Mondes européens

Observer la liberté : une règle libérale

« En triomphant à l’échelle planétaire, le néo-libéralisme n’a pas seulement retrouvé la brutale agressivité qui fut celle du capitalisme au XIXe siècle, il semble aussi en avoir épuisé ses effets positifs », doit soutenir tout penseur professionnel s’il veut obtenir le label qui le rendra audible sur France Inter, par exemple. Cette ritournelle antilibérale qui empoisonne plus que jamais le débat intellectuel a une généalogie que la trame de l’antihumanisme des années 60 a radicalisée. Cet antihumanisme plonge ses racines, à son tour, telle est mon hypothèse comme lecteur de Levinas, dans les écrits heideggériens d’après-guerre. Mais là où Heidegger, que Sartre rendit incontournable en France, en appelait à la cure d’amaigrissement d’un sujet occidental profondément embourgeoisé, l’antihumanisme exigera sa mortelle anorexie. En fait, et je tenterai de le montrer, le discours heideggérien est porteur, malgré lui, d’inconséquences que l’antihumanisme décidera de « surmonter » en les assumant jusqu’au bout.

Aussi, j’exposerai, dans un premier temps, le discours heideggérien sur la modernité et la manière dont celui-ci a pu desservir le terrorisme intellectuel, hérité de la propagande antifasciste des années 30 (dirigée par Moscou) et relayé par le postmodernisme dont la sophistication demeure la meilleure façon de briller dans les salons parisiens ou les milieux de la décomposition new-yorkaise. Dans un second temps, je démystifierai, avec Levinas, les déclamations antihumanistes, puisque, comme il tint en 1981 à le préciser dans ses entretiens avec Philippe Nemo, Levinas n’a jamais travaillé à liquider (ou persécuter) concrètement le sujet : « Seulement, dit-il, je tente de déduire la nécessité d’un social rationnel des exigences mêmes de l’intersubjectif tel que je le décris. »[1] A la lumière de ces analyses, dans un troisième temps, l’art du sophisme postmoderne n’en sera que plus patent.

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  Au sujet de la civilisation technique, le phénoménologue Jan Patočka (assassiné en 1977 par le communisme) écrit : « il est également vrai que cette civilisation rend possible quelque chose qu’aucune constellation humaine antérieure n’a pu réaliser : la vie sans violence et dans une très grande égalité des chances. Non que ce but ait été réellement atteint, mais le fait demeure que l’homme n’a jamais découvert la possibilité de combattre la misère extérieure sans posséder ou en se passant des moyens que cette civilisation lui propose. Non que la lutte contre la misère extérieure puisse être menée à bonne fin par les voies sociales et les moyens exclusifs que cette civilisation met à notre disposition. La lutte contre la misère extérieure est, elle aussi, une lutte intérieure. La possibilité principale qui émerge avec notre civilisation, c’est, pour la première fois dans l’histoire, la possibilité de transformer le règne du fortuit en règne de ceux qui comprennent ce dont il y va dans l’histoire. Ne pas comprendre cette chance, ne pas en profiter, serait une faute (non pas un malheur) tragique de la part des intellectuels. »[2] La civilisation moderne est donc le fait d’une intériorité qui rend possible la prise en main de son histoire. Cependant, en bon heideggérien, Patočka n’hésite pas à souligner l’ombre qu’il y aurait au tableau : en désacralisant le monde, en réduisant les questions à des problèmes techniques, la modernité, évacuant l’utopie, plonge l’individu dans un ennui aux proportions gigantesques. Or cet ennui, l’ennui de l’homme rivé à la quotidienneté, se changera en un retour du sacré sous la forme de l’enthousiasme (« transport divin ») de la lutte et sa vague de cruautés qui scanderont le XXe siècle.

Mais, la scorie ou le contraste heideggériens s’avèrent-t-ils ici nécessaires ? Au fond, que récolte-t-on de l’analyse heideggérienne de la technique ?

