Mondes africains

L’Agérie aujourd’hui

L’ALGERIE AUJOURD’HUI

Retour à Oran

 

Retrouver l’Algérie quarante ans après y avoir enseigné et vingt-six ans après un dernier séjour replonge le visiteur dans l’atmosphère singulière d’un pays toujours partagé entre l’audace de ses ambitions et l’amertume de ses pesanteurs.[1]

D’emblée, la rue d’Oran s’avère beaucoup plus détendue que ce que l’on imagine, et nul ne met en garde le visiteur contre quoi que ce soit. Pas de barbus en “kamis”, vaguement menaçants, en vue. Loin du « haïk » uniforme d’autrefois, les femmes sont vêtues de manière très variée, le foulard – quasiment de rigueur après la puberté – pouvant accompagner les jeans moulants des lycéennes mais se transformant en « hidjab » – couvrant aussi les épaules – avec les tenues longues et raides du personnel administratif. L’ample « niqab » noir ne laissant voir que les yeux est très rare. On voit marcher et rire ensemble des jeunes femmes habillées complètement à l’occidentale, cheveux libres, en compagnie d’autres vêtues de manière très stricte, de vêtements austères et longs, complétés d’un « hidjab » : malgré ces options vestimentaires contrastées, elles ne vivent donc pas dans des mondes différents et semblent assez libres de leurs choix en la matière, selon, disent-elles, leurs convictions religieuses. Vêtements beaucoup plus variés qu’autrefois, visage quasiment toujours visible : le sentiment s’impose donc que, malgré le puissant retour du religieux depuis les années 70, le processus d’affirmation de l’individu est en marche. En sens inverse, les mosquées, autrefois peu nombreuses et ne rassemblant le vendredi que de vieux messieurs enchantés de s’y retrouver, se sont considérablement multipliées, et la pression sociale ne laisse qu’à quelques audacieux la liberté de ne point s’y rendre : la crainte de la « honte », traditionnel garant de l’assujettissement au groupe, s’est clairement concentrée sur les manifestations d’appartenance à la communauté des croyants.

 

De toute évidence, le niveau de vie a considérablement augmenté. La circulation est en ville très dense, le parc automobile récent et constitué pour l’essentiel de Renault/Dacia montées sur place: très peu de ces puissantes berlines allemandes exprimant des «réussites » souvent douteuses. L’activité commerciale s’est beaucoup développée, s’étendant à des rues autrefois encore semi-rurales. Loin des pénuries de l’époque socialiste, les légumes, cultivés sous serres irriguées dans les oasis du Sud[2] et très homogènes d’aspect, abondent sur les marchés, mais à des prix élevés pour les bourses modestes. La ville ayant largement doublé en superficie – en direction du sud comme de l’est – d’énormes programmes de construction de logements semblent avoir satisfait la demande, au point que, devant la baisse des loyers, certains propriétaires conservent leurs appartements inoccupés. En banlieue comme dans les villages de l’Oranais, des alignements d’immeubles identiques ont surgi, émergeant de terrains vagues saturés de voitures en stationnement. Une vaste classe moyenne a de toute évidence émergé, aidée en cela par la politique délibérée de pouvoirs publics soucieux d’acheter la paix sociale sans toucher aux privilèges des apparatchiks : subventions aux produits de base importés, quasi-absence de fiscalité[3] (« il n’y a pas d’impôts ! » s’exclame un chercheur en sciences sociales), médecine gratuite, surabondants recrutements dans la fonction publique d’Etat comme dans les collectivités locales, avances consenties – de manière très libérale – par l’Etat aux jeunes présentant un projet, même peu sérieux, de création d’activité, notamment. Cette prospérité, quelque artificielle qu’elle soit, attire et retient une importante immigration venant d’Afrique sub-saharienne, dont les effectifs se rajoutent à celle des étudiants de la même provenance : l’Algérie se découvre terre d’immigration.[4]

 

