Publications

“Ma vie rebelle”. L’autobiographie d’Ayaan Hirsi Ali

ayaan-hirsi-ali  Ayaan Hirsi Ali, Ma vie rebelle. Paris, Editions Nil, 2006. 519 p.

L’autobiographie d’Ayaan Hirsi Ali est divisée en deux parties. La première, intitulée Mon Enfance, est consacrée à sa vie jusqu’à ses 22 ans, s’étendant sur plusieurs contrées : en Somalie, en Arabie Saoudite, en Éthiopie et au Kenya. La seconde, Ma Liberté, raconte ses péripéties aux Pays Bas où, après avoir fait des études en sciences politiques, elle est devenue députée du parti VVD. À la suite de l’assassinat de Théo van Gogh, avec qui elle a fait le film Soumission, et de la menace de mort qui pèse sur elle, Hirsi Ali est devenue une figure high-profile, mondialement connue et très controversée.

La ligne de fracture entre les deux parties du livre est due à l’événement clé de sa vie, lors de l’année 1992, et tient à la décision de ne pas poursuivre un voyage jusqu’au Canada, où l’attendait l’homme que son père l’avait fait épouser. Elle demanda, par conséquent, asile aux Pays-Bas.

Cet acte de désobéissance déclenche moult changements successifs qui s’opèrent sur plusieurs plans. On remarque un passage d’Afrique en Europe, de la minorité à la maturité, de la sphère privée et familiale à la sphère publique et civique, de la soumission à la liberté et, selon ses propres mots, de la Foi à la Raison. La division du livre d’Hirsi Ali correspond à la fracture du monde en deux formes de vie, celle du Tiers-Monde et celle des pays développés. L’expérience de l’une et de l’autre permet à l’auteure de les comparer, de constater leur écart abyssal et de s’engager à comprendre les causes de la pauvreté matérielle, intellectuelle et sexuelle des populations qui, au-delà de leurs différences culturelles, partagent la religion musulmane. Sa thèse va à l’encontre de l’idéologie du multiculturalisme car, au lieu d’attribuer une cause externe aussi bien au sous-développement des pays où elle a vécu (colonialisme), qu’à la ségrégation des immigrants musulmans en Europe (racisme), elle lui attribue une cause interne : le noyau religieux des cultures somalienne et saoudite, voire de la kenyane marquée par l’expansion islamiste.

L’acte de désobéissance d’Ayaan consiste en une rupture des liens qui l’attachent à la famille et, par extension, au clan Osman Mahamud. Lorsque la mère, au moment du départ, lui demande de promettre qu’elle rejoindra son mari au Canada, Ayaan répond, encore une fois, « non ». Lorsque le clan, l’ayant repérée en Hollande, lui demande d’honorer le contrat matrimonial accordé entre le père et le mari, Ayaan répond, une nouvelle fois, « non ». Entre ces deux négations se situe l’acte le plus symbolique de son émancipation : au moment d’indiquer son nom de famille aux autorités hollandaises, elle remplace Magan, le nom du père, par Ali, le nom du grand-père. Elle espérait ainsi pouvoir échapper au clan. Bien plus tard, en 2006, l’affaire du mensonge sur le nom a été à l’origine de la perte de la citoyenneté hollandaise et du déménagement aux États-Unis. Mais au-delà de la signification immanente à la syntagmatique des événements, l’acte de changer de nom a une signification axiale : il est la signature qu’Ayaan appose à la rupture avec la culture de sa famille. En remplaçant le nom du père par celui du grand père, déjà mort, elle remplace le pouvoir du père, en tant qu’agent d’une tradition particulière à une culture, par la puissance d’une loi au-delà des normes du groupe auquel le sujet appartient. Cette loi symbolique, purement négative, sans substance ni contenu, représentée par le Père Mort, est universelle. Les philosophes des Lumières, qu’Ayaan prise tellement, l’appelaient la Raison.

Pour mieux cerner et appréhender les enjeux de cette scission, prenons le rapport entre le particulier et l’universel comme modèle pour approcher la désobéissance de la jeune Ayaan, ainsi que la différence entre la culture occidentale et les cultures de tradition religieuse.