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1. Heidegger et le péril occidental

La question de la technique

La grande découverte de Heidegger aurait été de déceler l’essence métaphysique de la technique. La civilisation technique ne serait rien de moins que la forclusion de notre finitude où il y va de la question angoissée de l’existence.

Le drame commence avec la science, mère de la technique, qui s’empare de la pensée en la confondant avec la représentation. Je pense signifie désormais je me représente. Or ce que je me représente, je me le représente distinctement : la chose est mise en évidence par un regard qui la domine. Le savoir est le fait d’un sujet qui se pose comme sujet en tant qu’il dispose devant soi d’un objet. Autrement dit, par la représentation, l’être apparaît déterminable, il devient l’objet d’un calcul. L’ère de la technique qui utilise la science va alors révéler l’essence désastreuse du projet de l’humanisme moderne en se présentant comme ce qui se retourne contre l’homme lui-même. En effet : « L’essence du matérialisme ne consiste pas dans l’affirmation que tout n’est que matière, mais bien plutôt dans une détermination métaphysique, selon laquelle tout étant apparaît comme la matière d’un travail. »[3] Or l’homme n’échappe pas à sa condition d’étant : il est donc traité comme du matériel ; il devient objet de manipulation. C’est que la technique, dans sa radicalité, ne se préoccupe plus d’objet, mais d’interconnexions. A l’âge technique se tisse indéfiniment un réseau planétaire de relations instrumentales, où, parce qu’aucun objet n’est plus isolable, le sujet (qui est toujours sujet d’un objet) se dissout, se perd. La crise de l’humanisme est ainsi l’aboutissement de la modernité. L’homme de la technique n’est plus qu’une fonction (ou le fonctionnaire) d’un vaste réseau par lequel il sert à la promotion de la consommation généralisée. Aussi : « C’est parce que Marx, faisant l’expérience de l’aliénation, atteint à une dimension essentielle de l’histoire, que la conception marxiste de l’histoire est supérieure à toute autre chronologie. »[4]

Mais la conception marxiste en faisant de la technique le problème essentiel,  l’interprète encore comme une modalité du travail humain qui, sous le règne de la marchandise, est appropriation du travail et bouleverse les rapports socio-économiques. Pour la pensée heideggérienne, le marxisme reste de la sorte en chemin. Car, que l’homme soit pris pour une machine est, en vérité, conforme au destin de l’Être. « La technique est, dans son essence, un destin historico-ontologique de la vérité de l’Être… »[5] En somme, pour restituer toute l’ampleur de la catastrophe que représente la technique, le penseur doit enraciner son essence au niveau ontologique. La technique ne doit pas être simplement saisie dans sa valeur instrumentale : c’est elle-même qui commande à l’homme d’exister en tant que producteur et consommateur. La technique doit être pensée comme l’aboutissement de l’histoire de la métaphysique occidentale, laquelle se confond avec l’histoire de l’Être. La technique est ainsi la manière dont l’Être se destine à notre époque.

L’inconséquence heideggérienne

Cependant, Heidegger ne veut pas confondre destin et fatalité. Car, selon une logique toute romantique, ce qui sauve, grandit au milieu de ce qui perd. L’âge de la technique favoriserait un retour à l’Inutile, à ce qui ne peut faire l’objet d’un calcul ; plus l’être se retirerait de la pensée, plus elle serait convoquée par lui, dans appel de détresse. En l’occurrence, dans l’extrême péril de la froideur technique (fermée à tout ce qui n’est pas utile), l’Être en appelle plus que jamais à la sensibilité humaine saisie par le danger de l’insensibilité mécanique à son propre danger. Cependant, comme l’a montré notamment Michel Haar, la rhétorique heideggérienne ne résiste pas à l’analyse : « puisque c’est l’être qui se menace, qui se ‘‘donne’’ (begabt sich) à lui-même ce danger, est-ce un vrai danger ? Il n’y a de véritable danger que si l’être lui-même peut être menacé de disparaître. »[6] Mais l’Être ne pourrait disparaître en lui-même que si la pensée, chargée de le recueillir, disparaissait. Or, que Heidegger le veuille ou non, la pensée technico-pratique demeure, aussi pauvre soit-elle, une pensée.