Depuis la « décennie noire » des années 90 – « je ne souhaite pas à mon pire ennemi de vivre l’enfer que nous avons vécu ! » entend souvent le visiteur – de gigantesques travaux d’infrastructures ont été entrepris, le plus souvent confiés à des entreprises chinoises, appréciées pour leur rapidité, mais aussi espagnoles, italiennes ou françaises : aménagements portuaires, barrages, conduites de gaz jusqu’aux villages, autoroute est-ouest à deux fois trois voies assortie de bretelles desservant les grandes villes, centaines de km de voies ferrées modernes, tramways rutilants dans plusieurs villes moyennes, nombreuses usines de dessalement d’eau de mer approvisionnant les villes, une université dans chaque chef-lieu de wilaya (département), donc quarante-huit universités – par exemple à Béchar, Tamanrasset, ou Bouira – hôpitaux et établissements scolaires flambant neufs, etc.[5] « On voit où passe l’argent du pétrole… du moins une partie de cet argent ! » s’exclame un universitaire, évoquant l’ « évaporation » d’une partie du pactole accumulé par l’Etat durant les années fastes…

 

La liberté d’expression dont jouit aujourd’hui la presse[6] – de nombreux titres, en français comme en arabe – permet à la société algérienne de ne rien ignorer de l’origine de sa relative prospérité : les notions de « rente pétrolière », d’ « économie de rente » reviennent à chaque page ou presque, et la vaste classe moyenne qui s’est constituée a donc une conscience aiguë de sa dépendance envers le cours du baril, et de la précarité de sa situation. Elle sait que le maintien du niveau de vie du pays n’a été rendu possible, ces trois dernières années, qu’en puisant dans les réserves constituées à l’époque du baril à 140 dollars, réserves vouées, au rythme actuel, à être épuisées dans quatre ans. Et l’adoption par l’Assemblée nationale, le 22 novembre 2016, de la loi de finances pour 2017 prévoyant la hausse de certaines taxes et la baisse de certaines subventions [7], a conduit maints commentateurs à annoncer « une explosion sociale, (…) les ménages algériens (étant) appelés à être littéralement saignés sur l’autel de l’austérité alors que les gestionnaires de l’Etat gardent jalousement leur train de vie. »[8] Nombre d’interlocuteurs expriment alors leur crainte qu’une telle explosion sociale n’incite les islamistes à réapparaître et à reprendre leur action de séduction/intimidation en faveur d’un Etat islamique… Cherchant à se rassurer face à un tel risque, certains estiment que, depuis la « décennie noire » (1992-2000), le peuple algérien s’est informé, a muri, a compris qu’il existe plusieurs manières de pratiquer l’Islam, et ne se laissera plus leurrer par ce mythe d’un « Etat islamique ».

 

Malgré un développement quantitatif frappant (qu’illustre notamment l’existence, on l’a dit, de quarante-huit universités dans un pays qui n’en comptait qu’une à son indépendance) la situation de l’enseignement est qualitativement désastreuse[9], et son organisation à reprendre à la base – notamment pour la formation des enseignants – comme l’a reconnu il y a quelques mois Mme Nouria Belghabrit-Remaoun, ministre de l’Education nationale. Formés dans différents pays, les universitaires n’ont pas les mêmes méthodes de travail, ce qui plonge leurs étudiants dans une certaine confusion, aggravée par leur mauvaise connaissance de l’arabe comme du français. Pratiquement privés de contacts avec le monde extérieur avec le départ des derniers « coopérants », les chercheurs ne font pas mystère de leur sensation d’étouffement. En outre, dans une société demeurée fondamentalement structurée en réseaux d’échange de services cimentés par un contrôle social extrêmement pesant, faire preuve de rigueur dans l’évaluation des élèves, des étudiants, des enseignants, chercheurs et formateurs, s’avère difficile, chacun étant l’obligé des autres ou pouvant le devenir. Les taux de réussite aux examens sont donc sans commune mesure avec le niveau réel des élèves et étudiants : l’afflux de candidats à la préparation d’une thèse de doctorat et la piètre qualité des docteurs produits en série par ces universités-parkings ont d’ailleurs conduit à l’instauration d’un concours préalable à l’inscription en thèse. Et la préférence donnée aux importations – génératrices, sans risques, de fortes marges – sur la création d’un appareil productif créateur d’emplois, dans un pays qui, lors de la conférence des Nations-Unies de 1974 sur la démographie, a proclamé que les naissances étaient « un don de Dieu », laisse en déshérence une jeunesse privée d’avenir.