Tel qu’ Hirsi Ali en décrit le fonctionnement, le système clanique somalien est un excellent exemple d’une société qui s’organise selon l’idéal d’un parfait emboîtement entre le particulier et l’universel. L’identité du sujet est déterminée par son appartenance au groupe, en l’occurrence au clan, qui est l’extension de la famille. Le lien social est extrêmement fort, permettant simultanément une solidarité du réseau clanique entre les différents sujets mais aussi une surveillance exacerbée, se transformant rapidement en oppression. Il s’agit d’une communauté organique où chaque être est à sa place et y joue un rôle déterminé. Le groupe s’organise selon un système de contraintes – normes, valeurs, pratiques, institutions – qui aliènent le sujet à sa place et à sa fonction sociale. La liberté individuelle, le Droit, la Citoyenneté y sont méconnus. L’identité culturelle fait l’identité subjective. D’ailleurs, on perçoit parfaitement la position de la jeune fille lorsque cette dernière emploie la métaphore de la ruche, déclarant ne pas vouloir être « (a faceless) unit in a vast beehive ». Ceci est doublement lourd pour les femmes, étant donné que leur appartenance au groupe est médiatisée par leur appartenance à un homme : père, mari, frère. Lorsqu’elle n’appartient pas à un homme, la femme est indéterminée, sans identité, non-reconnue ou reconnue comme prostituée, une souillure dont il faut se débarrasser. Si la grand-mère se soucie tellement de la mémorisation de leur généalogie, par Ayaan et sa sœur, c’est parce que celle-ci constitue leur carte d’identité dans la société somalienne. Sans doute le degré d’indétermination d’une femme seule et les stratégies que le groupe trouve pour s’en débarrasser ne sont-ils pas les mêmes en Somalie et en Arabie Saoudite. Mais la logique sous-jacente est, dans les deux cas, celle des communautés organiques avec leur détermination stricte des identités et des places au sein de l’opposition entre pureté et souillure.

Or, il s’avère que le mariage en est l’instrument essentiel. Il s’agit d’un contrat entre deux hommes, appartenant de préférence au même clan ou sous-clan, qui échangent une femme entre eux. L’enjeu du mariage est, comme dans toute société humaine, d’organiser la sexualité et la reproduction dans l’ordre symbolique. Cependant, dans les sociétés pré-modernes, l’ordre social se spécifie de s’auto-percevoir à l’image de la perception préscientifique de l’univers : l’ordre cosmique, le tout organique, assis sur la complémentarité soi-disant naturelle des principes masculin et féminin, du ciel et de la terre. Sur le plan social, ce modèle imaginaire prend la forme d’un rapport entre les genres dans lequel le corps féminin donne un substrat matériel à la valeur purement symbolique de l’honneur masculin. L’honneur, qui légitime la place que les hommes occupent dans l’ordre social, repose entièrement sur la pureté de la femme, vierge avant le mariage, chaste après. C’est sur le corps de la fille ou de la femme que l’on peut vérifier empiriquement ce qui n’existe qu’au niveau purement intelligible de la signification. L’honneur des hommes et la pureté des femmes se complémentent comme esprit et corps, forme et substance. C’est pourquoi la pureté féminine constitue une valeur prioritaire et une obsession collective. L’honneur masculin exige la garde soucieuse du corps des femmes, voire sa soustraction au regard des autres. Les femmes sont confinées à l’espace domestique et la sphère publique est réservée aux hommes. Encore une fois, cela ne se passe pas de la même manière en Afrique et en Arabie Saoudite. Les femmes somaliennes ne sont pas voilées, se déplacent à leur gré, travaillent et regardent les hommes en face. Elles ne sont pas battues. Mais la virginité est assurée par la mutilation génitale qui, elle aussi, peut être plus ou moins radicale. Dans le nord de la Somalie, on pratique le farooni, l’excision extrême qui ne laisse entre les jambes qu’une cicatrice. En Arabie Saoudite, où l’excision n’est pas une pratique généralisée, la surveillance des femmes se fait plus sévère, si bien qu’elles s’habillent de façon à être, quand elles sortent, non seulement soustraites à la vue, mais aussi empêchées de voir.

