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Une abstraction francophone ?

Deux traits fondamentaux dessinent l’espace francophone contemporain : cet espace est homogène mais hétéroclite (une même communauté linguistique est fragmentée en une pluralité de possibilités d’expressions), et cet espace renvoie à une multitude de circulations qui s’opèrent entre des sphères régionales ou nationales initialement cloisonnées. En somme, les aspérités qui composent l’espace littéraire francophone sont ouvertes les unes aux autres et communiquent entre elles, transgressant sans cesse les frontières. Par ailleurs, pour comprendre cet espace, il n’est pas possible de faire table rase et d’ignorer ou de négliger les expériences passées, sans pour autant en faire les seuls facteurs déterminants de sa modernité. Partant de ces constats, l’idée de la francophonie littéraire paraît alors être celle d’une entité visible, mais dont aucun objet matériel ne pourrait pourtant rendre compte de l’existence – la littérature, en tant qu’objet imaginaire, peut en apporter le témoignage. Des rencontres et des échanges s’effectuent, des frontières se font et se défont, mais ces mutations ne s’opèrent principalement qu’au sein des espaces imaginaires et immatériels qui nourrissent la francophonie. Il en résulte une interrogation : comment penser en un même lieu l’ensemble des phénomènes qui ont contribué à façonner et qui façonnent encore aujourd’hui les littératures francophones ? Comment rendre compte à la fois de son aspect global et de ses aspérités ? Comment rendre compte à la fois des expériences passées et présentes de chacune des aires francophones ? Et encore, comment rendre compte du mouvement global des circulations qui s’y opèrent sans pour autant négliger les singularités séminales qu’elles véhiculent ?

Donnant suite à ses réflexions sur les poétiques contemporaines, Édouard Glissant, dans son Esthétique I (Une nouvelle région du monde), suggère de considérer la totalité de ces traits, traces et mouvements en un « chaos-opéra » par lequel se répand « la mousse des voix » (1) et qui « perpétue la concordance du passé en ce présent » (2). Le « chaos-opéra », image d’un « chaos-monde », reprend l’idée d’un concert global auquel participe de manière autonome une diversité de voix. Et, alors que le terme « opéra » permet de renvoyer à un ordre, une organisation phonique, le terme « chaos » qui le précède, antinomique, permet de préciser l’aspect pourtant morcelé et disséminé de cette ordonnance désordonnée : « S’enfoncer alors aux chaos des signes, avant de se retrouver lentement à la clarté ou à la densité d’un sens » (3). L’ « opéra » figure une norme, le « chaos » un écart ; et la synthèse des deux termes produit une entité abstraite, faite tout à la fois d’ordre et de désordre. Cette abstraction n’est pas une épuration ou un dépouillement de la réalité, mais à l’inverse, elle en est la révélation dans ses colorations, ses formes et ses mouvements les plus variés et les plus complexes.
Introduisant son ouvrage sur l’art abstrait, Georges Roque reprend l’anecdote suivante de la dite découverte de l’abstraction par Kandinsky :
L’avènement de l’art abstrait est incontestablement l’un des bouleversements majeurs qu’ait connus l’art occidental au XXe siècle. Point n’est besoin de recul de près d’un siècle dont nous disposons aujourd’hui pour se livrer à ce constat. Pourtant, en dépit de l’abondante littérature disponible sur ce sujet, nombre de questions qu’il soulève demeurent sans réponse. Il existe certes de nombreuses histoires de l’art abstrait qui racontent à satiété la même anecdote de la découverte par Kandinsky du fait que « l’objet nuisait » à ses œuvres, lorsqu’il tomba soudain en arrêt dans son atelier devant « un tableau d’une beauté indescriptible » sur lequel il ne voyait « que des formes et des couleurs et dont le sujet était incompréhensible » et qui s’avéra être une de ses propres toiles appuyée au mur sur le côté. (4)

