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D’un cercle de l’enfer l’autre

Annette Wierviorka, L’heure d’exactitude.

On a une fâcheuse tendance, quand on écrit sur la littérature ou sur l’art, à ne considérer que seuls les écrivains ou les peintres ont une biographie. Pourquoi oublions-nous que tel grand scientifique fut lui aussi un être de chair, qu’il a vécu, souffert, aimé ? Ces remarques, somme toute naïves, valent bien sûr pour le magistrat, le psychiatre, l’historien(ne). Il n’est pas indifférent de savoir quelle fut l’existence de celui ou celle qui fait métier de disséquer la vie des autres, vies individuelles ou vies des sociétés. « D’où tu causes, toi ? », lançaient aux profs et aux intellectuels venus leur faire allégeance, les étudiants révoltés de Mai 68. Interpellation brutale mais pas sans pertinence. Il était sans doute nul besoin de s’adresser ainsi à l’historienne Annette Wieviorka pour qu’elle se confiât à Séverine Nikel, rédactrice en chef de la revue L’Histoire. Quoi de plus naturel, aussi douloureux que ce pût être parfois pour elle, que de révéler à ses lecteurs en quoi sa propre histoire et l’histoire de sa famille ont pu décider de son choix professionnel, de son itinéraire intellectuel, un des plus singuliers et des plus libres qui soient.

L’heure d’exactitude : beau titre, repris de Marc Bloch, pour un livre d’entretiens. Pas l’heure de vérité. L’historien n’est pas un métaphysicien. Exactitude : justesse d’un mot choisi par une femme qui, avec une humilité non feinte, s’est donné pour tâche, en reprenant les mots de Marc Bloch, de trouver un « langage capable de dessiner avec précision le contour des faits ». Et les faits qu’Annette Wieviorka va devoir regarder bien en face comme les ont vus, les ont vécu dans leur chair les membres de sa famille, son grand-père, Wolf Wieviorka, ses tantes, avant d’être assassinés à Auschwitz, ces faits qu’elle va relater « sans flottement ni équivoque », ce sont ceux qui ont constitué la réalité de la Shoah. En historienne qui ne peut se contenter de décrire les phénomènes sans les analyser, sans en exposer les tenants et les aboutissants, elle est alors amenée à s’intéresser à l’histoire de ces juifs qui furent communistes, résistants et communistes ; à interroger le lien entre identité juive et identité communiste ; à reconstituer les étapes de la déportation de milliers d’hommes, femmes, vieillards, enfants, depuis les camps de Drancy, Pithiviers, Beaune-la-Rolande à Auschwitz ;  à réfléchir sur le déroulement du procès de Nuremberg ; à questionner le silence de la France sur la réalité du génocide et soudain, à la fin des années 70, sur la parole qui se libère enfin ; à s’inquiéter des résurgences de l’antisémitisme dans les années 80 (le négationnisme des Faurisson et autres Le Pen)…

Dans ces passionnants entretiens, Annette Wieviorka parle de son enfance, de ce qu’elle a su des engagements de son grand-père né en Pologne, de l’importance qu’a prise plus tard pour elle, comme pour beaucoup de Juifs soucieux de renouer avec la judéité sans pour autant remettre en cause leur intégration réussie à la France, la langue yiddish ; elle raconte, ancienne militante du P.C. passée au maoïsme, les deux ans de ses successifs séjours dans une Chine livrée à la folie meurtrière de la Grande Révolution Culturelle (un document susceptible d’intéresser ses collègues historiens, sur ce que furent les aveuglements volontaires de beaucoup de sa génération et de la mienne, et du rôle que nous avons joué de parfaits « idiots utiles ») ; elle recense ses états de service dans l’enseignement : les difficultés de son intégration au monde universitaire (vingt ans dans le secondaire) et soudain une carrière fulgurante qui débute quand elle est nommée directrice de recherche au CNRS. Elle en profite pour brosser les portraits émouvants de ceux et celles qui l’ont soutenue, Annie Kriegel, Serge Klarsfeld notamment. Pour qui ne connaît pas, c’est mon cas, la façon de travailler d’un(e)  historien(ne), on apprend beaucoup en lisant L’heure d’exactitude : les méthodes d’investigation, le recours aux travaux d’autres historiens (Poliakoff, Friedländer, Hilberg…), aux autobiographies (celles de Primo Lévi, Antelme, Delbo, Cayrol…), aux récits de témoins encore vivants, aux œuvres de fiction, romans ou films. La tâche qui n’est pas la moins importante consiste à débarrasser récits et études de tous les clichés, de toutes les idées reçues qui les encombrent. Sont bienvenues, dans notre actualité où s’exacerbe le débat sur les lois dites mémorielles, dont la récente sur le génocide arménien, les pages dans lesquelles Annette Wieviorka passe au crible les notions de génocide, crime contre l’humanité, holocauste, négationnisme. Le sens exact des mots : n’est-ce pas le devoir premier de l’historien ?