Autrement dit, le danger paraissant, aux yeux de l’antilibéral, bien réel, il faudrait admettre avec lui que l’homme ne fait que poursuivre fatalement son destin autodestructeur, comme individu pris dans les filets d’une technocratisation répressive, récupérant d’ores et déjà toute tentative d’éveil à la conscience. Le mal occidental serait radical et se dévorerait lui-même. Les attentes de Derrida, par exemple, sont à cet égard explicites : le mal, de lui-même, se trahit : « L’avenir ne peut s’anticiper que dans la forme du danger absolu. Il est ce qui rompt absolument avec la normalité constituée et ne peut donc s’annoncer, se présenter, que sous l’espèce de la monstruosité. »[7]

Du gardiennage de l’Être à l’action culturelle

Il faut ici approfondir la manière heideggérienne de penser pour comprendre combien ses inconséquences[8] ont marqué l’esprit ou plutôt le manque d’esprit de nos élites.  La logique heideggérienne est celle de ce que l’on pourrait appeler « un structuralisme ».

Le monde, selon le modèle heideggérien, est un monde qui déjà nous parle. Ce que l’homme comprend et la manière dont il le comprend est déjà déterminé par ce qu’il comprend. « La parole qui concerne l’être d’une chose vient à nous à partir du langage, si toutefois nous faisons attention à l’être propre de celui-ci. Sans doute en attendant, à la fois effrénés et habiles, paroles, écrits, propos radiodiffusés mènent une danse folle autour de la terre. L’homme se comporte comme s’il était le créateur et le maître du langage, alors que c’est celui-ci qui le régente. »[9] L’homme n’est pas à la source de son expérience : l’expérience dont il fait l’épreuve s’inscrit d’ores et déjà dans une situation pourvue de sens, déjà structurée, s’inscrit dans une époque où les décisions essentielles sont d’ores et déjà tombées. L’homme n’est ici qu’un médiateur qui prend sur soi, dont la charge est d’exprimer un monde historiquement advenu. Ainsi, le sens, l’universel, l’intelligible ne peuvent être appréhendés qu’à l’intérieur même de l’horizon historique qu’ils structurent. Une idée abstraite est donc une idée vide… de sens. Chaque époque ou chaque culture apparaissent chacune comme le reflet de l’Être dont l’impossible représentation (dans le sens d’une idée claire et distincte) traduit son inépuisable énigme. L’homme authentique est l’homme de l’action culturelle, non pas celle que guiderait une pensée préalable interrogeant la culture ou le monde préexistants, mais l’action d’une pensée qui révèle la situation à laquelle elle appartient. Levinas résume : « Tout le pittoresque de l’histoire, toutes les cultures — ne sont plus des obstacles nous séparant de l’essentiel et de l’Intelligible, mais des voies qui nous y font accéder. Plus encore ! Ce sont les voies uniques, les seules possibles, irremplaçables et impliquées, par conséquent, dans l’intelligible lui-même. »[10]

Dans ce monde qui nous parle, ce n’est pas l’homme qui prend la parole, mais le langage qui se parle. Le langage n’y désigne pas d’abord quelque chose, il renvoie à toute l’épaisseur de son passé, un passé retiré dans l’absence, le non-dit. Le langage serait expression de l’oubli.  D’où pour l’homme de l’action culturelle, l’homme d’une pensée plongée dans un monde qui le déborde de toutes parts, l’extase d’un glissement perpétuel. Contre l’impérialisme de la raison s’enthousiasme la célébration du non-dit, de l’équivoque : l’homme authentique dit autre chose que ce qu’il dit, veut dire autre chose que ce qu’il veut dire, comprend autre chose que ce qu’il comprend… Culture mallarméenne de l’identité perdue, d’un sujet dérangé, culture de la folie, folie « artistique » bien sûr. La conscience est une mise en scène, la répétition d’un théâtre de la cruauté.

