Mondes africains

Le personnage/arbitre chez Mohamed Boudia

Le personnage/arbitre chez Mohamed Boudia

Les problèmes théoriques de l’étude des personnages dans un texte dramatique sont entourés d’une grande complexité entre texte et représentation, nous avertit Jean-Pierre Ryngaert (1). Pourtant l’histoire du théâtre donne des exemples très différents sur des personnages que l’on peut classer, comme le fait Patrice Pavis, du général au particulier, de l’abstraction envisagée comme une force agissante à l’individu caractérisé par des traits particuliers. Dans un texte, nous pouvons avoir l’impression d’avoir affaire à une personne, avec son langage, son identité complète, son état civil mais ce n’est pas suffisant pour penser tous les personnages de la même façon. Le mot « penser » est, peut être hâtivement prononcé par rapport à celui « d’étudier », mais le personnage n’existe pas vraiment dans le texte, il ne se réalise que sur scène, mais il faut quand même partir du potentiel textuel et l’activer pour aboutir à la scène.

À travers le choix du personnage (cet être en papier) de René, dans Naissances, de Mohamed Boudia (1932-1973), nous procéderons à des relevés précis des indications scéniques le concernant, le discours qu’il prononce sur les autres, le discours qu’il prononce sur lui-même et les actions qu’il accomplit à l’intérieur de la fable.

Pourquoi le choix s’est-il porté sur René ? Il est le seul personnage portant un nom européen parmi des noms algériens composant le texte. Il est celui qui s’adresse aux deux principaux personnages de la fable, à savoir Rachid et sa Mère Baya. Il est aussi cet européen qui partage deux espaces socio-culturels antagonistes dont la thématique centrale de la pièce est celle de la guerre de libération anticolonialiste.

Ce « pacifiste » de 35 ans est-il simplement cet ex-enseignant du personnage Rachid et ami de la famille de Baya ? Serait-il cette « somme de signifiants dont le signifié est à construire par le spectateur », comme l’entendait Robert Abirached ?

René est présent aux 2e et 3e actes de la pièce avec 23 répliques au premier et 12 au second, son nom apparait, pour la première fois, à la fin du 1er acte : « René m’aidera », dira Rachid à Aicha (p.37). L’aide attendu par Rachid est de trouver un médecin pour soigner le maquisard blessé et qui trouva refuge dans la maison de la mère Baya.

L’échange de propos entre Rachid et Aicha en cette fin du 1er acte portera sur l’identité de René :

« C’est un brave type. Il appartient à cette catégorie d’hommes qui prennent n’importe quel risque pour soulager une souffrance et qui se défendent toujours de prendre une option révolutionnaire ».

Il est donc brave, courageux et pacifiste. C’est un homme que « le lycée occupe beaucoup », un homme dévoué dans son travail d’enseignant. Rachid ne l’aimait pas quand il était son élève, « puis une, deux, trois discussions et l’antipathie s’envola », chose pour dire qu’il savait se rapprocher de ses élèves autochtones,

   « Il nous rassemblait souvent chez lui. Nous faisions du thé et bavardions des heures durant, détendus, nous tutoyant… »

René devenait pour Rachid, un ami, mais surtout son instructeur puisque c’est chez lui qu’il lira, pour la première fois l’autobiographie de Maxime Gorki Ma vie d’enfant. Un référent à l’éducation politique d’un futur militant du FLN par un communiste français.

La phrase «  à défaut de rester son élève, je deviens son copain » définit le relationnel entre Rachid et René qui s’oppose à une certaine négation du rapport colonisé/colonisateur.

 

  1. Relevé didascalique du personnage :

 

2e acte : Entre Rachid et René (p.48)

A René (p.51) La Mère offre du café à l’invité de son fils

René (riant) (p.53)

René la regarde (la Mère) un instant, troublé. Puis avec un signe de tête, il sort (p.54)

3e acte : la Mère, accompagnée de René (p.74)

René (désignant la Mère) (p.75)

Mahmoud (A René) « Au revoir monsieur » (p.77)

Un silence. René semble effrayé et marche de long en large (p.78)

René : « Je tenterai le coup quand même » (Il sort) (p.78)

Nous relèverons que les entrées de René se font en compagnie de Rachid ou de la Mère. Pour cette dernière, la lecture didascalique nous livre une interprétation psychanalytique du couple René/la Mère.

Dans le texte :

A René. René (Riant). René la regarde un instant, troublé. La Mère entre, accompagnée de René. René (désignant la mère). Un silence. René semble effrayé et marche de long en large. René, en sortant dira : « Je tenterai le coup quand même ».

