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Lettre à ma mère

Chère maman,

Essaye de lire tout d’un coup et songe que ce n’est pas facile pour moi non plus. Songe que tout cela s’est passé il y a plus de trente-cinq ans. Je te dirais ensuite quelles ont été les conséquences.

J’avais 15 ans et j’étais rebelle. Vous veniez d’ouvrir mon courrier et vous vous étiez rendu compte que mon petit ami avait pris du Lsd avec moi. Une terrible colère paternelle avait suivi, avec destruction collatérale de disques et de livres.

J’avais donc décidé d’aller faire un tour, l’ambiance à la maison était trop pesante. Je ne voulais pas voir mon petit ami, je lui en voulais de m’avoir envoyé une lettre aussi stupide. Je voulais juste aller faire un tour à Mantes-la-Jolie, voire à Bonnières. J’ai fait du stop sur la route nationale. Je n’ai pas attendu très longtemps. Une camionnette Citroën  jaune citron, pimpante et rigolote, s’est arrêtée. Le conducteur avait l’air sympa, avec ses cheveux noirs et bouclés. Mais je me rappelle avoir remarqué la longueur de ses bras et le fait que ses yeux étaient très rapprochés et que son front était bas. On dirait un singe, ai-je pensé. Aussi, je crus qu’il serait facile à contenir. J’étais déjà au courant des dangers inhérents à l’autostop. Dès qu’un conducteur glissait une main vers mes cuisses, j’avais pris l’habitude de jeter par la portière ouverte tout ce qui lui appartenait et quand la voiture ralentissait suffisamment, je sautai en marche. Les cours de judo m’aidaient. J’ai dit au conducteur de la camionnette jaune citron que j’allais à Mantes-la-Jolie. Il me répondit monte, avec un sourire et un fort accent portugais.

Pour ma surprise, il n’avança pas de main vers moi et ne me posa pas même une question. J’étais soulagée mais maussade, incertaine quant à mon futur proche, mes relations avec vous. A la hauteur de Limay, le portugais me demanda doucement si ça me gênait qu’il prenne un raccourci vers Mantes. Je grommelais une réponse indistincte et il s’engagea tranquillement dans le sous-bois. Je me perdis dans mes pensées. Nous roulions depuis un petit moment quand il s’arrêta dans une espèce de clairière, sur un bras mort de la Seine. Je l’ai regardé, un peu surprise. Un problème mécanique ? Mais je me rendis compte qu’il avait changé. Il s’était redressé sur son siège, sa stature s’était faite athlétique et ses petits yeux brillaient d’une lueur de braise, ses pupilles lui mangeaient le blanc de l’œil. Il a eu un rire bref qui ne ressemblait pas à ce qu’il m’avait laissé entrevoir. Puis il s’est appuyé presque nonchalamment sur le volant, me parlant d’une voix beaucoup plus affirmée.

–          On est à sept kilomètres de tout lieu habité. Tu comprends ce que ça veut dire, ma petite ?

Ce fut l’instant de ma vie où je suis passée directement de l’enfance à l’âge adulte. Dans les journaux on parlait régulièrement de ce violeur qui tuait ses victimes. Je compris que je ne le gagnerais pas à la course. Je compris qu’il fallait absolument que je contrôle la panique qui me gagnait. Le judo devint ma colonne vertébrale. Je compris que je devais apprendre de ses faiblesses et le seul défaut qu’il m’ait laissé voir avait été son accent portugais, je réussis même à supposer qu’il venait de la même région que ta bonne et sa fille qui était mon amie.  Oui, je compris dans l’instant tout ce que cela signifiait. Je répondis, sur le ton le plus détaché possible.

–          Et on est encore loin de Mantes-la-Jolie ?

Il parut surpris et, après réflexion, me proposa même de descendre de la voiture. En cet instant, je compris que ma peur participait à son excitation et que par conséquent, si je parvenais à me contrôler, j’avais une chance de pouvoir survivre. Je déclinais donc son offre, sous le prétexte que le sol était trop boueux pour mes chaussures.  Ça a aiguisé quelque chose en lui, il s’est penché sur moi en tentant de m’intimider et en me reprochant mes souliers de bourgeoise.

