Scènes

Ce que le jour doit à la nuit : Hervé Koubi transcende la danse de rue

Ce que le jour doit à la nuit est d’abord le titre d’un roman de Yasmina Khadra, cet ancien militaire reconverti dans la littérature qui se trouve actuellement diriger le Centre culturel algérien de Paris. Hervé Koubi est pour sa part un Français issu de l’immigration algérienne (suivant l’expression consacrée). Le titre de sa nouvelle création – qui met en scène douze danseurs hommes, algériens à l’exception d’un seul, burkinabé – traduit son propos plus clairement peut-être qu’il ne le laisse entendre dans ses notes d’intention : qu’est-ce qu’un jeune Français comme lui, éduqué complètement en dehors de la culture maghrébine (études de pharmacie et de danse) doit au pays des origines ?

Pour le découvrir, il est parti à la rencontre du peuple d’Algérie et plus particulièrement des jeunes hommes adeptes du hip hop, peut-être la seule danse authentiquement populaire d’aujourd’hui. Sa compagnie est née de ces rencontres. Un premier ballet, El Din, en 2010, a précédé Ce que le jour doit à la nuit dont la première a eu lieu à Aix, le 31 janvier, dans ce lieu magique qu’est le Pavillon Noir d’Angelin Preljocaj.

Le spectacle s’est terminé sur une ovation comme on entend rarement. Et il est facile de comprendre pourquoi. Le hip hop est par lui-même spectaculaire. Sous la baguette d’un chorégraphe généreux qui a su orchestrer des personnalités différentes, a priori peu malléables, les fondre dans un ensemble tout en tirant le meilleur de chacun, les prouesses physiques sont comme les étincelles ou le strass qui font briller d’un éclat plus vif un ballet d’où les moments d’émotion, de recueillement, voire de ferveur ne sont pas pour autant absents.

Un « corps de ballet » : rarement l’expression aura paru plus appropriée. L’image du corps humain pour décrire une collectivité d’hommes est fort ancienne : une nation est un « corps politique » dont les citoyens sont les « membres » et les « organes ». De même la troupe de danseurs fait-elle « corps » dans la mesure où les différentes individualités qui la constituent sont capables de se mettre au service des autres, comme le bras aide la main qui aide la bouche qui aide l’estomac qui nourrit le corps tout entier. Contrairement aux danseurs des autres compagnies, ceux réunis par Hervé Koubi sont dissemblables comme le sont les parties du corps humains : des petits et des grands, des minces et des « enveloppés ». Mais ils sont tous fonctionnels, c’est-à-dire agiles et précis, complices aussi pour avoir accepté de devenir les instruments d’un projet qui les transcende.

Il est presque impossible d’imaginer qu’une troupe de douze jeunes hommes puisse être à l’abri des rivalités et des heurts. Les danseurs ne sont pas des organes incapables de vouloir par eux-mêmes. Sans doute des dissensions existent-elles mais le chorégraphe a su gommer les aspérités, d’autant plus fortes ici, sans doute, que ses danseurs, au contraire de ceux des autres compagnies, n’ont pas été formatés dans des écoles.

La musique est très belle qui mêle l’Occident (Bach) et l’Orient. La chorégraphie combine le hip hop et parfois un zeste de capoeira avec les figures de la danse contemporaine telle qu’on l’apprend dans les conservatoires et autres CCN. Les photos jointes à l’article illustrent les temps les plus forts : quand les danseurs se rejoignent, quand les corps se touchent et s’entremêlent pour ne faire plus qu’un, tels ces locustes qui parcourent les déserts en essaim serré, animés par une seule volonté ; et quand à l’inverse, chacun retrouvant son autonomie, les danseurs se défient dans des exploits acrobatiques – saut périlleux ou toupie sur la tête – qui ne font pas l’ordinaire de la danse contemporaine.

Evidemment, il y a un risque à vouloir associer des formes d’expression très dissemblables, celui d’aboutir à la simple juxtaposition d’éléments disparates. Un risque auquel Hervé Koubi n’échappe pas entièrement si bien que le fil de sa narration parfois se casse. Néanmoins sa chorégraphie est si enlevée, ses danseurs si pleins d’énergie que le spectateur jamais ne se lasse. L’enthousiasme du public, à la fin, dans le Pavillon Noir rempli à craquer, apparaissait donc justifié.

En tournée en 2013.