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Chroniques martiennes (7)

Attirer

Après Madin, on m’envoya donc, toujours par oiseau transporteur, visiter le Nayug, la plus grande des colonies que l’empire a conservées. Contrairement aux autres, il ne s’agit pas d’une île mais de la portion d’un immense continent dénommé Améric. Beaucoup plus vaste que Madin, elle est cependant deux fois moins peuplée. S’il faut en croire les chiffres officiels…, car une partie considérable de la population n’apparaît pas dans les statistiques.

Les lecteurs de ces chroniques savent déjà que l’empire de Nicol 1er est gouverné selon des règles qui défient l’entendement des humains. Et pourtant les Rancis se vantent d’être le peuple le plus intelligent et le plus raisonnable de Mars ! (J’espère pour les autres habitants de cette planète qu’il n’en est rien – Je n’ai pas eu l’occasion de me pencher sur les écrits de ce Descart, auquel les Rancis attribuent l’invention de la raison, mais je ne crois pas devoir le regretter…) Pour en revenir aux méthodes de gouvernement des Rancis, nulle part, à ma connaissance, elles n’atteignent un tel degré d’aberration qu’au Nayug. Et la question démographique n’en est qu’un exemple, comme on le verra.

Il faut d’abord rappeler que, aussi mal gouvernée soit-elle,la Rancie demeure l’un des pays les plus riches de Mars. C’est, au demeurant, le seul motif qui attache les colonisés à l’empire, au Nayug comme à Madin et ailleurs. Mais le cas du Nayug est particulier parce qu’il se trouve immergé dans un continent très peuplé et très pauvre, et n’est séparé de ses voisins que par deux fleuves aisément franchissables sur des embarcations rudimentaires creusées dans des troncs d’arbre. La conséquence d’une telle géographie est aisément prévisible : un flot continu d’immigrés attirés par les richesses de l’empire.

N’étant pas citoyens de l’empire, et dépourvus de visa, les immigrés n’ont en principe aucun droit, sinon celui d’être reconduits à la frontière. Cependant vous avez déjà compris qu’en Rancie le droit est une chose et que la pratique en est une autre. Alors on fait quelques exemples, on arrête quelques clandestins, on les reconduit de l’autre côté du fleuve, mais la plupart d’entre eux ne seront jamais inquiétés. La police n’est guère motivée pour leur faire la chasse et les expulser, sachant d’expérience qu’ils reviendront aussitôt. La solution évidente, pour l’empire, serait de se débarrasser au plus vite de cette colonie ingérable. Elle n’est pourtant envisagée par personne.

Au Nayug coexistent donc deux populations. L’une formée de citoyens de l’empire et l’autre d’étrangers clandestins. On s’attendrait à rencontrer partout ces derniers, puisqu’ils sont dépourvus en principe de tout droit, implorant la charité. Il n’en est rien : ils n’ont pas besoin de tendre la main. Pour tout dire, je crois que les autorités de la colonie, loin d’œuvrer à débarrasser le territoire de ses étrangers, comme elles le prétendent, font tout pour les attirer. Les enfants sont inscrits (gratuitement) dans les écoles ; les malades sont soignés (gratuitement) ; les créatures femelles sont prises en charge lorsqu’elles sont sur le point de mettre au monde un bébé. Tout cela ne donne pas à manger aux étrangers, direz-vous : il leur faut encore gagner de quoi se nourrir !

Question judicieuse, que je n’ai pas manqué de poser moi-même. Les Rancis du Nayug que j’ai interrogés ont reconnu, pour la plupart, qu’ils employaient des étrangers, soit dans leurs boutiques ou leurs entreprises, soit comme domestiques. En outre, m’ont-ils expliqué, les étrangers se livrent à toutes sortes d’agissements illicites – vols innombrables, commerce des stupéfiants, voire crimes de sang – qui font du Nayug la contrée la plus insécure de l’empire.

