Tribunes

L’Affaire DSK vue par Catherine M.

Quelle unanimité ! Toute la classe politique française, ses ennemis à droite comme ses amis et éventuels rivaux à gauche s’appliquent à préserver Dominique Strauss-Kahn du lynchage. Tous reprennent en cœur la formule consacrée : « Laissons faire la justice ». Mais si jamais cette justice devait reconnaître DSK coupable, oh là là ! « Si les faits reprochés étaient avérés, déclare le Premier Ministre François Fillon, nous serions en présence d’un acte très grave qui n’appelle aucune excuse », tandis qu’Elisabeth Guigou, ex-ministre socialiste de la justice, évoquant la réputation de « libertin » de son ancien collègue, précise évidemment qu’ « il y a une très grande différence entre ça et le délit ou le crime sexuel où là, il faut être évidemment d’une sévérité implacable ». Oserai-je dire que moi, qui ai la chance, à la différence des personnalités politiques, de ne représenter que moi-même, et qui suis de toute façon précédée de ma propre réputation de « libertine », je n’aurais pas cette « sévérité implacable » ? Oui, j’ose. Bien sûr, si j’étais juge, je condamnerais la violence exercée par un fort sur un faible parce que ma conception de la liberté sexuelle s’applique dans le cadre de relations entre personnes consentantes, mais je jugerais en fonction du degré de violence, non pas en fonction de la nature sexuelle de l’acte, tant je crois que rien n’est plus relatif que le jugement en cette matière.

Éminente juriste, Marcela Iacub publia il y a quelques années un ouvrage intitulé Le Crime était presque sexuel. « Presque » soulignait bien la difficulté à qualifier un crime sexuel. Dans le cas d’un crime de sang, pas de problème : il n’y a pas à se demander si la victime est morte ou pas morte, elle l’est ; reste à discuter des motifs du crime et des moyens employés. Dans le cas d’un crime sexuel, la qualification de viol, par exemple, est beaucoup plus imprécise et relative. Historienne du droit, Marcela Iacub sait bien à quel point la définition du viol a varié selon les époques, et même comment à notre époque, elle peut être interprétée différemment selon les cours : elle citait dans son livre deux jugements différents à propos d’un acte identique (l’intromission d’un objet dans l’anus). Dans le premier cas, l’acte fut jugé comme « crime de viol », tandis que la même année, une autre cour affirmait qu’il « ne saurait être qualifié de viol », retenant « l’acte de barbarie ». Il faut dire que dans ce second cas, l’acte avait pour but une extorsion de fonds et pas la satisfaction sexuelle du criminel. Avant de qualifier un crime de sexuel, les juges prenaient donc en compte l’intention de l’auteur. Evidemment, si Dominique Strauss-Kahn doit réfuter l’accusation de tentative de viol, il aura du mal à faire croire qu’il voulait dérober à la femme de chambre les pourboires qu’elle avait peut-être dans sa poche.

Il n’en reste pas moins que si le viol est un acte difficile à définir, il est encore plus difficile de repérer où passe la frontière entre la « tentative » de viol et la brutalité du « dragueur » obsessionnel, « lourd », et qui « harcèle » les femmes, comme le reconnaissent même ceux qui prennent la défense de DSK. Je n’ai donc pas pu m’empêcher de me demander ce qu’aurait été ma réaction si je m’étais trouvée (avec quelques années en moins) dans la situation d’Ophelia, la femme de chambre qui dit avoir été agressée (je suis sûre que je ne suis pas la seule à avoir joué à ce jeu.) De deux choses, l’une : ou DSK me plaît, ou il ne me plaît pas. Je passe sur le cas où il me plaît… S’il ne me plaît pas, je le repousse en rigolant. En général, la plaisanterie désamorce le priapisme. J’imagine qu’une autre aurait hurlé, une autre, sportive, lui aurait balancé le gros vase en porcelaine sur le crâne, une autre encore, vénale, en aurait profité pour soutirer quelque argent à son riche agresseur. Puisqu’il est question de fellation, ou du moins « du contact du pénis avec la bouche » —pour reprendre les termes de l’acte d’accusation— une quatrième, méchante et hardie, l’aurait mordu là où ça fait très mal, etc. À condition bien sûr que l’homme en rut ne soit pas armé, il y a certainement autant de réactions possibles qu’il y a de femmes, de la plus timide à la plus audacieuse, et la gamme d’appréciation est infinie depuis celle qui pensera avoir eu affaire à un gros cochon brutal à qui elle voudra donner une leçon, ce qui donnera plus tard une histoire édifiante ou amusante à raconter, jusqu’à celle qui se pensera victime d’une tentative de viol et en sera traumatisée.