Bien qu’Hirsi Ali ne fasse qu’une brève allusion à Tariq Ramadan (cf. p. 273), ce qu’elle raconte et soutient dans son livre va à l’encontre de la prétendue modernité de l’idéologie de la complémentarité naturelle du masculin et du féminin et de la notion de féminité islamique. Le petit-fils du fondateur des Frères Musulmans présente la complémentarité naturelle du masculin et du féminin, comme la dimension fondamentale d’une modernité alternative à la modernité occidentale et au capitalisme. Dans le discours de Ramadan, les méfaits du capitalisme commencent par être de nature sociale mais deviennent imperceptiblement d’ordre métaphysique – c’est le matérialisme occidental, l’un des stéréotypes de ce que Buruma et Margalit ont appelé l’occidentalisme – et aboutissent à la morale sexuelle. On part de l’inégale distribution des richesses et on arrive à l’érotisme. On s’indigne du string, on revendique la ségrégation des genres dans les piscines et les plages, on méprise la mixité. Ce qu’il faut comprendre c’est qu’une modernité enracinée dans une idéologie qui remonte à l’imaginaire le plus archaïque n’en est pas une. L’idéologie de l’essence de la féminité et de la complémentarité naturelle des sexes, qui sépare les humains en deux catégories, occupant chacune sa plage ou sa piscine, sous prétexte que leur anatomie est différente, n’a pas les moyens de conceptualiser l’identité subjective en articulation avec la raison, la pensée et la parole. « Je pense, donc je suis » est un énoncé impossible dans sa grammaire épistémologique et c’est pourquoi elle ne conçoit pas la primauté de l’individu sur le groupe. Le port du voile est là pour le prouver. Porter le voile est présenté comme un choix individuel et libre. Le cas d’Ayaan pourrait même être pris en exemple car, du temps où elle habitait à Nairobi, elle avait pris la décision de porter le voile aussi librement que celle de s’en débarrasser. Elle désirait alors imiter Sœur Aziza, qu’elle admirait, plaire à sa mère, qui la battait régulièrement et être une bonne musulmane moderne. Mais en fait, la plupart des femmes musulmanes, au sein et en dehors de l’Europe, ne jouissent pas de la liberté de choisir, et la décision de porter le voile revient à la communauté qui l’impose, au moyen de la pression, de l’insulte et du harcèlement (la mère d’Ayaan à Aden, les filles dans les banlieues des villes européennes). Qu’il soit imposé ou non, le voile n’est ni un accessoire fashion, ni un symbole religieux du même type qu’une croix ou une étoile de David portées au cou ou aux lobes des oreilles. Cela s’explique par le fait que la croix et l’étoile de David peuvent être portées par tout le monde, hommes et femmes, que leur effet de ségrégation générique est nul et que leur signification d’appartenance confessionnelle le devient aussi. Ils ont la même fonction que le piercing, le tee-shirt ou les lunettes de soleil. Le voile, c’est bien autre chose. Voiler les filles, c’est les mettre à leur place, les faire appartenir, les enfermer dans l’immanence de l’identité culturelle. On voile une femme pour l’empêcher d’accéder au statut universel de sujet.