Il m’apparut alors que la situation du marché du travail est plus complexe encore au Nayug qu’à Madin, puisqu’il y a trois, et non deux, sortes de travailleurs : 1) certains citoyens de l’empire participent au marché du travail légal : ils sont déclarés par leur patron, ce dernier paye des charges et eux-mêmes payent des impôts – en échange, ils bénéficient des protections réservées au travailleurs légaux ; 2) d’autres citoyens de l’empire, qui sont considérés officiellement comme chômeurs, reçoivent une allocation et un salaire exempté d’impôt et de charges puisque non déclaré ; 3) enfin les étrangers, qui ne sont déclarés nulle part, reçoivent un salaire dissimulé et sont donc eux aussi exemptés d’impôt. A tous ceux-là s’ajoutent toutes les créatures (en majorité étrangères d’après ce que j’en sais) qui ne se livrent à aucun travail, préférant vivre de rapine.

De retour en Rancie, j’apprendrai que les faux chômeurs et les travailleurs étrangers clandestins ne sont pas une spécificité coloniale et que la différence est uniquement dans les proportions : les colonies insulaires sont caractérisées par une forte proportion de faux chômeurs et le Nayug par une encore plus forte proportion d’étrangers clandestins. Quoi qu’il en soit, l’existence des travailleurs illégaux, qui font une concurrence déloyale aux travailleurs déclarés, ne me paraît pas normale. Je me la ferai expliquer à la première occasion.

Mais pour l’heure je suis au Nayug, vaste territoire, ainsi que je l’ai dit, presque totalement couvert d’arbres gigantesques. Les Rancis en sont très fier, sans que je puisse dire pourquoi, car ils ne les exploitent pas, ou fort peu. J’utilisai mon prestige de visiteur venu d’une autre planète pour solliciter une visite de cette forêt, présentée comme si extraordinaire. On me dissuada de vouloir y pénétrer, en raison des dangers qu’elle présente, à plus forte raison pour un extramartien comme moi, et l’on me proposa en échange de la contempler par la voie des airs. On me fit monter à cet effet non dans un oiseau de transport – car ceux-ci ne sont adaptés qu’aux longs trajets – mais dans une autre sorte d’appareil volant, semblable à un gros insecte. 

Rien de plus monotone que des arbres vus d’en haut. Je commençais à regretter d’avoir entrepris cette expédition, effectuée de surcroit dans un engin bruyant et encore plus inconfortable que les oiseaux mécaniques, lorsque mon attention fut attirée par des signes d’activité, dans une clairière, au cœur de la forêt. J’étais curieux de découvrir ce que cela signifiait et priai qu’on s’approchât davantage car il y avait là un petit nombre de Martiens qui accomplissaient un travail dont je ne percevais pas le sens ; ils n’étaient en tout cas pas des bûcherons. J’attendais des gestes de bienvenue de leur part. Au lieu de quoi je les vis détaler et se mettre à l’abri sous le couvert des arbres, abandonnant la construction rudimentaire autour de laquelle ils s’affairaient avant que nous n’apparûmes. Se pouvait-il qu’ils fussent effrayés par l’insecte volant ?

Comme il n’y avait plus rien à voir, notre appareil repartit vers Neyac, la ville principale, après avoir fait le tour de la clairière désertée. J’essayai de me faire expliquer ce que je venais de voir mais le vrombissement de l’insecte volant était trop fort pour permettre la moindre discussion. Ce n’est que lorsque nous nous fûmes posés que j’appris que les créatures qui s’étaient enfuies devant nous étaient des étrangers qui collectaient un minerai considéré comme le plus précieux sur Mars, le ro. Travaillaient-ils pour le compte de l’empire ? Non, ils travaillaient pour leur propre compte ; dès qu’ils avaient amassé une quantité suffisante de ce ro, ils s’empressaient de retraverser le fleuve et négociaient leur butin dans leur pays. Et l’empire laissait faire ? Non …, enfin oui !