L’impensé heideggérien

Les termes de tout discours, autrement dit, ne sont pas d’eux-mêmes signifiants. Un terme « reçoit le don d’être entendu à partir d’un contexte auquel il se réfère. »[11] A travers la parole de celui qui parle se ramasse une diversité d’histoires qui, se rapportant les unes aux autres, s’éclairent mutuellement. Mais il n’en reste pas moins que — et c’est là où jaillit, de l’intérieur, un arrachement à la structure — si l’Être a besoin du poète pour se manifester dans un arrangement poétique où chaque terme se fait signe, alors, il convient de distinguer entre d’une part, la possible dispersion de l’Être dans l’obscurité (en l’absence d’un recueillement du sujet), et d’autre part, sa structuration intelligible (qui absorberait le sujet). L’Être n’advient donc pas à soi spontanément : une hésitation le travaille en permanence.

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2. Levinas et la raison calculante au service de l’autre homme

 

La propriété du sujet

Cette hésitation, ce décalage de l’Être par rapport à soi constitue la conscience ou l’intentionalité dont la modalité temporelle est le présent et dont le sens est de rompre avec l’obscurité. « La conscience est un mode d’être tel que le commencement en est l’essentiel. Commencer — ignorer ou suspendre l’épaisseur indéfinie du passé — c’est la merveille du présent. »[12] Cette merveille du présent, Levinas l’affirmera dès le départ contre la pesante destinée d’un sujet empêtré dans l’histoire, en rendant aux modernes ce qu’il leur appartient : « Toute la pensée philosophique et politique des temps modernes tend à placer l’esprit humain sur un plan supérieur au réel, creuse un abîme entre l’homme et le monde. Rendant impossible l’application des catégories du monde physique à la spiritualité de la raison, elle met le fond dernier de l’esprit en dehors du monde brutal et de l’histoire implacable de l’existence concrète. »[13] Par la lumière de la raison, le passé est retenu, par la représentation, tenu à distance.

La grande leçon de l’intentionalité, de la corrélation sujet-objet et son horizon de possibilités techniques, consiste en la découverte d’un désir tendu vers les choses dans une sincérité. Que toute conscience soit conscience de quelque chose signifie la droiture d’un mouvement personnel qui sait ce qu’il veut. « Exister, dans tout l’idéalisme occidental se rapporte à ce mouvement intentionnel d’un intérieur vers l’extérieur. L’être c’est ce qui est pensé, vu, agi, voulu, senti, l’objet. Aussi l’existence dans le monde a-t-elle toujours un centre ; elle n’est jamais anonyme. »[14] Être quelqu’un, c’est savoir ce que l’on veut et cela, nous dit Levinas, « mesure le réel et le concret de l’être humain. »[15] La sincérité d’un intérieur dirigé vers l’extérieur constitue la base d’une relation au monde qui n’a rien de l’extase par laquelle le désir envoûté se fond dans le désirable. La sincérité est la sobriété d’un travail dans un monde « profane et laïc »[16]. En effet, grâce à l’intentionalité, le sujet « conserve à l’égard de l’objet une distance »[17] telle que ce qui nous arrive ne nous tombe pas dessus, mais nous arrive comme une œuvre à accomplir. « Le sujet est le pouvoir du recul infini, le pouvoir de se trouver toujours derrière ce qui nous arrive. »[18] Le sujet de l’intentionalité prend à sa charge le monde où il vit, mais cette charge ne pèse pas comme un destin, elle est une « possession les mains libres »[19] : le monde est monde en tant qu’il nous attend. Dans cette attente a lieu la maîtrise d’une intériorité sur l’extérieur. « L’intention n’est pas seulement dirigée sur un objet, cet objet est à notre disposition. »[20]