Un rire à gorge déployée

La Shoah, la machine de mort des Khmers rouges. D’un enfer l’autre. D’un génocide l’autre. À trois décennies environ de distance. L’un au cœur de l’Europe, l’autre  — celui  décrit par Rithy Panh, dans des films puis dans un livre, l’Élimination —  en Asie du sud-est. Le même enfer ? Avec des variantes cependant qui font de celui-ci un enfer très particulier prouvant ainsi qu’en matière de monstruosité l’humain peut sans cesse innover. Je dis l’humain, car Rithy Panh y insiste maintes fois au cours de son bouleversant récit, les génocidaires n’étaient pas des diables, ils étaient des hommes. Et ce que ces hommes ont commis, Les 120 Journées de Sodomedu Divin Marquis ne peuvent en donner idée, et il manque à l’Enfer de Dante un cercle dont il ne pouvait avoir idée. Rithy Panh, qui a tout lu sur les autres génocides, écrit « Je doute qu’un tel régime ait jamais existé ». Spécificité dans l’horreur. Tortures inédites pour buts autres. La description qu’en fait Rithy Panh laisse le lecteur plus hébété

Rithy Panh avec Christophe Bataille, L’élimination.

qu’indigné. Les nazis n’avaient aucune raison d’interroger les millions de Juifs ; pour leur faire avouer quoi ? Qu’ils étaient Juifs ? Ils avaient été amenés dans les camps d’extermination pour ça. Ils pouvaient donc être conduits directement, sans autre forme de procès, dans les chambres à gaz. La différence, sous le régime fou de Pol Pot, qui fit 1,7 millions de mort en quatre ans, c’est qu’à l’exception de vietnamiens il s’agissait de Khmers qui exterminaient des Khmers, souvent leurs proches, leurs amis. Le « camarade bourreau » Duch, qu’a interrogé Rithy Panh, a dirigé l’assassinat de son ancienne institutrice, violée avec un bout de bois pendant qu’on obligeait son mari à manger ses excréments. Il fallait donc se trouver des raisons de tuer : faire avouer la victime qu’elle était à la solde de la CIA, du KGB ou du Vietnam. D’où les inimaginables tortures avant exécution. D’où aussi, pour justifier leur crime, le recours des génocidaires à l’idéologie communiste. Les chefs du Kampuchea démocratique, Pol Pot, Kieu Samphân, Ieng Sary… étaient des intellectuels qui avaient étudié le marxisme en France, certains avaient été inscrits au parti communiste français, étaient des lecteurs assidus de l’Humanité, une formation qui les a amenés  — perversion de pensée ou implacable logique de la théorie ? —  à émettre des  slogans du genre : « Qui proteste est un ennemi, qui s’oppose un cadavre », « Seul un enfant qui vient de naître est pur », «À te garder on ne pagne rien, à t’éliminer on ne perds rien »… Autre spécificité  de ces assassins paranoïaques, laquelle n’a pu être observée chez les dignitaires nazis jugés  à Nuremberg : le rire. Quand Duch, de sa douce voix, évoque les pires atrocités qu’il a commises, un rire sans retenue clôt son terrible récit. On n’a pas entendu les bourreaux nazis interrogés rire à chaque instant « à gorge déployée ».