Décidément, les Martiens étaient bons pour me proposer des énigmes. Mais je n’eus pas de mal à deviner, cette fois, ce que l’on voulait me faire entendre. Je me trouvais à nouveau devant une de ces contradictions, si fréquentes sur la planète sœur, entre les discours et les actes. On prétendait faire une chose (chasser les voleurs) et l’on faisait le contraire (en les laissant piller les réserves de ro).

En général, cependant, on trouve toujours un motif derrière ces contradictions. Par exemple, le discours permet de donner satisfaction à certaines créatures et les actes à d’autres créatures ; ainsi le pouvoir espère-t-il les contenter toutes. Or, ici, je fus incapable d’arriver à une explication satisfaisante. Je comprenais bien l’intérêt des pillards. Mais pas celui de l’empire, surtout qu’il pouvait se rendre aisément maître du jeu, selon moi, puisqu’il disposait au Nayug d’un fort contingent de soldats lourdement armés, lesquels viendraient facilement à bout de quelques bandits dépenaillés. Je me trompe peut-être, mais, pour moi, si des étrangers – armés, ainsi qu’on me l’apprit – pénètrent sur un territoire de l’empire pour le piller, cela s’apparente à une situation de guerre et justifie une réponse militaire. Je développais cette argumentation devant quelques Rancis. Aucun n’y fit objection. On m’informa d’ailleurs que l’empereur, lors de sa dernière visite au Nuyag, s’était exprimé à peu près dans les mêmes termes, mais qu’il ne s’était rien passé, depuis lors, sinon quelques rares opérations contre les pillards, couronnées de bien peu de succès puisqu’elles auraient rapporté, d’après la rumeur publique, moins de ro qu’elles n’en auraient coûté en carburant pour les insectes volants. Et pourtant, me disait-on, les chercheurs de ro en ramassent des quantités considérables. Il suffit, pour s’en rendre compte, d’observer l’animation qui règne à Opoc, la ville située de l’autre côté du fleuve frontière, et les quantités d’argent brassées par les négociants qui servent d’intermédiaires aux pillards.

Lorsque je demandai pourquoi ces quelques opérations militaires s’étaient avérées infructueuses, on me donna deux explications. Certains de mes interlocuteurs considéraient qu’on aurait dû autoriser l’armée impériale à faire vraiment la guerre aux étrangers, conformément aux déclarations de l’empereur lui-même. Au lieu de quoi, les soldats avaient eu pour instruction de se comporter en policiers, c’est-à-dire de considérer les pillards comme de simples voleurs, qu’ils devaient appréhender et conduire devant un juge. Or s’il est facile d’anéantir les pillards, il est presqu’impossible de les attraper vivants, avec la forêt toute proche où ils peuvent se dissimuler, eux et leur butin. Quant aux quelques-uns qui sont, malgré tout, appréhendés, les peines de prison qui leur sont appliquées sont trop bénignes pour les empêcher de recommencer, sans parler de dissuader qui que ce soit. D’autres Nayugs, enfin, étaient persuadés que les pillards étaient informés « par un employé du bureau du gouverneur » (on ne savait ou ne voulait m’indiquer lequel) lorsqu’une opération était prévue vers telle ou telle zone d’extraction, ce qui leur permettait de s’échapper avant l’arrivée des forces de l’ordre.

J’appris en outre que l’extraction du ro causait des dommages considérables à la forêt et aux cours d’eaux. Les précautions à prendre pour éviter ces nuisances étaient telles que les entreprises rancies éprouvaient des difficultés extrêmes à obtenir l’autorisation de produire. Ainsi, d’un côté, on entravait l’action des entreprises légales, celles qui auraient pris des précautions, quoique sans doute imparfaites. Tandis que d’un autre côté on laissait faire en toute impunité des entreprises illégales, qui ne se souciaient en aucune manière des dommages qu’elles provoquaient. Cela devenait de plus en plus absurde ! Je renonçais à creuser davantage cette question et fus content d’échapper à ce monde de fous lorsqu’on me mit dans un oiseau en partance pour Sipar, la capitale de l’empire.

(À suivre)