Tribunes

Lettre à Michel Onfray à propos de l’existentialisme

Poursuivant son entreprise de déboulonnage des idoles, Michel Onfray a choisi cette année, dans ses conférences à l’Université populaire de Caen (diffusées au mois d’août sur France-Culture), de s’attaquer au couple Sartre-Beauvoir. S’il peut être salutaire de démolir les mythes qui entourent ces deux personnages célèbres, la critique de l’existentialisme mérite d’être fondée sur des arguments plus convaincants que ceux développés dans ces conférences. D’où cette lettre demeurée jusqu’ici sans réponse.

Monsieur,

J’écoute aussi souvent que possible la retransmission de vos conférences sur France Culture. J’apprécie autant votre goût de la polémique que la clarté de vos exposés. J’ai trouvé réjouissante votre démolition du couple sacré Sartre-Beauvoir ou tout au moins de leurs personnalités plutôt contestables en effet.

Quant à votre critique de la morale existentialiste (diffusée lundi 20 août), je suis moins enthousiaste. Vous semblez, pour commencer, critiquer le refus de tout déterminisme chez le couple existentialiste. En admettant que ce soit bien ce qu’ils ont professé, la question n’est pas celle-là. L’existentialisme a l’immense mérite d’enseigner que, quelles que soient les contraintes que nous subissons, il reste toujours une petite marge de liberté. Même si je suis né dans un milieu très défavorisé, même si je n’ai pas une intelligence supérieure, j’ai une chance – certes plus faible que pour les plus favorisés – de m’en sortir à force de volonté. En d’autres termes – comme vous l’avez résumé vous-même non sans ironie dans votre conférence suivante – les déterminismes ne sont pas absolument déterminants. Vraie ou fausse, cette thèse a le mérite de pousser à l’action plutôt qu’à la passivité. En ce sens je suis prêt à la faire mienne.

J’ai entendu votre critique : l’idéologie libérale qui se cache derrière tout cela. Je vous l’accorde. Mais le libéralisme regroupe des penseurs très divers et il ne suffit pas de sortir les mots « libéralisme » ou « idéologie du marché » pour disqualifier une thèse. On peut tout à fait adhérer à l’existentialisme tel que je viens de le résumer et prôner des politiques – concrètes, sérieuses, coûteuses pour les plus favorisés – en faveur de l’égalité des chances. N’êtes-vous pas d’ailleurs peu ou prou libertaire, donc un tant soit peu libéral vous-même ?

J’ai encore du mal à vous suivre lorsque vous récusez le recours à la violence : l’emprisonnement du criminel dangereux, l’assassinat du despote ne sont-ils pas des violences tout ce qu’il y a de plus légitime ? Je reconnais volontiers qu’il est difficile de fixer la limite entre ce qui est légitime et ce qui ne l’est pas. Mais le spectre est sans doute assez large. L’esclave n’a-t-il pas le droit d’user de la violence pour se libérer de ses chaînes ? Certes le Christ et surtout ses apôtres (Saint-Paul le premier) ont prétendu le contraire, mais que penser d’une morale qui professe la résignation ? À vous entendre on se demande parfois si ce n’est pas celle que vous préférez. Quoi qu’il en soit, si l’on admet que l’esclave soit en droit de se révolter – violemment – contre son maître, pourquoi le prolétaire ne pourrait-il pas en faire autant ? Parce que, direz-vous, la violence conduit à la dictature et que le prolétaire sera finalement floué, échangeant un despotisme contre un autre. Je vous répondrai : p’t’êt’ ben qu’oui, p’t’êt’ qu’non. La Révolution française a certes accouché de la terreur dans un premier temps mais serions-nous aujourd’hui en démocratie sans la Révolution ? P’t’êt’ ben qu’oui, p’t’êt’ qu’non.

Enfin – je m’en tiens à ce que j’ai retenu de votre conférence de lundi – vous en voulez beaucoup à S. de Beauvoir d’avoir écrit que l’on avait le droit de traiter certains hommes comme moyens. Ce n’est peut-être pas kantien, en effet, mais je remarquerai d’une part que dans la plupart de nos rapports avec les autres nous les traitons comme moyens. Le fameux passage d’Adam Smith (ce n’est pas de la bienveillance du boucher que nous attendons qu’il nous vende de la bonne viande) signifie bien en effet que le boucher n’est pour moi qu’un moyen d’obtenir une pitance convenable, de même que je ne suis pour lui qu’un moyen de gagner son revenu. Tout cela qui s’impose presque comme une évidence est peut-être regrettable. En tout cas je suis prêt à reconnaître qu’on peut imaginer – comme vous le faites, je crois – fonder autrement les rapports sociaux. Que ce soit praticable sur une grande échelle est une autre question sur la quelle je ne me prononcerai pas.

D’autre part : Le maître qui traite l’esclave comme un simple « outil animé » ne voit dans son esclave qu’un moyen ; mais de même l’esclave révolté ne voit-il dans le maître qu’un obstacle à sa liberté : un moyen négatif que l’on peut renverser comme on renverserait n’importe quelle barrière. Or on s’accorde généralement à reconnaître que la révolte – y compris par la violence – de l’esclave est légitime, n’est-ce pas ? Et que pensez-vous des résistants, des fellaghas, des fedayin qui font sauter des bombes au milieu de gens plutôt « innocents » (troufions allemands enrôlés de force dans la Wehrmacht, clients d’un bistro algérois, passagers d’un bus israélien) ? Pour ces terroristes leurs victimes ne sont que des moyens : moyen de terroriser l’ennemi ou, au moins, de témoigner à la face du monde de leur révolte, de leur désespoir. Condamnez-vous aussi cela ? Répondrez-vous comme votre ami Camus ? Faut-il se résigner plutôt que résister jusqu’au meurtre ? Qui est le plus humain dans de tels cas, celui qui tue ou celui qui refuse toute violence ? Enfin : sommes-nous habilités à parler au nom de ces désespérés ? N’est-il pas plus sage de les laisser choisir eux-mêmes leur façon de résister ?

À propos de Camus, pour finir vraiment ce courrier déjà trop long, vous avez rapidement évoqué l’idée d’une fédération algérienne comme étant – selon lui et selon vous – la meilleure solution du conflit. Je vois bien pourquoi l’idée séduisait Camus mais franchement, dans un pays comme l’Algérie, marqué par un solide racisme et une aussi grande différence de condition entre les communautés, je ne vois pas comment une telle fédération aurait été possible.

Dans l’attente,

Salutations distinguées,

Michel Herland (août 2012).