Il s’approcha de très près mais ne me toucha pas. Il se repositionna, boudeur, sur son volant. Il n’avait pas l’air content de mon manque de réaction. Il fallait absolument que je le dérange dans ses plans. Aussi je lui répondis, ratatinée sur mon siège, que mes chaussures étaient de simples Adidas mais que je n’étais pas habituée au froid et à l’humidité, étant arrivée depuis peu de l’Espagne.

Ce dernier mot le toucha et il me regarda de plus près, ma blondeur, mes yeux bleus, avant de lâcher, méprisant, que je devais connaître Malaga et la Costa del Sol. Je rassemblais mes souvenirs catalans en une carte postale personnelle qui incluait même Gaudi et lui servis. Mais il était encore plein d’une force obscure. Je préparais soigneusement ma fléchette empoisonnée. Je parlais encore de mes difficultés à m’adapter à la société française, du manque de chaleur humaine dans les relations sociales. Je sentis que j’avais touché un point douloureux : il ne répondait pas. Mais je n’insistais pas, je savais déjà que la douleur n’est jamais bonne conseillère. Alors je lâchai mon dard.

–          Heureusement que je me suis fait une amie, d’ailleurs j’allais la voir, elle se nomme Amelia et vient des montagnes de derrière Porto…

Sa réaction me fit comprendre mon erreur. Son poing était une massue, il l’asséna avec force contre le toit de sa voiture, à quelques centimètres de ma tête.

–          Alors, comme ça, petite salope, tu sais que je suis portugais ? Qu’est-ce que tu sais de plus sur moi, sale petite garce ?

Son énorme poing noir était en sang et ça ne semblait pas le déranger. Je ne pouvais pas paniquer si je voulais vivre. Mais je ne sais pas où je trouvais le courage de balbutier :

–          Ben… Pas grand.chose… Je sais pas grand-chose de vous…

Curieusement, il parut se calmer. Il me demanda de quel village était originaire mon amie. Je répondis, sans lui confier que sa mère faisait le ménage pour la mienne. J’enjolivais le plus légèrement possible notre amitié péninsulaire, sentant qu’il se détendait. Il me demanda si sa famille possédait des animaux et au hasard je répondis des cochons je crois. Il hocha la tête en silence. Un certain temps passa. Je savais que le risque n’était pas passé. Il fallait que j’attende un moment propice. Il restait silencieux et je ne savais pas ce que cela pouvait signifier. Reste là m’a-t-il ordonné soudainement. Il a ouvert la porte, est descendu et s’est planté debout face à la voiture, à quelques mètres. Puis il a commencé à dégrafer lentement son ceinturon.

Je me suis dit que l’exhibition n’allait pas tarder, comme un apéritif à des choses plus sérieuses. Dans les angles morts, je me suis mise à chercher désespérément une arme, quelque chose, un miroir cassé, un clou rouillé, quelque chose que je puisse lui planter dans l’œil. Je le surveillais tout en fouinant mais il était trop occupé avec lui-même. Son pantalon était tombé sur les chevilles. Il effectua un demi-tour, s’assit à croupetons m’offrant une vue imprenable sur son cul, qui éjectait le plus gros étron que j’ai jamais vu de ma vie. En cet instant, ma main sous le siège avait trouvé une boîte à outils et identifié un solide marteau et un pic aigu. J’avais assez pour me défendre. Il ne s’est pas essuyé, a remonté son pantalon et est revenu vers la voiture. Je n’avais plus peur. Il me fallait juste attendre le bon moment.

Que s’est-il passé ensuite ? Encore aujourd’hui, trente-cinq ans plus tard, je l’ignore. Il y a un trou noir dans mon existence. Pour toutes les fois où j’y ai songé, après cette dernière image, il n’y en a qu’une autre. Je suis dans le fossé le long de la route nationale qui se dirige vers Mantes-la-Jolie, à la hauteur d’Epône. Je pleure et me tord de douleur et d’angoisse. Une camionnette jaune s’éloigne sur la route.