Sommes-nous dans un rapport de discours dramatiques à discours intra-analytiques comme le stipule l’apport freudien à l’analyse théâtrale ? Dans ce cas de figure, la réponse ne peut être que positive, puisque les discours dramatiques obéissent à une écriture, à des articulations de dépassement de sens et par les sens, qui outrepassent le tropisme inhérent au langage signifiant. René désir-t-il la Mère de Rachid tout comme, ce dernier, désirait sa jeune belle-sœur ? Si l’on interroge l’énoncé didascalique en termes de lexèmes porteurs de charges érotiques au niveau sémantique, cette lecture ne peut être que confortée. « A René » la Mère dirige la tasse de café en direction de l’invité. Ce dernier n’est plus l’invité de Rachid, il pourrait être l’invité désirée de la mère Baya. « René, riant », regarde un instant Baya, troublé. Par quoi ? C’est à ce moment que la lecture du paratexte nous ouvre une perspective au libre-court de notre imagination en tant que lecteur/spectateur. René est troublé par la beauté de cette femme qu’il « désigne », certainement, par un geste en tant que signe du désir enfoui que nous offre une lecture intérieure. Dans ce seul passage du texte didascalique, nous retenons la relation existant entre le domaine freudien et le théâtre, confortant l’idée de Jean Gilibert (2) :

« Le théâtre est un grand rêve constant, un travail qui répond aux exigences du travail de rêve dont la première fonction est de lier psychologiquement le monde extérieur traumatisant. On ne pourra jamais ôter la valeur cosmique et religieuse du théâtre. »

Le silence précédant la frayeur de René provoque chez ce dernier une réflexion. Sa « marche de long en large » est plus qu’un arrêt de la parole, c’est le début d’une expression interdite : le verbe impersonnel « semble » donner à penser à un égo qui n’est autre que cette tentation de la chair. La réplique de René (p.78) montre toute l’attitude d’accomplir l’acte sexuel « Je tenterai le coup quand même » indique une disposition phallique qui établit en fait, la reconnaissance par l’Autre dans les

« Tensions psychiques relatives à l’affectivité, il convient de les lire sur le plan symbolique de la sexualité, c’est-à-dire sur le principe de plaisir soumis, en situation d’acculturation, à un principe de réalité conflictuel, puisque régi par des normes issues de deux (…) codes culturels en présence » (3)

 

  1. Le discours de René sur les autres

 

Le discours de René est un ensemble de répliques. C’est la trace concrète de son existence textuelle qui se mesure par l’approche quantitative de son discours, en comparaison avec sa fréquence et la durée de ses apparitions. Mais c’est sur le plan qualitatif que le personnage René sera soumis à notre étude. Il parle de lui et des autres, un mode de perception qu’exprime le langage.

En terme quantitatif, René intervient 31 fois dans la pièce, avec 22 fois avec Rachid et 10 fois avec la Mère. Cet axe interne de la communication théâtrale se joue entre les individus et met en mesure les rapports se joue entre les individus et met en mesure les rapports de force entre les personnages. Afin de se faire une idée précise de ces enjeux, nous relèverons que :

  • René entre et pour la première fois, « scène » accompagné de Rachid chez la Mère. Échanges de formules de politesse « bonjour mère», « bonjour Madame » et « Bonjour, bonjour… » de Baya sont une prise de contact entre les personnages/comédiens ;
  • René s’adresse à Rachid au sujet de sa mère : « Ta mère semble fatiguée. Conduis-là à un médecin » (p.48), «Elle ne l’aime pas ?» (p.49).  Il apprend que Baya n’a jamais connu la ville européenne. « Et que dit-elle pour cette guerre ? » (p.49). dire la guerre n’est pas forcément la penser, d’où la réponse de Rachid qui informe René que la guerre est celle de sa mère c’est pour cela qu’elle « ne parle plus des quartiers européens », espaces d’assaillants.

René cherche à comprendre ce que les autres pensent et disent de cette guerre, sujet central d’une stratégie d’information que Boudia a choisi, puisque René interroge Rachid à trois reprises sur ce que pense sa mère de la guerre qui se déroule et sur ce que lui, pense des quartiers européens et des « Français qui vivent sur ce sol, depuis des générations » (p.49).

Le discours de René sur les autres se complète au fur et à mesure que la lecture dans le « système des personnages » (A. Ubersfeld) avance, ainsi les répliques du Français à partir de la page 50 indiquent une compréhension progressive de chaque personnage de la part de René au niveau du caractère et du penchant politique. Pour René, Rachid est sincère et entêté et que la mère Baya est hospitalière et un soutien à son fils. Ce n’est donc qu’un problème de génération qui se pose entre la mère et son fils, ce dernier considère qu’une coexistence entre les communautés algériennes et françaises est impossible, alors que pour la Mère, René n’est « pas un ennemi » tant qu’il partage le pain et le café et que seuls les hommes de chez lui « font beaucoup de mal aux Algériens » (p.51).

