Scènes

Avignon 2016 (16) : « L’Illusion comique », « Oncle Vania », « La Main de Leïla »

Illusion_comique_couv 1639Trois œuvres écrites pour le théâtre, par des auteurs dont il n’est pas nécessaire de vanter les mérites comme Corneille et Tchekhov, et celle d’une jeune auteure contemporaine, Aïda Asgharzadeh, qui s’est déjà fait remarquer pour sa pièce Les Vibrants.[i]

 

L’Illusion comique

Corneille écrivit cette pièce en 1635, un an avant le Cid. Il n’écrira plus ensuite que des tragédies (à l’exception du Menteur qui date de 1643). Cette tragi-comédie en cinq actes peut être considérée comme le type même de la pièce « baroque » à la française, avec en particulier un personnage, Matamore, directement inspiré de la Comedia dell’arte. Soit un père, Pridamant, à la recherche de son fils, Clindor, qu’il a imprudemment banni. Un magicien offre de lui montrer les principaux épisodes de la vie de Clindor depuis son départ. Bien sûr, le magicien n’en est pas un et tout ce que verra Pridamant n’est que l’illusion d’un théâtre (d’où le titre), et la mort du fils, à la fin, n’est heureusement qu’une fausse mort. Il y a ainsi une pièce dans la pièce, ce qui fait de l’Illusion comique est une pièce très moderne. Elle se termine sur un éloge du théâtre destiné à asseoir sa légitimité à une époque où les comédiens étaient encore bien mal considérés.

Et ce que votre temps voyoit avec mépris
Est aujourd’hui l’amour de tous les bons esprits

La modernité de l’Illusion comique se voit également à la franchise avec laquelle est abordée la question de l’infidélité au sein du couple (telle du moins qu’elle se posait au XVIIe siècle). À l’acte V, alors qu’Isabelle, l’épouse de Clindor, s’indigne de ce qu’il s’apprête à la tromper, Lyse, la servante, lui rappelle que la fidélité n’est pas de mise chez les maris.

Cela fut bon jadis ; mais au temps où nous sommes,
Ni l’hymen ni la foi n’obligent plus les hommes :
Leur gloire a son brillant et ses règles à part.

Clindor, d’ailleurs, ne craint pas de se justifier devant sa femme, arguant que céder à un « coup de cœur » ne remet pas en cause la stabilité du couple :

Ma passion m’aveugle, et pour cette conquête
Croit hasarder trop peu de hasarder ma tête :
C’est un feu que le temps pourra seul modérer :
C’est un torrent qui passe et ne saurait durer.

Aussi se sent-il autorisé à critiquer celle qui lui en fait reproche :

Les femmes, à vrai dire, ont d’étranges esprits !
Qu’un mari les adore, et qu’un amour extrême
À leur bizarre humeur le soumette lui-même,
Qu’il les comble d’honneurs et de bons traitements,
Qu’il ne refuse rien à leurs contentements :
S’il fait la moindre brèche à la foi conjugale,
Il n’est point à leur gré de crime qui l’égale.

Finalement Clindor se rangera aux supplications d’Isabelle et renoncera à la tromper. La morale est donc sauve, néanmoins ce qui a été dit l’a été…

L'illusion comiqueChristine Berg, à la tête de la compagnie « Ici et maintenant théâtre » propose une mise en scène enlevée conforme aux règles de la comédie. On passe sans temps mort d’une scène à l’autre, d’un personnage à l’autre. Le dispositif scénique comporte en tout et pour tous trois estrades mobiles occultables par des rideaux  à travers lesquels entrent et sortent les comédiens. À l’exception de ceux qui interprètent Pridamant et Isabelle,  ils endossent plusieurs personnages, d’où quelques situations tendues, sachant qu’ils doivent tout à la fois se préparer pour leur nouveau personnage, changer de costume, aider à déplacer les estrades… mais tout est parfaitement réglé. Il y a des scènes de séduction et des bagarres dans lesquelles les comédiens se dépensent sans compter… et puis il y a les alexandrins d’un auteur qu’on a rarement l’occasion d’entendre dans ce registre : fantaisiste, galant, occupé à distraire le public plutôt qu’à « peindre les hommes tels qu’ils devraient être », selon le mot fameux de La Bruyère comparant Corneille et Racine.

Tout est noir dans le décor comme le sont les costumes des hommes et la robe de soirée de Lise. Seules taches blanches, la robe d’Isabelle et, à la fin, le smoking de Clindor. Matamore est interprété par une petite bonne femme à la voix perchée, ce qui accentue le comique du personnage. Une musique évocatrice du XVIIe siècle est jouée au piano par le compositeur. La troupe se rassemble pour des intermèdes chantés. Tout est fait pour plaire et les spectateurs ne boudent pas leur plaisir.