Nul besoin ici de revenir sur l’authenticité de cette découverte. En revanche, il est intéressant de constater qu’un simple changement de perspective, de point de vue, a permis à Kandinsky d’apprécier la « beauté indescriptible » de sa propre toile, car perçue autrement. Au travers de cet exemple, nous suggérons de proposer une autre manière de voir, de percevoir la francophonie ; de proposer une orientation autre du regard sur la vaste toile aux champs multiples des francophonies littéraires. Cet espace pourrait alors être appréhendé à la manière d’une toile qui, selon son emplacement, selon le point de vue du lecteur, pourrait être perçue de différentes manières. Et le sujet, dans sa globalité, en serait effectivement « incompréhensible », car il peut donner corps à autant de formes qu’il y a de singularités, qu’il y de mémoires, de cultures, de langues et d’imaginaires rencontrés, qu’il y a de modalités et de possibilités d’expressions, échangées et/ou mélangées. Qu’il y a, encore, de mouvements et de circulations entre chacune de ses parties.
Il existe donc un ensemble général, vaste, qui se scinde en une multitude de possibilités aussi variées qu’il y a de vies, d’expressions et de points de croisement. Mais selon la distance qui sépare l’œil de la toile, la perception ne sera pas la même : une distance longue permet de voir dans sa totalité l’ensemble francophone et permet ainsi de distinguer, en arrière-plan, l’histoire et les « expériences discordantes » (5) qui ont érodé cet espace. Et sur ce fond empirique, viennent s’ajouter et se mélanger les couleurs nouvelles apparues au fil des rencontres et des échanges. En revanche, si la distance est moindre, il devient possible de voir au plus près les nuances et les croisements qui font que chacune des teintes vient colorer et ainsi changer, toujours de manières différentes et particulières, les espaces qui l’entourent. Également, par le jeu des empâtements successifs et des mélanges de couleurs, apparaissent les clairs-obscurs qui contribuent encore à nuancer, plus ou moins, les particularités de chacun.
Écrire dans l’espace francophone, c’est par conséquent contribuer à la fragmentation et à la diversification d’un ensemble préexistant ; c’est contribuer, par la somme des écritures toujours particulières, à la création d’un vaste ensemble imaginaire, hétéroclite et cohérent, qui trouve ses racines dans un monde réel, celui des frontières nationales, des histoires et des géographies. Et les circulations qui s’opèrent entre chacune des teintes, sur le vaste champ de la toile, devient alors la condition même de la possibilité d’assemblage de ces particularités en un même espace imaginaire, celui des abstractions francophones. Abstractions car, ici, se juxtaposent et s’entrelacent des formes diverses et variées dont les aspérités, les plis et les creux, posés sur la toile de fond des expériences discordantes antérieures permettent la réalisation simultanée de la cohérence et de l’hétéroclisme de la francophonie.
Dès lors, il devient possible de penser l’Un sans le disjoindre de l’Autre, de confondre des espaces nécessairement interdépendants, « tendant vers un point d’indiscernabilité (et non pas de confusion) » (6). Dans cette perspective, imaginaire et réel francophones tendent effectivement vers un point d’indiscernabilité où la rencontre de multiples expériences (culturelles, imaginaires, artistiques, etc. et historiques, géographiques, etc.) viennent former un seul et même espace… et non pas, inversement, une multitude d’espaces ayant pour seul dénominateur commun la langue et qui ne pourraient alors être pensés que séparément. De ce fait, comme l’affirme encore Édouard Glissant, il est possible de lire un mouvement d’ensemble qui permet, pourtant, en portant attention aux ondulations de la surface striée, de prendre en compte les formes les plus particulières :
La circulation et l’action de la poésie ne conjecturent plus un peuple donné, mais le devenir de la planète Terre. C’est là encore un lieu commun, qu’il vaut de répéter. Ce mouvement, ici repéré dans les littératures françaises, nous devons savoir, nous savons, que pour toutes les autres, à partir d’une perspective à chaque fois différente, il opère. Toutes les expressions des humanités s’ouvrent à la complexité fluctuante du monde. La pensée poétique y préserve le particulier, puisque c’est la totalité des particuliers réellement saufs qui garantit seule l’énergie du Divers. Mais, un particulier, à chaque fois, qui se met en Relation de manière tout intransitive, c’est-à-dire avec la totalité enfin réalisée des particuliers possibles. (7)

« L’énergie du Divers », comme « pour toutes les autres [littératures et expériences artistiques] », est celle des littératures francophones : énergie fluctuante et mouvante de la circulation par laquelle s’opèrent les rencontrent et les échanges. L’espace d’écritures diverses mais indiscernables s’ouvre alors naturellement en un singulier pluriel, celui d’une francophonie littéraire multiple, celui du Divers francophone (8).

Peintes en couches successives, sur la toile de fond du colonialisme puis des mouvements post-coloniaux, se sont appliquées les premières couleurs de la francophonie littéraire. D’abord celles de la Négritude, puis, au fil du temps, sont venues s’ajouter celles d’un « chaos-opéra », d’une francophonie diversifiée. Les frontières internes ne sont alors plus pensées comme des lignes de démarcations infranchissables, mais elles deviennent des lieux de circulations faisant se rencontrer et s’inter-changer les écritures. L’exil, facteur de possibles circulations, amène ainsi à se demander comment se réalise, au sein de ce vaste espace pluriel qu’est la francophonie, le déploiement « de mots, d’images, de mythes, articulé sur un pays ou une communauté » (9) au travers des frontières, que celles-ci soient réelles ou imaginaires? Comment ce « déploiement » peut-il produire un agencement singulier de la francophonie, une carte globale en ce sens abstraite, que tous les éléments qui y figurent s’y croisent et s’y entrelacent de manière imprévisible, en des réseaux étroitement mêlés ?