défié par eux, se décide à plus de soixante-dix ans à y aller à son tour, tête la première dans ce vide qui depuis longtemps, confie-t-il, l’attirait et le repoussait. N’était-ce pas, d’ailleurs, répéter physiquement, de façon plus ludique, ce qu’avaient été les ponctuations décisives de sa vie, ses engagements, ses combats. Autant de sauts risqués dans le vide : la résistance à l’occupant nazi, ses amours, la défense d’Israël, la décision de réaliser Shoahqui ne fut pas la moins hasardeuse, la moins hardie.

Shoah

Voici d’autres plongeurs évoqués par Claude Lanzmann, ces Juifs du camp  d’Auschwitz qui découvrant l’horreur de l’extermination et le sort qui les attend préfèrent le devancer en se jetant dans la fournaise, « bras ouverts comme des plongeurs » ; et, à côté de ces terribles plongeons de corps réels, il est des plongeons d’une autre nature, plus métaphysique, mais aux tragiques, aux monstrueuses conséquences : les plongeons dans les eaux glacées du Mal.  Ce n’est pas un hasard si Lanzmann a décidé d’ouvrir son recueil par l’article publié en 1958 dans les Temps Modernes, consacré à un fait divers qui secoua la France de la seconde moitié du 20ème siècle.

Le pire crime

Un prêtre, Guy Desnoyers, curé de la petite paroisse d’Uruffe en Lorraine, engrosse une de ses jeunes paroissiennes, l’assassine d’une balle de révolver dans la nuque, l’éventre avec son couteau de scout, extrait le presque nouveau-né, l’énuclée, le défigure, sans oublier auparavant, en toute cohérence théologique, de le baptiser. Pouvait-on trouver plus exemplaire chute dans les abîmes du Mal ? Lanzmann avait assisté au procès d’assises qui s’était tenu à Nancy, procès qui fut scandaleusement expédié en dix heures. Titre de son compte rendu : Le curé d’Uruffe et la raison d’Église. Texte époustouflant. Époustouflant parce qu’écrit par un homme jeune, Lanzmann a alors trente ans, qui ne fait pas seulement montre d’un étonnant savoir sur les hauts et bas-fonds de l’âme humaine, mais qui, athée, laïque, Juif, manifeste une connaissance pointue des arcanes de la théologie catholique. Allez faire comprendre aujourd’hui à un intellectuel rationaliste que ce monstrueux assassin de Desnoyers restait un prêtre dont le sacerdoce n’était en rien affecté par le crime, qu’il

Guy Desnoyers, curé d’Uruffe

pouvait continuer à donner en toute validité aux yeux l’Église les sacrements, notamment le baptême du nouveau-né massacré par lui. Tu es sacerdos in aeternum. C’est précisément le « niveau de profondeur insoupçonné » d’une telle scandaleuse affaire, qu’interroge Lanzmann avec une perspicacité étonnante. Fallait-il juger le curé d’Uruffe comme un homme ou comme un prêtre ? « Le scandale du prêtre est celui de l’Église, celui de tous les hommes. La culpabilité du prêtre s’agrandit aux dimensions de l’infini, elle devient opaque. L’Église elle-même devient opaque, il y a en son cœur des gouffres, des vertiges, des ombres terribles, des possibilités infinie de chute, du mal mêlé au Bien, du Mal qui est le Bien, du Bien qui est le Mal ». Ce ne sont pas que des individus isolés, ce prêtre criminel par exemple, qui peuvent plonger dans les gouffres, des institutions, des états, des peuples peuvent également s’y précipiter. Est-il aventureux de suggérer que, d’une certaine façon, cette réflexion du jeune Lanzmann sur le Bien et le Mal, et sur le temps (temps « volé en éclats » pour le tueur, le temps de son crime n’étant qu’« instant pur, fulguration », aussitôt niée oubliée) annonce, prépare ce qui sera son travail sur Shoah, sur ce qui fut, « à travers le massacre organisé, planifié, bureaucratique de six millions de Juifs » la mesure vertigineuse  prise par le genre humain « de sa propre possibilité criminelle dirigée contre lui-même ». Discontinuité du temps, oubli : le curé d’Uruffe ne pouvait s’imaginer ni avant ni après le crime ; Claude Lanzmann, vingt ans après son reportage sur le prêtre assassin, préparant son film Shoah,  écrit : « Le pire crime, en même temps moral et artistique, qui puisse être commis lorsqu’il s’agit de réaliser une œuvre consacrée à l’Holocauste est de considérer celui-ci comme passé ». Affirmant qu’Auschwitz ne se visite pas et qu’il faut y « arriver chargé de savoir », on voit que le savoir de Lanzmann vient de loin, et il n’a du coup nul besoin d’être rassuré quant à la cohérence entre ses premiers et ses récents écrits. C’est bien la même main, la même intelligence dialectique, le même esprit, oserai-je dire le même cœur qui ont écrit le Lièvre de Patagonie, et des textes comme le Curé Uruffe et la raisons d’Église, le bel hommage à Paul Roux, le fondateur de la Colombe d’Or de Saint-Paul de Vence, Hazkarah, la résurrection de noms, ou l’oraison funèbre prononcée sur la tombe de sa mère Paulette de Boully, et bien sûr, qui ont filmé Shoah. S’il y en a un qui serait bien surpris devant la personnalité de Claude Lanzmann, devant ses écrits et ses films, c’est Platon, lui qui s’étonnait dans le Banquet qu’un « vivant » reste un et identique à travers toutes les étapes et les aventures de sa vie.