La désobéissance d’Ayaan et sa rupture avec la famille est l’acte qui négativise le lien positif, organique, déterministe, entre universel et particulier. Elle s’arrache à l’ontologie familiale. Il en résulte un décalage entre le sujet et la culture particulière à laquelle il appartient, un espace vide par lequel tout sujet échappe au déterminisme culturel. Cette marge de non-appartenance détotalise la culture originaire et déplace le sujet – opération indispensable à ce qu’il ne soit pas réduit à la condition d’alvéole et, dans le cas d’une femme, qu’elle ne soit pas confinée à la sphère privée et domestique de la ruche. Grâce à ce déplacement de l’identité, le sujet peut accéder à un plan au-delà du particulier culturel, soit à l’universel de la loi. L’universel dont il s’agit ici, ce n’est pas l’univers-cosmos des ontologies archaïques et traditionnelles, mais l’universel négatif, vide de contenu, dépouillé de substance. L’universel négatif a une double dimension. La première est son action négativisante sur l’être, qui lui enlève toute substance, en fait un cogito, un être de pure raison, un sujet. La seconde est le défaut que l’universel porte en lui-même : l’universel négatif est une structure trouée, une totalité manquée. Pour parler comme Lacan, on dira que la première dimension de l’universel négatif est celle du symbolique qui annule la chose dans le réel pour l’élever à la condition de signifiant. Cela s’écrit A, le mathème de l’Autre (la structure qua combinatoire signifiante); la seconde dimension, qui considère l’inconsistance du symbolique et sa déhiscence sur le réel, s’écrit grand A barré, l’Autre troué.

L’inflexion que la pensée de Lacan subit à partir de 1960, lorsqu’il déplace l’accent du symbolique vers le réel, fournit un modèle pour approcher les deux dimensions de l’universel négatif. La première dimension, A, est le lot de toute culture, puisqu’il s’agit d’une constante anthropologique qui dérive du langage. Mais la seconde dimension, l’Autre barré, est le trait fondamental qui spécifie les sociétés modernes. La définition de l’universel négatif en tant que totalité manquée a comme référence l’univers aplati et infini, issu de la révolution scientifique du XVIIème siècle. Cet univers, qui a rendu obsolète la conception préscientifique du cosmos substantiel, hiérarchique et clos, est la condition épistémologique de la possibilité des Droits de l’Homme et de la citoyenneté. Le sujet y est perçu dans sa singularité radicale comme ayant des droits inaliénables, indépendamment des contingences qui ont dicté son appartenance à une culture, une ethnie, une religion ou un genre. Ces Droits sont inconditionnels, au sens de Kant. Ils concernent un sujet déraciné, pris dans la seule condition, radicalement impersonnelle, d’être humain. Mais ils tiennent compte aussi de ce qu’il y a dans le sujet d’indéracinable, c’est-à-dire ce qui fait la qualité unique du sujet et constitue la singularité de son désir. Aussi, Jean-Gérard Lapacherie, appelle-t-il l’universel négatif, l’universel singulier : c’est parce que tout sujet est subsumé dans la catégorie purement logique d’être humain qu’il a le droit de jouir de ce qui relève de ce que Kant appelait les inclinations pathologiques et Lacan le fantasme : une perspective sur le monde, des opinions politiques, des croyances religieuses, une orientation sexuelle, des amours, des biens.

La première partie du livre raconte, donc, l’impact de la modernisation sur la société clanique somalienne et la société tribale kényane. Or, modernisation implique, avant tout, migration et installation de populations rurales ou nomades en milieu urbain. À Mogadishu, Ayaan, encore enfant, a témoigné de l’ineptie et du ressentiment des gens du désert (les Miyé) dans la ville, plus tard retrouvés chez les immigrants en Hollande. La modernisation était accélérée par le régime prosoviétique de Siad Barré. Ayaan a fait l’expérience d’une école et d’une éducation au service d’un régime qui voulait supprimer le système clanique pour le remplacer par la nation somalienne, entité abstraite dont le président était l’émanation personnelle. Les Somaliens étaient censés substituer leur loyauté au clan, par la loyauté au président et au régime communiste. À l’école, la petite Ayaan était prise entre une prohibition familiale et une norme étatique : forcée de chanter l’hymne national, elle se culpabilisait de trahir ses parents qui, étant des dissidents du régime, lui avaient formellement interdit de le faire.