Si la propriété est constitutive du monde, le fait qu’elle puisse se vendre et faire l’objet d’un autre usage que prévu ne met-elle pas en cause la maîtrise du sujet ? Sauf que, dans cette vente, le sujet touchera des droits d’« auteur », précisément. Les autres ont accès à l’œuvre que j’accomplis dans le monde parce que celle-ci a un sens, est perméable aux autres esprits qui peuvent ainsi y contribuer. Œuvrer, c’est bâtir quelque chose de solide, quelque chose qui prend forme, est saisissable par l’autre qui devient alors mon associé.

Les formes dans lesquelles s’accomplissent les relations sociales sont également celles de l’espace géométrique ou mathématique, tant décrié par les heideggériens qui ne voient dans la raison calculante qu’une monstrueuse exploitation. Mais la pensée mathématique a le pouvoir d’arracher l’homme à ses particularismes, à ses présupposés culturels et, en « apercevant l’homme abstrait dans les hommes », de proclamer « la valeur absolue de la personne »[21].  A l’encontre donc de l’espace de l’action culturelle où les individus sont d’eux-mêmes insignifiants, englobés dans un système, l’esprit de la raison calculante a pour vocation de dessiner un espace où chacun existe pour son compte, se signifie à partir de soi. Et cet espace n’engloutit  pas à son tour des termes isolés, fixés une fois pour toutes, puisque là où je peux prendre les choses à mon compte, là où je suis comptable de mes actions, c’est là où l’on peut compter sur moi… Le sujet concret lévinassien est une individualisation qui se tient entre anarchie et système. Anarchie qui défait l’étouffement du système, système ou ordre qui apaise, régule l’anarchie.

La dépersonnalisation du sujet sans propriété

L’homme de l’action culturelle croit, cependant, vivre au milieu d’un complot sans sujet. La déclamation de notre homme, Levinas nous la résume encore une fois : « Le promeneur solitaire qui flâne à la campagne avec la certitude de s’appartenir, ne serait, en fait, que le client d’une industrie hôtelière et touristique livré, à son insu, aux calculs, aux statistiques, aux planifications. »[22] J’ai parlé jusqu’ici d’« action » culturelle, il faut toutefois rectifier. Le culturel est une médaille honorifique dont l’une des deux faces n’est rien d’autre que l’ennui, l’ennui profond d’un homme halluciné, se sentant perdu dans un monde désertique parce que soi-disant inhabitable, inhabitable car habité par un capitalisme naturellement « sauvage » pour notre homme. Mais l’ennui est susceptible de se retourner en activisme : notre homme vit alors dans l’agitation à l’horizon indépassable de sa nouvelle idole : le multiculturalisme, fossoyeur de l’abstraction…

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3. L’homme de l’action culturelle ou l’esthétique destructrice

Je voudrais pour finir, illustrer la question des inconséquences de la pensée heideggérienne assumées par une soi-disant élite, avec quelques propos du derridien Bernard Stiegler (qui se défend d’être anticapitaliste[23]), actuellement directeur du département du développement culturel au Centre Georges-Pompidou.

En 2004, dans Le Monde diplomatique, il pense décrire le cauchemar d’un capitalisme qui, se faisant passer pour postindustriel, serait en fait « hyperindustriel ». L’article se rassemble sous le titre : « Le désir asphyxié, ou comment l’industrie culturelle détruit l’individu »[24]. Evoquant notamment à titre d’argument, la dénonciation par Adorno et Horkheimer du « mode de vie américain », il écrit : « Même si leur analyse reste insuffisante, ils comprennent que les industries culturelles forment un système avec les industries tout court, dont la fonction consiste à fabriquer des comportements de consommation en massifiant les modes de vie. Il s’agit d’assurer ainsi l’écoulement des produits sans cesse nouveaux engendrés par l’activité économique, et dont les consommateurs n’éprouvent pas spontanément le besoin. Ce qui entraîne un danger endémique de surproduction et donc de crise économique, qu’il n’est possible de combattre — sauf à remettre en cause l’ensemble du système — que par le développement de ce qui constitue, aux yeux d’Adorno et de Horkheimer, la barbarie même. » « La barbarie même » c’est-à-dire la logique totalitaire d’un système qui, pour écouler le surplus généré par sa production de masse, façonne de toutes pièces les besoins, et produit ainsi, via le marketing, des individus qui ne se manifestent que comme éléments du système, à travers un conformisme généralisé qui ne satisfait que la machinerie et génère du dégoût, une amertume qui monte et risque de faire payer cher son mal-être.