 

Oncle Vania

Oncle VaniaChangement total d’ambiance avec cette pièce présentée à juste titre comme le chef d’œuvre de Tchekhov. Point de paillettes, ici, ni de chansons, mais une vision profondément pessimiste de l’humanité. L’égoïsme des uns a pour pendant la rancœur des autres ; la beauté est une malédiction autant pour celle qui la possède que pour celle qui la jalouse ou ceux qui la convoitent ; les caractères sont faibles ; on s’accroche à ce que l’on a toujours fait sans oser bousculer ses habitudes, à une conception surannée du devoir ; l’amour vrai, qui pousserait à la révolte, n’existe pas… Tchekhov ou déjà une certaine forme de l’absurde…

Autant dire que pour faire passer un texte comme Oncle Vania il faut des comédiens capables d’exprimer au-delà des mots la déréliction, l’amertume ou le désespoir. Seul, le personnage du médecin idéaliste échappe à la malédiction générale. Il est interprété ici par le metteur en scène, Philippe Nicaud, à la tête de la « Compagnie Théâtrale Francophone ». Il n’a conservé que cinq des neuf personnages prévus par Tchekhov sans que cela nuise à l’intelligence de la pièce. Au contraire, en concentrant l’action sur les protagonistes, il met ses comédiens et les spectateurs en tension du début à la fin, sans aucun répit. Ce d’autant que les comédiens sont présents de bout en bout : point de coulisses dans lesquelles ils pourraient se réfugier ; même relégués dans un coin du plateau avant d’intervenir à nouveau, ils sont toujours sous nos yeux, ils jouent encore.

Point de décor non plus pour insuffler un peu de réalisme mais des costumes râpés, des meubles de brocante et quelques pauvres accessoires (principalement des bouteilles et des verres – il faut beaucoup boire pour oublier son chagrin). Point de musique sinon deux chansons interprétées par Ph. Nicaud qui s’accompagne lui-même à la guitare. Les lumières ne servent qu’à distinguer le jour et la nuit.

Une telle économie de moyens fait encore ressortir le jeu des acteurs. Ils sont tous excellents (et tous, d’ailleurs, peu ou prou également metteurs en scène d’autres spectacles). Fabrice Merlo est Vania : on a rarement vu un être capable de communiquer une telle désespérance sur une scène de théâtre ! Quant à Marie Hasse, dans le rôle de la nièce Sonia, elle est si émouvante dans sa quête de l’impossible amour qu’on la croirait presque quand elle se plaint de n’être pas assez belle.

 

La Main de Leïla

La Main de LeïlaCette pièce, co-écrite avec Kamel Isker et mise en scène par Régis Vallée, est à l’opposé des Vibrants de la seule Aïda Asgharzadeh. Pas de grande fresque ici mais une simple histoire d’amour entre deux jeunes Algériens, Samir et Leïla, juste avant la guerre civile des années 1990. Les deux complices réunis pour la circonstance ont surtout voulu s’amuser, tout en évoquant certains travers de la société algérienne : le puritanisme, les pénuries, le pouvoir de l’armée, la répression féroce dès que le régime se sent un tant soit peu contesté et le désespoir de la jeunesse. Pour ce faire, ils ont fait appel à un troisième comédien plus âgé, Azize Kabouche, chargé d’endosser quatre ou cinq rôles différents dont (toujours barbu !) celui de la grand-mère de Samir. K. Isker et A. Asgharzadeh échangent aussi, à l’occasion, les identités de Samir et Leïla contre celles d’autres comparses.

Les personnages – en particulier ceux joués par A. Kabouche – sont le plus souvent caricaturaux et drôles. Même les amours contrariées de Samir et Leïla (qui appartiennent à des classes sociales différentes, Leïla est fille de colonel tandis que Samir passe des films interdits dans un cinéma clandestin) se déroulent sans trop d’embûches. Et la fin tragique mais prévisible ne parvient pas à casser l’ambiance.

On aime l’entrain et la bonne humeur des trois comédiens et la scénographie aussi simple qu’astucieuse puisqu’elle se résume pour l’essentiel à un étendoir à linge, lequel se révèlera apte à de multiples usages. Sur la photo jointe à cet article, l’un des fils est ainsi devenu la barre de maintien d’un autobus !

 

[i] Cf. http://mondesfr.wpengine.com/espaces/periples-des-arts/avignon-2015-9-corps-meurtris-esprits-troubles-aida-asgharzadeh-come-de-bellescize-lars-noren-lacan/