Un tel régime est sans doute moderne en ce qu’il pose une loi au-dessus des traditions culturelles et religieuses. Avant d’être des Osman Mahamud ou des musulmans, les individus sont des citoyens. Mais la spécificité de la modernité communiste consiste à positiver l’universel : la raison perd sa nature abstraite, impersonnelle et irreprésentable et prend la tête du président ; le dispositif bureaucratique de l’état se substantifie dans le culte du président. Au lieu d’être une totalité manquée, l’universel devient une totalité tout court. Siad Barré incarne, c’est bien le cas de le dire, l’être de l’Autre non barré, l’Autre tout-puissant. Afwayne, son sobriquet, signifie ‘grande gueule’ et connote l’image de l’ogre. Une fois le trou rempli, il n’est pas question de qualité unique et singulière du sujet. La différence n’est pas tolérable, les dissidents sont persécutés et exécutés. La loi se fige en cause et c’est pourquoi dans les régimes totalitaires la politique est pratiquée comme une religion. L’homme nouveau est un sujet vide, mais ce vide a une consistance ontologique qui doit se vérifier quotidiennement à travers un processus ascétique : se dépouiller de toute croyance religieuse ou idéologique, s’arracher toute opinion et représentation, renoncer à tout bien. Radicalement désappropriés, hommes, femmes et choses appartiennent à l’état.

Le père et la mère d’Ayaan sont modernes de façon différente et leurs divergences se mesurent en référence à la société saoudite. La mère est une enthousiaste d’Arabie Saoudite, le pays du Prophète et de l’Islam pur. Quand elle était jeune et célibataire, dans les années cinquante, elle a vécu à Aden, où elle a travaillé comme femme de ménage pour une femme britannique. Elle a fait, alors, deux apprentissages parallèles : celui du confort moderne (fourchettes, chaises, baignoires) et celui des formes correctes de pratiquer l’Islam. Elle a notamment appris à prier selon les règles. Chez les nomades du désert somalien, les femmes étaient exclues de la prière. Vivre à Aden a été, pour elle, une expérience fondatrice : avec la forme de vie sédentaire, elle a accédé à une modernité matérielle (britannique) et à une modernité spirituelle (saoudite). Le droit de prier la rapprochait d’Allah et lui conférait un prestige méconnu en Somalie. Elle accédait ainsi à une condition supérieure que celle que le clan lui avait assignée. À ce prestige spirituel, s’ajoute le prestige des modernités matérielles qui procurent aux pratiques profanes un degré de propreté s’accordant parfaitement avec la pureté des pratiques religieuses. Plus tard, la mère d’Ayaan a vécu de nouveau en Arabie Saoudite, seule avec ses trois enfants. En dépit de toutes les humiliations subies, dues essentiellement à un mode de vie entièrement fondé sur l’observance rigoureuse des préceptes du Coran, son adhésion scrupuleuse à la pureté formelle de l’Islam n’a jamais défailli un tant soit peu.

Elle a rencontré le père d’Ayaan à Mogadishu dans une école pour adultes. Ce dernier avait étudié l’anthropologie à Columbia University et désirait faire de la Somalie, une Amérique en Afrique. Il était absent pendant de longues périodes, soit qu’il fût en prison ou en exil. Contrairement à sa femme, il détestait la société saoudite et sa façon de pratiquer l’Islam. Leurs divergences avaient des effets au niveau de l’éducation des enfants et se synthétisent dans la formule qu’Hirsi Magan répétait à sa femme : « ce n’est pas les règles, c’est l’esprit ». Pour Ayaan, en effet, la mère représentait l’Islam tyrannique alors que le père représentait l’Islam de la raison. Lorsqu’il rejoignait sa famille, les enfants pouvaient s’attendre à un apaisement dans l’inexorabilité des impératifs maternels. Même en 1991, lorsqu’en pleine guerre civile somalienne, Hirsi Magan substitue le modèle démocratique américain à celui de l’Islam, en tant que loi capable de surmonter les déchirures claniques, son interprétation du Coran esquisse de l’Islam les contours d’une religion d’amour, de paix et de tolérance, sans commune mesure avec la lecture fondamentaliste. Bien que son Islam politique, à lui, présente un visage humain, voire humaniste, Hirsi Magan n’a pas daigné écouter sa fille, qui lui disait qu’elle ne voulait pas de ce mari que lui-même avait choisi pour elle, et il n’a pas hésité à la traiter comme une mineure et à décider de sa sexualité et de sa vie. Elle n’a pourtant pas cédé sur son désir.