Alors me vient une idée étrange. Je sais que lorsqu’on tombe de cheval, il faut immédiatement remonter en selle, quand bien même on s’est cassé un bras. Je comprends que je dois trouver un amant, un amour, si je ne veux pas rester traumatisée à vie. A Épône, justement, j’avais un autre petit ami. On se tenait par la main et il m’embrassait dans le cou. Je suis allée le voir, avec mes vêtements débraillés, et je lui ai tout raconté, tout ce dont je me souvenais. Je lui ai demandé de me faire l’amour. Il a été courageux et s’est exécuté avec délicatesse. Je n’étais déjà plus vierge. Mais c’était peut-être à cause de l’équitation.

Quelques semaines plus tard, l’évidence se fit : j’étais enceinte, et pas du petit ami qui avait pris ses précautions. Ce furent des semaines d’horreur, j’avais l’impression qu’une bête répugnante m’habitait, une bête ignoble qui ressemblait à l’homme à la camionnette jaune. J’ai pris des bains froids, j’ai utilisé les plantes, monté à cheval, fait du judo et la libération est venue. Des flots de sang me soulagèrent de cette torture. Je n’arrivai pas à vous parler.

J’étais déjà partie depuis longtemps quand les conséquences de toute cette horreur ont commencé à se manifester, sous forme d’infection utérine, car bien évidemment, on ne peut pas avorter comme ça sans en payer le prix. Tu acceptas que tes médecins me traitent et je fus opérée à la clinique des Lilas (je crois) où officiait l’homme qui m’avait mise au monde. Ce même homme, quelques jours plus tard m’asséna son diagnostic : à présent, j’étais stérile. Je ne sus que bien des années plus tard qu’il est stupide de considérer qu’une gamine de 16 ans puisse devenir stérile. Durant de longues années, je crus l’homme qui m’avait mise au monde et m’adonnais à toutes sortes de bizarreries sexuelles sans préservatif (puisque je ne pouvais pas avoir d’enfants).

Mon ventre restait plat. Je développais des goûts bizarres. Puis il y eut la coupure grecque et enfin la rencontre avec Michel Colucci. Je ne te l’avais jamais dit, mais on s’était vraiment trouvés, tous les deux. Mais je n’avais pas pu lui raconter. Notre vie devint époustouflante, plein d’argent, des voyages, la célébrité, un vrai tourbillon. Mais Michel et moi, en dépit de certaines disputes terribles, étions toujours amoureux. Les autres essayaient de nous séparer, mais nous étions tout le temps ensemble, avec nos hauts et nos bas spectaculaires. Puis un jour je me suis aperçue que j’étais enceinte. Et l’horreur est revenue au galop d’un cheval. Je m’obsédais autour de la chose qui grandissait dans mon ventre, je n’en dormais plus la nuit, je me persuadais que seul un monstre pouvait sortir de moi. Aussi je pris en secret un rendez-vous avec un petit gynéco pour avorter. J’expliquais à Michel que j’avais une histoire du passé à régler avec vous puis je me rendis dans la clinique anonyme, où l’on m’avorta dans la soirée.

Au matin, lorsque je me réveillais de l’anesthésie, Michel était à mon chevet. Le gynéco, qui m’avait reconnue, lui avait glissé un mot puis ouvert ma porte. Son regard était de glace. Il adorait les enfants.

–          Pourquoi t’as fait ça ?

Je ressentis toute la vacuité de la moindre explication. Je ne me voyais pas dans cet environnement sordide lui dévoiler quelque chose d’aussi énorme, que je lui avais caché durant ces années où nous vivions ensemble, quelque chose qui ressemblait trop à une mauvaise excuse. Je n’en avais pas parlé parce que je ne voulais pas passer pour une victime, parce qu’un viol dont on ne se rappelle pas, est-ce vraiment un viol ? Que peut-on dire quand on ne se rappelle de rien ? Je ne pouvais pas parler mais j’entendis les dents de Michel grincer.

–          Te casse pas, va… Je vois bien… T’es une bien trop chouette fille pour avoir un gosse avec un gros con amoureux comme moi…

Il m’a lancé un dernier regard, comme un éclat de verre brisé. Tout était fini entre nous. Une des choses que je regrette le plus de ma folle vie, c’est de n’avoir pu lui expliquer avant qu’il ne parte, emporté par ce camion, quelques mois plus tard. Je n’ai jamais pu avoir d’enfants finalement mais si par hasard un jour je gagnais un peu mieux ma vie, je crois que j’aimerai en adopter un.

Je t’embrasse, réponds-moi par écrit si tu veux.