 

Malgré le développement de quelques grands groupes industriels comme Cevital (verre, électro-ménager) qui exporte 60% de sa production, l’Algérie n’a pas encore fait le deuil de l’ère de la planification centralisée, attend tout de l’Etat, et les communes, pensées à l’origine comme devant impulser elles-mêmes le développement d’activités productives, se trouvent en réalité totalement dépendantes de celui-ci et, écrasées par les charges de personnel, n’ont pas les moyens d’investir. Le pays vit donc pour l’essentiel de la redistribution par l’Etat de la rente pétrolière et gazière, qui représente 94% des exportations, lesquelles n’ont couvert en 2016 que 59% des importations, et ont d’ailleurs reculé de 23,44% sur la période janvier-octobre 2016 par rapport à la même période de 2015.[10]

 

L’inquiétude est donc présente chez tous et s’exprime à chaque instant sous la forme d’une douloureuse amertume : en cinquante-quatre années d’indépendance, s’entend-on dire, nous ne sommes parvenus ni à construire une véritable économie, ni à transposer dans notre pays la notion de règles de droit applicables à tous car, sans « piston », et même, aujourd’hui, sans bakchich, on n’a droit à rien, comme, tout simplement, obtenir que le personnel hospitalier s’occupe de vous…

Ce qui affleure ainsi très vite chez maints interlocuteurs comme dans la presse, c’est la conscience diffuse de ce que les blocages que rencontre cette société lui sont bel et bien internes, mais seuls les observateurs les mieux formés mettent un nom sur ceux-ci[11]: absence de culture de l’intérêt général, de toute notion de responsabilité individuelle, comme de confiance mutuelle. Sur ces trois points, sans « essentialiser » l’analyse, il ne faut plus s’interdire de se pencher sur la structure de nombre de sociétés n’ayant, comme l’Algérie, pas vécu la révolution industrielle et l’exode rural du XIXème siècle européen. Et ce que l’on trouve, dans maintes régions du globe, incluant notamment le bassin méditerranéen – y compris sur sa rive nord, non musulmane – et l’Afrique sub-saharienne, ce sont des sociétés non pas stratifiées en classes sociales constituées d’individus soucieux de défendre leurs intérêts économiques selon les procédures démocratiques, mais constituées de réseaux juxtaposés traditionnellement fondés sur des liens de parenté même très lointains (le clan, la tribu, le groupe ethnique) et cimentés par de rigoureuses obligations d’échange de services. Cette structure perdure, trop lentement érodée par une structure de classes encore en pointillés, et, sortant du cadre des liens de parenté – même imaginaires – a glissé vers le copinage et le clientélisme pur et simple. « Ici, il faut une protection ! » finit on par confier au visiteur, lequel a d’ailleurs fréquemment enregistré une telle confidence en Corse… Dès lors, la notion même de droits et d’obligations de portée générale et impersonnelle n’a aucun sens, chacun cherchant au contraire à s’intégrer au réseau d’une personne « bien placée », qui lui vaudra des privilèges… aussi précaires que la situation de la personne en question.

 

Aux effets de cette structure multi-séculaire en réseaux, se sont rajoutés ceux de la politique de ré-arabisation et de ré-islamisation (notions d’ailleurs confondues par tous) entreprise une dizaine d’années après l’indépendance par le régime Boumediène, et confiée à des cohortes d’enseignants égyptiens et irakiens auxquels la grande distinction entre science et religion, entre foi et raison, héritée des Lumières, était encore inconnue.[12] Le terrain s’est trouvé ainsi préparé pour que l’échec de l’utopie socialiste d’une part, la cruelle souffrance identitaire algérienne d’autre part[13], engendrent un puissant retour à une vision du monde pétrie de « magico-religieux » (Max Weber). Et le peuple algérien qui, dans les années suivant son accession à l’indépendance, glissait progressivement – notamment sous l’influence des milliers d’enseignants français qui se succédaient dans le pays – vers une conception européenne de la délimitation entre religion et rationalité, est massivement retourné vers une vision du monde dans laquelle tout évènement est vu comme procédant de la volonté de Dieu : « Grâce à Dieu, mon oncle a été ministre, j’ai donc pu me construire une maison à quatre milliards[14] ! »

 

La déresponsabilisation qu’engendre cette perception de la vie, rejoignant le traditionnel « Mektoub » (« c’est écrit ! »), s’aggrave d’une atmosphère de méfiance mutuelle généralisée, propre aux sociétés demeurées fondamentalement communautaires, dans lesquelles nul ne peut se risquer à déroger à l’unanimisme sur lequel reposent la cohésion du groupe comme l’efficacité du réseau. Dès lors, demeurer constamment sur son quant-à-soi, masquer en permanence ses sentiments réels, spéculer in petto sur les avantages que l’on pourra tirer de telle ou telle relation, tout en adoptant un comportement chaleureux et enjoué, se révèle à l’observateur attentif comme un puissant trait culturel commun à nombre de sociétés méditerranéennes comme sub-sahariennes, sérieux handicap à l’entrée dans une modernité qui, sous son aspect économique comme sous son aspect institutionnel, repose sur la confiance mutuelle.