Ce que je trouve absolument déplorable, c’est que très souvent, l’entourage de celle qui souffre de cette agression, au lieu de l’aider en lui disant que son corps n’est pas irrémédiablement meurtri, qu’une giclée de sperme se lave sur le corps et aussi dans la tête, que s’il s’est emparé de son corps, son agresseur ne s’est pas emparé de sa personne qui n’est pas réductible à son corps, cet entourage dis-je prend un malin plaisir (un plaisir pervers ?) à l’enfoncer un peu plus dans le malheur. « Elle est complètement dévastée », déclare celui qui se présente comme le frère d’Ophelia. Et au lieu d’envisager la façon dont elle peut se reconstruire, beaucoup de ceux et celles qui s’expriment dans la presse, sous l’influence du féminisme vieux jeu, en rajoutent une couche : « ces femmes [victimes de viol] finissent par sombrer dans la dépression », et encore « Le viol est profondément destructeur et pèse comme une menace sur la liberté de toutes les femmes ». Que dira-t-on alors des femmes, et des hommes, de Deraa qui affrontent en ce moment la police syrienne ? J’ai lu qu’Ophelia, d’origine guinéenne, était une bonne musulmane. Cela ne devrait pas empêcher qu’on lui fasse découvrir Saint Augustin l’Africain. Ces quelques lignes, par exemple, à propos du viol : « Qu’il soit donc bien dit et entendu… tant que se maintient ferme et inchangée cette volonté [vertueuse], rien de ce qu’un autre peut faire du corps ou dans le corps, et qu’on ne peut éviter sans pécher soi-même, n’entraîne de faute pour qui le subit… Si [la chasteté] est un bien de l’esprit, elle ne saurait être perdue, le corps fut-il forcé.» (La Cité de Dieu, livre 1er)

Autant les débats politiques dans nos sociétés sont de plus en plus lassants, autant lorsque ce sont des affaires de mœurs qui surgissent en couverture de nos journaux, nous nous passionnons. Et nous avons raison. Ce sont elles qui révèlent l’humanité à elle-même. Exemples. La presse française s’est scandalisée que les télévisions américaines aient été là pour filmer, déchu, mal rasé et menotté, l’un des hommes les plus puissants de la planète. On rappelait chaque fois qu’en France, pays civilisé, une loi interdisait de publier des photographies d’un prévenu menotté. Et pour ce faire, on repassait en boucle sur les chaînes de télévision françaises et pour s’en repaître les images de celui qui est un des « éléphants » du parti socialiste, encadré par des flics aux carrures de gladiateurs, parce que, en revanche, la loi n’interdit pas de rediffuser des images prises à l’étranger… La France est un pays sophistiqué qui ne dédaigne pas les jeux du cirque tels qu’ils se conçoivent à l’ère de la diffusion de masse. Et voici qu’à la faveur de toute cette médiatisation, une jeune femme, Tristane Banon, se souvient qu’elle aussi avait été sexuellement agressée par Dominique Strauss-Kahn, il y a 9 ans. Sa maman, membre du Parti Socialiste, proche de François Hollande, autre leader socialiste, l’avait alors dissuadée de porter plainte. Mais après tout, puisque maintenant on en est au grand déballage, la jeune femme se demande tout à coup si elle aussi ne va pas engager un procès. Peut-être a-t-elle le sentiment que son corps a été sali par les attouchements de DSK. Ce qui est sûr, c’est que c’est son âme qu’elle-même salit maintenant.

Catherine Millet