Plus tard, à Nairobi, dans les années quatre-vingt, et ensuite lors d’un séjour d’environ deux ans en Somalie, Ayaan a fait l’expérience de l’expansion de l’Islam moderne et du pouvoir de séduction du discours et de l’action sociale des Frères Musulmans. Ils prêchent une forme pure et rigoureuse de l’Islam, la Voie Étroite d’Allah (Tawheed), nettoyée des scories archaïques et païennes telles que les djinns ou les amulettes, condamnés comme blasphème. La stratégie de ce retour aux origines est la lecture du texte coranique à la lettre pour stabiliser la signification et, en contraste radical avec l’apprentissage par cœur, l’engagement personnel et actif dans l’assimilation du message divin. Le primat du texte sur la tradition, la mémoire et la glose évoque la réforme protestante. Bien que le protestantisme ait produit du puritanisme, il n’a sûrement pas produit une perception des femmes comme chose impure et dangereuse qu’il faut impérativement voiler et soigneusement contrôler pour garder l’ordre et la paix. D’autant plus que c’est dans les pays européens de tradition protestante que les femmes ont d’abord accédé au monde du travail et de la politique. Ces pays sont aussi les plus développés et les plus démocratiques. Si, comme Slavoj Zizek le dit, la réforme protestante de l’Islam est le wahhabisme, né en Arabie Saoudite, il y a plus de deux cents ans, alors il faut conclure que la réforme protestante de l’Islam a produit des effets politiques et sociaux fort différents de ceux produits par la réforme protestante du Christianisme.

Hirsi Ali a été accusée d’avoir une conception simpliste et réductrice de l’Islam. Toutefois, son autobiographie présente un riche éventail de courants et de styles islamiques différents, selon les pays, à l’intérieur d’un même pays, ou encore au sein de la même famille. Mais, ce faisant, elle met en relief ce que partagent l’islam traditionnel et l’islam moderne, l’islam ultraconservateur saoudite et l’islam révolutionnaire iranien, l’islam militant des Frères Musulmans et l’islam de l’infâme ma’alim, l’islam du père et celui de la mère : le préjugé misogyne poussé à l’extrême de la haine, de la peur et de l’ignorance. Certes, la misogynie n’est pas un exclusif des cultures à fonds islamique. L’équation idéologique qui pose les femmes comme souillure et menace sociale traverse temps et lieux et s’inscrit dans l’imaginaire pré-moderne de la complémentarité des catégories masculine et féminine qui se déploie en des couples d’opposés: esprit-matière, pur-impur, actif-passif. Loin d’assurer l’égalité des droits entre les hommes et les femmes, cet axiome soumet les femmes aux hommes, la réputation masculine exigeant la garde du corps féminin. Il détermine une morale sexuelle qui légitime les crimes d’honneur, la mutilation génitale, le voile et le mariage forcé. La question qu’il faut poser à propos de l’Islam, c’est de savoir pourquoi, contrairement aux autres monothéismes, le monothéisme islamique, en toutes ses formes, reste tellement attaché à un principe de nature empirique (la différence anatomique des sexes) qui se phénoménalise socialement comme discrimination réglementée en apartheid générique. Le consentement d’une fille au mariage n’est pas requis. Sa présence non plus : Ayaan n’a pas comparu à la cérémonie où son père et son mari ont signé le contrat matrimonial. Le mariage arrangé suppose qu’une femme n’a pas de désir. Dans la culture somalienne où l’amour égale le désir sexuel et où la chose sexuelle n’est pas verbalisable, la sexualité féminine se réduit à la grossesse et il n’est pas question de jouissance. Traditions nomades pré-islamiques qui persistent ? Pas sûr. L’Islam moderne, qui se place au-dessus des atavismes culturels et, par conséquent, parle de sexe, verbalise ce que la tradition passe sous silence et déclare catégoriquement que le désir sexuel féminin est impossible. Sœur Aziza apprenait à ses jeunes disciples que dans une société islamique il est impossible qu’un homme provoque une femme, les fantasmes et rêveries érotiques étant un exclusif masculin. Une fois, dans un débat de jeunes musulmans, à Nairobi, Ayaan osa soulever la question du désir sexuel féminin. Non seulement elle l’éprouvait, comme elle en avait trouvé le modèle dans des romans occidentaux de toute sorte et de toute qualité qu’elle avait lus. Ne faudrait-il pas voiler les hommes ? Les femmes ne désirent-elles pas, elles aussi, le corps des hommes ? Ne sont-elles pas également tentées par la vue de la peau des hommes ? Sont autant de questions qu’Ayaan posa et qui ont été objet d’une risée générale. Railler les questions, c’est rayer la sexualité féminine, non pas de la barre de l’interdit mais de celle de l’impossible. Ce n’est pas un refoulement mais une forclusion : la pulsion sexuelle n’est jamais advenue et n’existe pas chez les femmes. Une femme est un corps qui cause le désir des hommes, mais le corps féminin lui-même est insensible. La féminité islamique est, donc, synonyme de frigidité.