 

  1. Le discours de René sur lui-même

Une réplique qui montre qu’à la fin du 2eme acte, le personnage de René est une personne vaine, satisfaite d’elle-même et orgueilleuse :

« Avec toi, les gens que nous croisons m’ignorent et par vanité, je veux qu’ils s’intéressent à moi » (p.53).

Soi chez René

Au 3e acte le jeu des pronoms personnels et possessifs indique que la satisfaction de soi chez René frôle la jactance d’un curieux qui entre dans La Casbah, non pas pour « applaudir » ceux qui « portent le malheur au bout de leurs armes » mais pour regarder « autre chose ». L’innommable évoqué par René est explicité par « je suis là, et pas de l’autre côté ». Il se considère comme allié de ceux qui combattent « les fusils qui crachent » des flammes. Une prise de position qui place son discours en situation de porte-parole d’une génération de colons que « cette violence » a placée entre deux feux, menaçant leur appartenance à cette terre algérienne.

L’énoncé de René sur lui-même indique l’existence d’une double énonciation d’un discours qui n’est pas vraiment le sien. L’auteur glisse son opinion quant à l’existence d’une génération d’européens opposés à la violence guerrière et que tout leur souhait est de vivre en cohabitation avec les autochtones et former, peut-être, une nouvelle nation multiethnique et pluriculturelle.

Pour ce qui de ses actions à l’intérieur de la fable, René et dans le 2e acte, entre avec Rachid (p.48) pour sortir seul « avec un signe de tête » (p.54). Au 3e acte, il est accompagné de la Mère Baya (p.74) à l’entrée de scène pour sortir seul afin de tenter « de ramener un docteur » (p.78). Le fait d’entrer en accompagner, chaque fois, d’un Algérien et de sortir seul, indique que cette action seul, indique que cette action ne se révèle au lecteur/spectateur qu’à travers sa symbolique. René est un personnage solitaire ne souhaitant qu’une chose, « circuler librement » dans le quartier de Rachid, une action qu’il veut partager avec ceux qui habitent La Casbah. Et toujours au même acte, René fait l’instituteur d’histoire politique devant Rachid,

« Sans la réalité de la liberté en France, vous n’auriez pas trouvé tant de démocrates pour vous soutenir et exiger la paix » (p.50),

Une séquence phrastique dévoilant un personnage aux vues libérales optant pour une position favorable à l’autodétermination, il dira plus loin que « l’indépendance de l’Algérie est dans la logique de l’histoire » (p.52), c’est un pays qui appartient à ceux qui l’habitent depuis des siècles. René développe, le long de l’acte, un regard livresque sans voir la réalité des colonisés avec ses propres yeux, comme lui indiquant la mère Baya (p.54). Au 3e et dernier acte, René est un sauveur en épargnant à la mère Baya une bagarre à mains nus avec les soldats français, « elle allait en venir aux mains avec eux, si je n’étais pas arrivé » (p.74) et montrant qu’il a pris en compte le conseil de la mère en changeant d’attitude en ramenant un docteur pour Aicha en traversant les ruelles Arabes et les points de contrôles des soldats Français. René montre qu’il prend, lui aussi, les mêmes risques que les habitants de La Casbah.

  1. René et le lieu de la parole

Le discours de René est « l’action parlée » (Pirandello), il parle pour agir sur Rachid et sa Mère, sa parole organise son rapport au monde, met en branle la communication théâtrale et fait évoluer la parole dans un lieu qui lui est hostile. René parle dans un espace qui ne lui est pas favorable. La Mère et Rachid campent sur la même position politique dans un espace qui est le leur. Tant qu’ils y restent, ils sont protégés des hommes « de chez » René, ce dernier qui instaure un échange référentiel des plus complexes entre les deux personnages/acteurs. Si « le discours du personnage renseigne sur la politique, la religion, la philosophie : il est outil de connaissance pour les autres personnages » (Ubersfeld), René s’inscrit en arbitre entre Rachid et sa mère, un intermédiaire opportuniste et « curieux », venant comprendre ce que pensent, ceux qui souffrent, de ceux « qui ont peur » (Rachid, p.52).

