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art press : l’album des quarante ans, un tour de plus

« Et fallait-il qu’un luxe innocent
Allât finir la fureur de nos sens ? »
Supervielle (cité p. 251)

Le premier numéro de la revue art press (sans majuscules) est daté de décembre [1972]-janvier 1973. Le Centre Pompidou (Beaubourg) n’existe pas encore mais une exposition consacrée à l’art contemporain français a été organisée, à l’initiative du président, au Grand Palais en 1972. Les courants désormais emblématiques du second XXe siècle sont en train de se structurer : hyperréalisme, pop art, land art, arte povera, antiform, art corporel, art conceptuel (1)… À Paris, encore, le collectif Support-Surface est sorti des limbes. Toute cette effervescence artistique avait un besoin particulier d’être montrée mais aussi commentée, expliquée : art press est arrivée à point nommé et sa longévité atteste qu’il y avait non seulement un besoin à combler mais que la formule adoptée – qui fait appel à des écrivains et des philosophes à côté des spécialistes de la critique et qui accorde une place conséquente à la littérature – était celle du succès.

Depuis la publication de La Vie sexuelle de Catherine M. (2001), on ne présente plus Catherine Millet qui a créé la revue et la dirige toujours. À propos de son livre, on lira avec profit la critique de Chantal Thomas dans l’album publié à l’occasion des quarante ans de la revue (2). Saluant dans la forme « le pur discours de la langue du cul », elle opère un distinguo subtil entre permissivité et transgression, la première étant celle qui caractériserait l’attitude de Catherine M. à rebours de la seconde (p. 212). « Permissivité », « transgression », sont également deux mots qui peuvent servir à désigner l’art contemporain (AC). Mais au fil des pages de l’album – morceaux choisis dans les numéros de la revue – la sémantique s’enrichit, sans jamais parvenir cependant à une définition… définitive, probablement introuvable. Selon Joseph Kosuth, par exemple, «  si l’AC est un jeu, c’est celui d’en élaborer les règles et non de les suivre » (p. 102). Pour Catherine Millet, l’AC est essentiellement contre toutes les institutions (État, classe, croyance… et « contre sa propre espèce avant tout »). Surtout : « La conception de la culture comme gratification, délassement, plaisir nous paraît définitivement obscène » (p. 104). Mais il est rare que la revue prenne parti de manière aussi catégorique. L’usage est plutôt de laisser aux invités le soin d’exprimer leurs points de vue. Ainsi, pour Boltanski, toute l’histoire de l’art s’inscrit « contre la perfection, à laquelle ne pensent atteindre que les pires artistes académiques, elle est faite d’ingénieux bricolages, de bouleversantes trouvailles,… une revanche de la maladresse surla Création Divine » (p. 131). Jean-Yves Jouannais, quant à lui, voit d’abord dans la modernité un « grand rire fumiste » avec pour seul credo « que la vie infuse le domaine artistique » (p. 173-176). Au demeurant, selon Jacques Rancière, « il n’y a plus vraiment de propre de l’art », les installations n’étant rien de plus que « la disposition d’objets [fabriqués par d’autres] dans un espace » (p. 238).

Le flou de l’objet AC – de ses finalités, de ses formes et de ses moyens – rend très difficile de trier entre ce qui en fait partie et ce qui doit en être exclu. Au nom de quoi, en effet, ostraciser des créateurs comme Ben, Di Rosa ou Combas, par exemple ? Cela n’empêche pas de s’insurger, à l’occasion, contre « le mythe de la création libre, spontanée, absolue » (p. 137) et de publier dans le numéro 200 un débat sur « l’art entre perte de mémoire et plein d’État » (p. 165). À l’évidence, les artistes ne devraient pas être ignorants de l’histoire de l’art mais quid de ceux qui se saisissent de l’histoire tout court dans une volonté de pure provocation ? Il faut lire, à cet égard, les pages relatant le tourment qui saisit le monde parisien, en 1988, autour de Hamilton Finlay, cet artiste qui utilisait des croix gammées et faisait profession d’antisémitisme. Le mea culpa de Jacques Henric, autre cheville ouvrière d’art press, et plume des plus brillantes de mondesfrancophones, exprime un malaise qui dépasse cette affaire : « art press a sa part de responsabilité dans l’avènement de la bricole avant-gardiste. Un peu plus de sens critique et un peu plus d’exigence dans le choix des œuvres à défendre aurait peut-être évité la présente agitation » (p. 128). Permissivité ? Transgression ?

Les quarante années couvertes par l’album ont connu un véritable bouleversement idéologique. art press, revue intellectuelle et critique, a vécu dans sa chair cette transformation. La première décennie est très influencée par le marxisme et nombre de ses collaborateurs sont membres du parti communiste. Fort heureusement pour la vérité historique, la sélection d’articles rassemblée dans l’album donne à lire quelques témoignages de ces temps qui paraissent déjà si lointains. Par exemple, sous la plume de Marc Devade, peintre marxiste abstrait : « Seul le matérialisme dialectique permettra de théoriser la peinture sans positivisme, de ne prendre les effets pour les causes, de dialectiser sa fonction, d’en faire réellement une fonction théorique, une fonction transformatrice de la peinture, et, en fin de compte de l’économique et du social » (p. 45) !

La proximité entre art press et Tel Quel – qui s’est créée naturellement, via Jacques Henric – explique la présence répétée de Philippe Sollers dans l’album. Cela nous vaut quelques autres morceaux d’anthologie, comme celui où Sollers se laisse aller à éructer contre les participants au colloque Artaud/Bataille, colloque qu’il avait pourtant lui-même organisé (Cerisy, 1972) : « tout ce que la cuirasse humaine peut secréter de refoulement, de haine de la jouissance sexuelle, de fondamentalement flic et curé était là… Il fallait les voir ces représentants du chuchotement familial, courant d’un couloir à l’autre, d’une chambre à l’autre, pour sauvegarder leurs petits intérêts notariés… » (p. 26) !

Témoignage irremplaçable sur l’histoire de l’AC, sur les artistes et leur réception, au cours des quatre dernières décennies, art press – l’album, on le voit, procure une lecture agréable et enrichissante à plusieurs niveaux.

(1)   Avec, concernant le dernier, cette déclaration provocante de Joseph Kosuth : « Tout mon travail existe lorsqu’il est conçu, parce que l’exécution est étrangère à l’art » (art press – l’album, p. 32).

(2)   art press – l’album, sous la direction de Catherine Millet, éd. art press et La Martinière, Paris,  2012, 286 p. au format 34 x 24,5 cm, avec de très nombreuses illustrations. Voir également, à propos de cet album, l’article d’Alexandre Leupin : http://mondesfr.wpengine.com/blog/desirs-de-dissidences-desir-de-differences-artpress-lalbum-du-quarantieme-anniversaire/