L’Islam moderne est un Islam politique. La Voie Étroite d’Allah exige de purger la croyance des idées occidentales qui la contaminent. Les Frères Musulmans prêchent le jihad contre ce qu’ils appellent la croisade de l’Occident, afin d’instaurer un gouvernement islamique global. Lorsque ce projet sera mis en place, la Maison de l’Islam sera achevée. Le monde sera alors un beau califat dans lequel tout marchera selon les règles. Les règles sont essentielles au projet utopique islamiste car elles contraignent les individus aux places qu’ils doivent occuper dans l’ordre social selon la volonté d’Allah. L’universel subsume le particulier. Il s’agit d’un projet totalitaire qui évoque le projet communiste. En effet il y a entre les deux totalitarismes, le religieux et le laïc, un rapport en chiasme : le communisme fait de la politique une religion, l’islamisme fait de la religion une politique. La position de Tariq Ramadan devient alors parfaitement logique : le socialisme islamique se trouve bien au centre du chiasme et réunit en une seule les deux alternatives à la modernité occidentale, la modernité islamique, ou islamiste, prenant le relais de la modernité marxiste-léniniste. La Religion, qui a fait un retour écrasant après la Chute du Mur, n’est-elle pas le refoulé du Communisme? À dire vrai, le projet de purifier la Croyance n’est pas nouveau. Staline voulait aussi préserver l’Idéal de la contagion des idées occidentales.

Dans Murder in Amsterdam, Ian Buruma postule une spécularité entre l’universel occidental et l’universel islamiste et dit qu’ils ne se distinguent que dans la mesure où l’un est radicalement religieux et l’autre radicalement séculier. Il suggère que les deux régimes de l’universel se ressemblent comme pile et face d’un même radicalisme. Mais est-ce là vraiment ce qui se passe ? Il y a en fait une différence majeure entre les deux universels. L’universel religieux n’est pas un universel négatif. Il se positivise (et se collectivise) en une substance religieuse. Entre une société séculière où tout un chacun a la liberté de professer la religion de son choix, à condition, bien évidemment, qu’elle ne porte pas atteinte aux droits humains, et une société religieuse où les athées n’existent pas, les apostats étant condamnés à mort et la liberté d’expression étant de l’ordre du blasphème, il n’y a point de commune mesure. La différence essentielle entre les deux universels réside dans le fait que l’universel occidental est une totalité manquée, tandis que l’universel islamiste se totalise et se réifie en cause. La loi est Allah, l’Autre tout-puissant. L’universel occidental est négatif dans la mesure où il me contraint à respecter le droit de l’autre à avoir une croyance ou une idée, mais non pas le contenu positif de sa croyance ou de son idée que j’ai le droit de critiquer, voire de caricaturer.