Rithy Panh vivait à Pnom Penh quand les Khmers rouges sont entrés dans la ville. Il avait treize ans. Il a perdu toute sa famille, mère, sœurs, beau-frère… Il s’agissait d’une famille dite « nouvelle famille » par ses assassins, père enseignant puis attaché à un ministère (on dirait chez nous aujourd’hui faille de « riches », de « bourgeois »), donc famille à éliminer. Rithy Panh raconte avec une impressionnante sobriété mais qui glace le sang ce qu’il a vécu au cours de ces infernales années. Famine, misère, tortures, humiliations, exécutions. Dans le face-à-face qui les oppose, Rithy Panh et Duch, chacun qui est l’autre, comment l’un et l’autre ont vécu ces années. Or, que se passait-il ailleurs pendant qu’un peuple entier était sacrifié, ou doit-on dire, comme le suggère parfois Rithy Panh, se suicidait ? Car les bourreaux, ces milliers de jeunes paysans analphabètes formés à tuer, et leurs chefs, finissaient victimes à leur tour. Que faisait pendant ce temps-là, loin du Cambodge martyrisé, dans notre Occident démocratique ? Le régime des Khmers rouges avait son siège très officiel à l’ONU, il le conservera jusqu’en 1991 (!). Nos politiques recevaient en grande pompe les bourreaux. En  France, fin des années 80, des intellectuels expliquaient encore que le régime de Pol Pot avait été la quintessence même du communisme. Ils se trompaient ? Et si, malgré eux, ils disaient vrai. Si l’idée communiste avait trouvé là sa réalisation la plus parfaite ?

Une armée d’esclaves

Ivan Tchistiakov, Journal d’un gardien du Goulag.

Journal d’un gardien du Goulag. Retour en arrière de trente ans. Le communisme, encore. Les camps, encore. Devrais-je plutôt dire : déjà. Nous ne sommes plus au Cambodge mais en Union soviétique au cours des années 1935-1936, dans un des multiples territoires du Goulag. Staline fait construire une voie ferrée de plusieurs milliers de kilomètres reliant le lac Baïkal au fleuve Amour. Sur ce chantier ferroviaire de l’Extrême-Orient, travaille « une armée d’esclaves », écrit Luba Jurgenson, dans sa préface au journal d’Ivan Tchistiakov, un des gardiens du camp. On a de nombreux témoignages, dont ceux de Chalamov et Soljenitsyne, sur ce que fut la vie des détenus dans l’enfer du Goulag, cette pieuvre qui étend ses tentacules sur la Russie, instrument à la fois politique et économique du pouvoir totalitaire soviétique. Témoignages venant des victimes, aucun ne provenant des bourreaux. En voici un, exceptionnel, ce Journal d’un gardien du Goulag, tenu pendant un an par un homme d’une trentaine d’années, plutôt cultivé, artiste à ses heures (il dessine), chargé de surveiller les prisonniers. D’un côté les victimes ; de l’autre les bourreaux. Corrigeons : comme dans le Cambodge des Khmers rouges, les rôles sont interchangeables. Ivan Tchistiakov est autant victime que bourreau. Il n’a pas choisi ce rôle de chef de peloton, on l’y a forcé. De plus, modeste rouage de la machine répressive, il n’a vraiment rien d’un bourreau. C’est un homme bien banal qui, comme des millions de Russes écrasés par la logique d’un système qui les dépasse, a en lui tous les défauts, toutes les faiblesses, mais aussi les sentiments et les vertus qui font l’humain, dont une que l’on voit se manifester chez lui à maintes reprises : la compassion. Et si elle s’use au fil du temps, c’est que le réel qui pèse sur lui est d’un poids de plus en plus insupportable : le froid, la faim, les humiliations, les maladies, une atmosphère de délation… Dégoût, désespoir, révolte contre ses chefs, contre le pouvoir soviétique (il avait été exclu du parti) lui font envisager la fuite, imitant ceux qu’il a charge de surveiller, et le suicide. Il peut faire sien ce jugement de Chalamov : « Le camp n’est pas l’enfer par opposition au paradis, c’est le moule de notre existence, et il ne peut en être autrement ». Il n’a pu en être autrement pour lui. En 1937, il est arrêté. En 1941, au sein d’un autre enfer, la guerre, il est tué sur le front.