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La mauvaise rencontre de Philippe Grimbert

« Il n’y a pas eu de filles dans cette histoire. Juste deux garçons et ça n’a pas été plus simple pour autant. Bien sûr, les années passant, une ou deux beautés y ont fait leur apparition, trois petits tours et puis s’en sont allées […] Il n’y a pas eu de rivalités imbéciles, c’est autre chose qui les a déchirés, quelque chose qui était là depuis le début, mais que personne ne pouvait encore imaginer », p. 11.

Dès le début, le ton est donné. Grave mais sincère, parce qu’il est question d’amitié. Ce que personne ne pouvait imaginer, c’est l’amitié fusionnelle qui va lier Loup, le narrateur et héros du roman, à Mando, son meilleur ami, un garçon farouche d’origine italienne. Et cette amitié va être sans bornes, les rendant excessifs, absolus et fous. C’est cette folie, provoquée par cette Amitié, qui naît de La mauvaise rencontre, le titre du roman. Plus précisément, cette « mauvaise rencontre » c’est celle de l’être cher, qui compte plus que tout au monde mais qui va s’éloigner un jour pour gagner sa liberté, pour vivre, tout simplement.

Pour bien suivre l’intrigue, prenons les choses dès le début. Deux enfants, Loup et Mando, grandissent ensemble au parc Monceau et plus tard au Père-Lachaise. Depuis l’âge de quatre ans, ils sont inséparables. Jeux, livres, promenades et premiers émois amoureux sont au centre de leurs découvertes communes : « Tout y était, conversations téléphoniques interminables, sorties hebdomadaires, découvertes enthousiastes, expériences amoureuses, séances spirites », p. 62. S’y ajoute ce goût de l’ésotérique qui semble fasciner les deux garçonnets durant leurs expéditions au cimetière du Père-Lachaise, devant la tombe d’Oscar Wilde.

Cependant, au fil des ans, les voies de Mando et Loup s’éloignent, le premier s’orientant vers le droit et l’économie, l’autre préférant la psychanalyse, suivant sans cesse les séances du professeur « Psychopompe », figure emblématique de Lacan. Rendez-vous manqués et nouveaux personnages dans la vie de Loup entraînent l’inévitable rupture. Mando, dépendant de cette amitié brisée, en devient victime et glisse dans un délire mystique : « N’est pas fou qui veut ! L’apparition des symptômes était souvent le fruit de ce qu’il a appelé la mauvaise rencontre », p. 155. à qui la faute ? se demande alors Loup qui demeure seul à répondre à la fin de cette histoire tragique. Rongé par les remords, il s’interroge sur les élans de tendresse et d’amour qui débordent des autres et la culpabilité qui en résulte : « Combien de fois t’ai-je abandonné ? Je me sens chanceler : ainsi, alors que nous étions encore enfants, une trahison de ma part t’avait déjà précipité dans la folie. Tenais-je donc une telle place dans ta vie ? », p. 184.

De quelle fragilité ces manifestations excessives sont-elles la manifestation ? Comment peut-on réagir ? Joue-t-on parfois malgré soi le rôle de bouclier contre la folie ? Ce qui rend le livre si touchant, c’est la sincérité du narrateur, comme s’il réglait ses comptes avec ses propres fantômes, mais sans détour, en les regardant bien en face. Car s’il n’avait pas trahi la confiance de son ami, celui-ci aurait peut-être pu échapper à la terrible fatalité de sa maladie :

« Qu’ai-je été pour Mando tout le temps qu’a duré notre amitié ? Une pensée me vient, que je repousse de toutes mes forces, un soupçon qui devient certitude : c’est notre rupture qui a fait passer Mando de l’autre côté », p. 156.

Philippe Grimbert trouve le moyen, par le biais de son écriture limpide de psychanalyste – chapitres courts et phrases lapidaires – et sa thématique, de questionner non seulement l’amitié mais aussi l’amour des autres, la mort. Nine, la nurse de Loup, qu’elle a mis au centre de son existence, occupe également un grand rôle dans le roman. Elle dont Loup était l’unique raison de vivre et à qui elle avait consacré tout son amour, a été délaissée par le narrateur, tombant alors dans le désespoir :

« Au fil des années, mon emploi du temps s’est rempli d’occupations et de plaisirs parmi lesquels mes visites à Nine tenaient de moins en moins de place. […] à la fin de sa vie, son cœur, blessé par mon insouciance, lui coupait le souffle et elle était régulièrement hospitalisée pour des crises d’angine de poitrine », p. 64.

La mauvaise rencontre est une réflexion sur la finitude et l’irrémédiable, sur notre incapacité à affronter la détresse, la mort et les remords qui en découlent.

Suite à la mort de Nina, Loup essaie de vivre et être présent pour Gaby, l’autre amie fantasque de sa mère, qui l’emmène dans ses virées nocturnes dans Paris. Il n’a pas fait ce qu’il aurait dû pour sa nourrice, il jure d’accorder tout son temps à Gaby, alors que celle-ci agonise, pour se faire pardonner son absence dans les derniers moments de Nina.

Loup, entouré ainsi par ces trois personnages – l’exigeant Mando, la tendre Nina et l’insouciante Gaby – connaîtra l’amitié, avec ses émois et deuils, mais ce n’est qu’à la fin du livre qu’il parlera des promesses non tenues tout en énonçant les paroles ci-dessous :

« Je n’ai pas fait ce que j’aurais dû, je nage au cœur d’un océan de manquements », p. 200.

Sur la jaquette jaune du livre, il est écrit « roman ». Vraiment ? L’ouvrage se présente tout autant comme un récit interrompu par le dialogue de deux amis à la façon de Nathalie Sarraute. Ces discussions aident à faire surgir quelques moments, quelques mouvements encore intacts, assez forts pour dégager l’amitié solide de deux hommes et le silence étrange de Mando qui, au bout du compte, se justifie par la folie.

Philippe Grimbert essaie d’être aussi sincère que possible, et son roman s’avère être une sorte d’introspection où il s’interroge sur les méandres de l’âme, l’amitié pure, enfantine, révélatrice des bonnes et de mauvaises rencontres.