Dans l’univers-tout, le particulier est subsumé dans l’universel, si bien que celui-ci est l’extension légitimatrice de celui-là. Dans l’univers-pastout, la dialectique entre particulier et universel produit un écart qui empêche l’universel de prolonger le particulier. Il y a un décalage entre les deux, un champ radicalement indéterminé dans lequel le ‘manque-à-être’ du sujet est corrélatif du manque dans l’Autre. L’intersection des deux manques circonscrit le singulier, ce qui, du sujet, objecte à la mise en place et en catégorie. C’est finalement en ceci que consiste la liberté. Certes, comme Buruma le dit, tout un chacun a besoin d’appartenir, de s’identifier au groupe, de s’aliéner au désir de l’Autre. Mais tout individu a tout aussi besoin de ne pas appartenir, de se séparer, de se dé-placer, de ne pas être identique à soi-même. Ayaan l’a vite compris pendant son séjour de deux ans à Mogadishu, où le plaisir d’appartenir, d’être chez soi, a été vite étouffé par la pression du groupe (chacun se mêlant des affaires des autres).

Aux Pays Bas, Ayaan a continué d’assister à l’expansion islamiste et à son effet corrosif sur la forme de vie démocratique. Dans les communautés d’immigrants venus du monde musulman, la morale sexuelle garde son intransigeance anachronique. Le discours du retour aux origines culturelles et religieuses légitime l’orgueilleuse attitude de résistance à l’intégration. La revendication à vivre selon les critères et les valeurs de sa culture entre en route de collision avec les droits individuels et notamment les droits des femmes. Il y a de plus en plus de voiles. La violence antisémite et homophobe prend forme dans le pays le plus libre et le plus tolérant d’Europe. Des idées et des pratiques obscurantistes et intolérantes, éradiquées depuis longtemps, scandalisent la société hollandaise. Dans les cités, la loi est suspendue, ce qui autorise les pratiques obscènes et féroces des gangs. Ayaan repère alors un autre phénomène propre aux sociétés occidentales : le voile jeté sur cet état d’exception par l’idéologie multiculturaliste, avec son relativisme moral et le racisme stratégique. En effet, le multiculturalisme, en posant l’équivalence des cultures, promeut le communautarisme, c’est-à-dire le primat du groupe sur l’individu et légitime des valeurs et des pratiques contraires aux droits humains. Mais que sont les droits humains dans ce cadre idéologique ? Tel que le multiculturalisme le développe, le récit postmoderne établit qu’après la chute des métarécits d’émancipation universelle, notamment celui des Lumières, les Droits de l’Homme ont perdu leur universalité et sont devenus un jeu de langage entre autres jeux de langage multiples et hétérogènes. Les Droits de l’Homme ne sont plus alors la matrice nécessaire à la matérialisation de toute forme de vie possible, mais deviennent la marque d’une culture particulière et prétendre les élargir à d’autres cultures relève de l’ethnocentrisme impérialiste. Les Droits de l’Homme ne sont plus alors la matrice nécessaire à la matérialisation de toute forme de vie possible, mais deviennent la marque d’une culture particulière et prétendre les élargir à d’autres cultures relèverait de l’ethnocentrisme impérialiste. La vraie tolérance se trouverait alors dans la liberté de choisir entre piscines mixtes ou piscines séparées, serrer ou ne pas serrer la main à une femme, polygamie ou monogamie, scolariser ou ne pas scolariser ses enfants. C’est comme si l’universel négatif avait été remplacé par un vaste hypermarché de jeux de langage et de formes de vie, devenus biens de consommation. Mais ce prétendu pluralisme n’est que semblant de liberté, car ce qui émerge avec la délégitimation de l’universel négatif, c’est la légitimation de régimes qui ignorent la liberté individuelle. Il y a là une convergence entre la tolérance postmoderne et l’intolérance islamiste. Si les Lumières apparaissent comme une référence majeure du discours de femmes originaires du monde musulman, exilées comme Ayaan Hirsi Ali et Chahdortt Djavann, ou issues de l’immigration comme Fadela Amara, c’est parce qu’elles ont compris que l’universalité pastoute est la condition de la liberté individuelle.