Cette manière de penser n’est pas neuve et séduit toujours. Pourtant, comme l’expliquent très bien Joseph Heath et Andrew Potter dans Révolte consommée, elle ne résiste pas du tout à l’analyse. « C’est une jolie théorie, que biens des gens intelligents ont trouvée convaincante. Il n’y a qu’un problème : elle est fondée sur un sophisme économique élémentaire. La surproduction généralisée n’existe pas et n’a jamais existé. […] L’ennui, avec la théorie de Marx, c’est qu’elle ne tient pas compte du fait qu’une économie de marché est essentiellement un système d’échange. Même si nous vendons des biens pour de l’argent, l’argent lui-même n’est pas consommé ; nous l’utilisons pour acheter d’autres biens à d’autres personnes. Ainsi, l’offre de biens constitue la demande d’autres biens. L’offre totale et la demande totale correspondent toujours à la même somme, tout simplement parce qu’elles sont une seule et même chose, envisagée de deux points de vue différents. Ainsi, même s’il peut y avoir un surplus d’un bien particulier par rapport à d’autres, il ne peut y avoir de surplus de biens en général. »[25] Trêve donc de cauchemar ! Mais ce genre de théorie antilibérale séduit parce qu’elle crée un dispositif qui fait croire au lecteur ou à l’auditeur qu’elle échappe au procès de sa falsification. Tout jugement à son encontre se rattacherait à une arrière-garde répressive. L’envers du relativisme est un absolutisme qui capture un lecteur sommé de ne pas critiquer…

L’analyse de Adorno et Horkheimer paraît toutefois insuffisante pour le postmoderniste, parce que, de manière générale, le marxisme s’imagine encore naïvement que toute situation a le pouvoir de se dépasser dialectiquement. Or, il ne s’agit pas de surmonter mais bien d’endurer à mort la monotonie du système, afin qu’advienne la mise à jour de son absurdité. Absorbé par son style crépusculaire, face au cauchemar hyperindustriel détruisant les individus dans une hypermassification dont le rapport au monde se réduirait mortellement à « une compulsion de répétition qui tend vers la banalité »[26], quel désir peut bien en effet formuler notre postmoderniste ? Celui de réveiller ce qui seul adviendrait comme désir : le désir de « l’exception », « exception [qui] est la règle, mais une règle qui n’est jamais formulable »[27]. L’épigone de Carl Schmitt en appelle donc à la lutte pour un état d’exception effectif qui permette de vaincre le « fascisme » ordinaire. Fascination pour la marginalité et l’indifférencié. Or, disons-le sans ambages, le désir de l’informulable en guise d’économie libidinale n’est rien d’autre que la volonté de faire disparaître le monde commun et de sa béance laisser sous-entendre une gigantesque et monstrueuse idiotie. Le terrorisme consiste ici à substituer aux catégories du monde (commun) le schème de l’art contemporain dont Levinas en 1947 dévoile l’essence : « L’intention est […] de présenter la réalité dans une fin du monde et en soi. »[28] « A un espace sans horizon, s’arrachent et se jettent sur nous des choses comme des morceaux qui s’imposent par eux-mêmes, des blocs, des cubes, des plans, des triangles, sans qu’il y ait transition des uns aux autres. Eléments nus, simples et absolus, boursouflures ou abcès de l’être. Dans cette chute sur nous, les objets affirment leur puissance d’objets matériels et atteignent comme au paroxysme de leur matérialité. »[29]