René exerce sa parole dans un lieu qui n’est pas le sien, « le lieu de la parole » est un espace maitrisé par celui qui le possède. La Mère Baya est la maitresse de ces lieux, son mari est mort sous la torture en 1950 après son arrestation dans l’affaire de l’Organisation Spéciale, elle est, traditionnellement, héritière des biens de son mari et gardienne des lieux. René partage, à l’intérieur de ces espaces, une certaine compréhension primaire de la réalité d’un monde antagoniste entre colonisé et colonisateur où les pronoms démonstratifs « ceci » et « cela » s’affrontent par leur transcription en majuscule dans le texte :

« Ceci c’est la misère, la tête baissée »

« Cela c’est écraser l’homme, l’empêcher de bien vivre chez lui ».

Pour la Mère quand Ceci (le Colonisé) fait la guerre à Cela (le colonisateur) il a raison, «  Ceci gagnera parce que Dieu et la justice sont avec lui », alors que Cela est désormais seul, abandonné par les deux ordres universels : le cosmique et le positif.

Dans cet ordre, tout désigné par la Mère de Rachid, où se situerait la place de René ? Selon le relevé des séquences textuelles René est un nommé partageant la même place que les pronoms, cités plus haut, dans le seul dictionnaire de la langue, un arbitraire du signe saussurien. Il est ce qui s’éloigne le plus, celui qui précède et une personne que l’on montre avec mépris et commisération. Quant au Ceci, il est cette chose dont on parle, il désigne ce qui va suivre, ce qui est plus proche et ce qui est nouveau qui fait disparaitre ce qui est ancien. René se situerait dans l’ordre du Cela, selon le système de pensée de la Mère de Rachid. Il se défend d’être un colonisateur en reconnaissant qu’il est «  » et non de « l’autre côté ».

L’Ici et l’Ailleurs déterminent, donc, le dialogue/conversation du personnage/comédien, une médiation de ce que A. Wirth (4) désigne comme espace de parole qui se confond avec l’espace scénique. René dit qu’il est sur scène, qu’il est séparé de ce public qui est dans la salle. Une marque indicielle de la fable, figure dans l’Ici-maintenant de la représentation, René évoque son statut de personnage/comédien jouant une pièce et qu’il n’y a pas lieu à le confondre avec le réel. L’Ailleurs est un René qui pourrait bien exister, mais il est absent maintenant sur scène, un René de la scène théâtrale et rien de plus avec une marque de l’Étrangéité brechtienne.

Le Jeu conversationnel René/Rachid se décèle dans les propos de ce premier par « Je ne suis pas là pour applaudir » (p.76), nous indique que ce personnage/comédien se propose aussi comme un intermédiaire entre les comédiens et leur public afin d’impliquer l’auteur qui a besoin de s’adresser à ceux qui sont venus voir sa pièce, pour leur dire que l’on ne peut confondre peuples de France et «  ceux qui portent le malheur au bout de leurs armes » venus de cette même France. L’ordre pédagogique est instauré par l’auteur à travers son personnage/comédien en direction de son lecteur/spectateur, l’auteur instruit en invitant à la réflexion sur le problème posé, à la compréhension et à l’adoption d’une attitude morale envers ce que représente son personnage/comédien tout comme les innombrables René qui, dans la réalité, ont cherché à comprendre le combat armé qui se déroule et ont tenté d’être des arbitres « honnêtes » entre les antagonistes.

Cette marque didactique du texte boudien renseigne le lecteur/public sur un fait historique qui a eu lieu pendant la lutte armée dont beaucoup de Français ont tentés de se porter comme intermédiaires dans un dialogue pacifiste entre la direction du FLN et les gouvernements qui se sont succédés jusqu’en 1961, date des premiers contacts entre le FLN et De Gaulle, en Suisse. Le didactisme du texte de Mohamed Boudia installe le personnage René dans un double arbitrage, celui de l’intermédiaire entre Rachid et sa mère au sein de l’espace expressionniste (La Casbah) et de celui de l’auteur entre ses personnages et son public. La double énonciation dramatique se dévoile par la parole d’un René destinataires, d’abord de tous les propos et ensuite un destinateur de la parole de l’auteur cherchant son destinataire au sein du lecteur/public.

 

 

Note :

  • – Ryngaert. Jean-Pierre, Introduction à l’analyse du théâtre, Paris, Nathan, 2000.
  • – Gilibert. Jean, L’apport freudien. Éléments pour une encyclopédie de la psychanalyse, voir article, « Psychanalyse et Théâtre », Paris, Larousse, 1998.
  • – Abou. Selim, L’Identité culturelle, Paris, éd. Anthropos, 1981, p.75.
  • – Wirth. A., « Du dialogue au discours », in Théâtre/Public, n° 40-41, revue du Théâtre de Gennevilliers, Paris, 1981.

Mohamed Boudia, auteur de Naissances, suivi de L’Oliver, Lausanne, La Cité éditeur, 1962.