 

Poids d’un Etat opaque et tout-puissant, addiction à la rente pétrolière, prévalence des réseaux sur la règle de droit, lenteur de la formation de classes sociales à même de légitimer des mécanismes démocratiques, absence d’une culture de l’intérêt général, déresponsabilisation de chacun par les réseaux comme par l’obscurantisme religieux, méfiance mutuelle, souffrance identitaire, crainte de convulsions sociales ouvrant de nouveau la voie aux « barbus » : malgré ses conditions d’existence enviables pour beaucoup, le peuple algérien désespère de parvenir un jour au mode d’organisation dont le monde européen lui montre un exemple si proche…

 

 

Thierry Michalon                                                                                                mars 2017

Maître de conférences honoraire en droit public

Ancien assistant à la faculté de Droit et des Sciences économiques de l’université d’Oran-Es-Senia (1970-1975)

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

[1] Lire Th. Michalon, « L’Algérie des cousins », Le Monde diplomatique, novembre 1994

[2] Lire P. Daum, « Le Sahara algérien, eldorado de la tomate », Le Monde diplomatique, mai 2016

[3] Fin 2016, le litre d’essence coûte environ 25 centimes d’euro, le litre de gazole environ 10 centimes.

[4] 242.391 immigrants sont recensés. Le Monde, 17 janvier 2017.

[5] Et c’est en large partie sur fonds publics – Etat, wilaya, commune – que s’effectue la restauration de la basilique de Santa-Cruz, dont la statue de la Vierge bénit toujours Oran…

[6] La limitation des agréments aux partis politiques, l’emprisonnement de certains « blogueurs » dont l’un est décédé d’une grève de la faim, la violente répression de certaines manifestations, notamment, montre que cette relative liberté de la presse ne s’étend pas à l’ensemble des critiques du régime.

[7] El Watan, 23 novembre 2016

[8] Le Quotidien d’Oran, 28 novembre 2016

[9] Lire Akram Belkaïd, « L’école algérienne face au piège identitaire », Le Monde diplomatique, aout 2016

[10] El Watan, 21 novembre 2016

[11] « En Algérie étaient refoulées les critiques qui auraient pu avoir pour cibles la société et la culture traditionnelles. » G. Meynier, Histoire intérieure du FLN, Casbah éditions, Alger 2003. Tel est toujours le cas : les écrivains algériens critiques envers leur société sont regardés comme des traîtres, et, plus largement, le seul fait de « s’affirmer est perçu comme une trahison. » (Kamel Daoud, Le Point, n° 2318, 9 février 2017)

[12] Interrogé en décembre 1971 sur la manière dont nos nouveaux collègues du Proche-Orient à l’université d’Oran assuraient leurs enseignements juridiques en langue arabe, un étudiant répondit : «  Oh, Monsieur, leurs cours sont très différents des vôtres ! En réalité ils parlent toujours de religion ! »

[13] « Nous ne sommes pas d’accord avec cette politique d’arabisation que nous impose Boumediène ! Il veut faire de nous des Egyptiens ou des Irakiens ! Mais nous, Algériens, nous ne sommes pas des Arabes ! Nous sommes des Berbères, qui avons été islamisés d’abord, arabisés ensuite, puis partiellement européanisés par la France. Et c’est entre ces trois mondes que sont la culture berbère, la culture arabo-musulmane, et le monde européen, que nous devons trouver notre identité ! » Propos d’un pompiste, Oran, avril 1974.

[14] Dans la vie quotidienne, les Algériens continuent à compter en anciens francs, le dinar ayant remplacé en 1962 le nouveau franc puis ayant perdu de sa valeur au fil des décennies. Ainsi, lorsque le marchand de légumes annonce « Tomateis dix mille ! Tomateis dix mille ! » il veut dire 100 dinars, soit environ 80 centimes d’euros (fin 2016).