Une haine originelle

Il est encore d’autres figures de plongeurs qui, elles, n’ont rien de divin ni même de vraiment sataniques et dont je gage que Melville ne les aurait guère aimées. Elles auraient leur place dans un des cercles de l’enfer de Dante réservé aux êtres qui ne relèvent ni du Bien ni du Mal. Des êtres nuls, dit Dante, bénéficiant néanmoins aujourd’hui d’une certaine aura. Donc, on l’a compris, ni la magnifique figure évoquée par Lanzmann de cette danseuse de Varsovie promise à la chambre à gaz « qui se dénude en un  lent strip-tease » devant le S.S. chargé de l’opération de déshabillage et qui , avançant vers lui, l’aguiche avec ses déhanchements langoureux avant de lui planter dans l’œil droit le talon aiguille de sa chaussure, de lui dérober son révolver et le tuer lui et un autre S.S., ni même la monstrueuse figure du curé lorrain n’appartiennent à cette catégorie  d’êtres qui ne relèvent d’aucune justice transcendantale. Ceux-ci sont les médiocres, qui n’ont pas agi. Pas directement. Ils n’ont pas participé aux criminelles politiques antisémites du siècle, mais manifestant ce que Lanzmann appelle une « haine originelle », ils en ont de façon tantôt pateline, tantôt rageuse, justifié par avance, au cours de ces dernières années, leur éventuelle justification. Dans le chapitre Guerres, politiques et polémiques, on en trouve quelques lamentables exemples qui suscitent l’indignation et la colère de Lanzmann, portant sa verve polémique au plus haut degré d’efficacité. Il faut relire les déclarations d’un José Bové, d’un Breytenbach ou d’un Wole Soyinka, Prix Nobel de littérature, revenant de leur voyage éclair en Israël  et dans les « territoires occupés » ; relire les benoîtes insanités du rondouillard Raymond Barre après l’attentat de la synagogue de la rue Copernic, lequel déplorait que des « français innocents » y aient trouvé la mort. Pas des cavaliers de l’Apocalypse,  pas des croisés du Mal absolu ces irresponsables n’ayant jamais engagé leur peau dans les combats qu’ils appellent, non, de simples « faux témoins » ne trempant craintivement qu’un bout d’index dans la peu ragoûtante marmite du diable qu’ils veulent faire passer pour les grandes eaux lustrales du Bien. Il y a aussi, d’une tout autre carrure, ces intellectuels, hommes de l’écrit ou de l’art, avec qui Lanzmman a engagé la controverse pour les dérapages (Céline parlait de « gaffes ») qu’il leur est arrivé de ne pouvoir maîtriser. Comment, nous, à Art press, moi particulièrement avec mon livre Politique, qui avons continûment, obstinément (les affaires KrisisNouvelle Droite, Blanchot, Hallier, Lyotard, Ian Hamilton Finley, Cioran-Éliade, Genet…) traqué toutes les traces d’antisémitisme dans les productions artistiques et littéraires, pourrions-nous ne pas être attentifs à la réponse qu’adresse dans le Monde Claude Lanzmann à Gilles Deleuze  « À propos de l’Ombre des Anges de R. W. Fassbinder et D. Schmid », film  — et quelle que soit par ailleurs l’admiration qu’on peut avoir pour d’autres films de Fassbinder —  manifestement antisémite (Foucault, sur ce terrain, était autrement plus lucide que son ami Deleuze).

Je ne vais pas revenir sur la polémique qui nous a opposés dans Art press, Phillippe Forest et moi, non pas tant à Claude Lanzmann qu’à deux collaborateurs des Temps Modernes, à propos du texte de Georges Didi-Hubermann, Images malgré tout. Claude Lanzmann a repris dans son livre la réponse qu’il a faite à nos deux textes, elle y a sa place. La relisant, comme il m’en prie dans sa présentation, à la suite des autres textes polémiques qui la précèdent, je me suis rendu compte à quel point ses engagements et l’unicité de son être revendiquée par lui trouvaient certes leur cohérence dans ce qu’il désigne d’une belle formule : « L’implacable plénitude du réel », mais aussi et surtout dans la place qu’à chaque instant de sa vie il a occupée au sein de ce réel. Voilà d’où je vous parle pour soutenir ce que je vous dis. Implacable plénitude du réel = implacable plénitude d’une vie. Implacable : qu’on ne peut fléchir. Qu’est-ce qu’un écrivain, en somme ? Ce qu’en dit Stendhal, à propos de lui-même, à la fin de sa vie : quelqu’un qui, dans l’ordre et sans oublier un des termes, écrit, vit et aime. Autant de plongeons. Essayez, encore aujourd’hui, de fléchir Claude Lanzmann et de l’empêcher du haut de ses  87 ans de se laisser aller au vertige du vide…