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Deux tours jumelles (signifiant sans doute pour l’homme de l’action culturelle la vacuité de la tautologie capitaliste) qui s’effondrent, provoquant un vent d’incertitude dans un monde saturé par l’efficacité, voilà donc « un sacré » spectacle pour le faussaire postmoderne qui ne manque pas d’y reconnaître le symbole d’un Occident qui s’effondre sur soi et se révèle producteur d’une situation incontrôlable, c’est-à-dire « complice » d’un terrorisme inattendu… Il suffit de lire ce qu’en disent Baudrillard ou Derrida, par exemple.

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C’est contre cette logique du pathos « qui inonde les recoins païens de l’âme occidentale »[30] et dont l’indécence fait bonne figure qu’il convient de ne pas oublier l’inquiétude libérale : parce que l’existence même pèse de tout son poids, nous n’en aurons jamais fini avec le mal, mais parce qu’il touche des individus qui comptent, nous serons toujours suffisamment responsables pour y remédier, là où il arrive…

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[1] Emmanuel LEVINAS, Ethique et infini, Paris, Fayard, 1982, p. 85

[2] Jan PATOČKA, Essais hérétiques, Paris, Verdier, 1981, p. 126.

[3] Martin HEIDEGGER, Lettre sur l’humanisme, Paris, Aubier-Montaigne, 1983, p. 103.

[4] Ibid.

[5] Ibid., p. 105.

[6] Michel HAAR, Heidegger et l’essence de l’homme, Grenoble, Jérôme Millon, 1990, p. 189.

[7] Jacques DERRIDA, De la grammatologie, Paris, Minuit, 1967, p. 14.

[8] « On peut […] se demander par quel esprit d’inconséquence l’anti-humanise peut encore réserver à l’homme la découverte du savoir vrai : le savoir ne passe-t-il pas, en fin de compte, par la conscience de soi ? » (E. LEVINAS, L’humanisme de l’autre homme, Paris, Le livre de Poche, 1996, p. 74.)

[9] M. HEIDEGGER, Essais et conférences, Paris, Gallimard, 1958, p. 172.

[10] E. LEVINAS, L’humanisme de…, p. 31.

[11] Ibid., p. 20.

[12] Ibid., p. 79.

[13] E. LEVINAS, Quelques réflexions sur la philosophie de l’hitlérisme, Paris, Rivages, 1997, p. 12.

[14] E. LEVINAS, De l’existence à l’existant, Paris, Vrin, 1990, p. 58.

[15] Ibid., p. 62.

[16] Ibid., p. 63.

[17] Ibid., p. 72.

[18] Ibid., p. 78.

[19] Ibid., p. 72.

[20] Ibid., p. 59.

[21] E. LEVINAS, L’humanisme de …, p. 59.

[22] E. LEVINAS, Difficile liberté, Paris, Albin Michel, 1995, p. 299.

[23] Stiegler a beau faire croire  que « sur un autre plan » le monde industriel libèrerait des possibilités vertueuses, le style d’écriture dont l’auteur dispose, — en contredisant systématiquement et soigneusement ce qu’il avance, non pas en vue d’une synthèse ultime, mais, dionysiaque oblige, de saouler son lecteur —, ne peut que ramener vers une esthétique du piratage.

[24] Bernard STIEGLER, « Le désir asphyxié, ou comment  l’industrie culturelle détruit l’individu », in Le Monde diplomatique, juin 2004.

[25] Joseph HEATH, Andrew POTTER, Révolte consommée, Paris, Naïve, 2005, p. 136 et 137.

[26] Bernard STIEGLER, Op. cit.

[27] Ibid.

[28] E. LEVINAS, De l’existence …, p. 90.

[29] Ibid., p. 91.

[30] E. LEVINAS, Difficile liberté, p. 300.