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Voix publiques : Les traces d’une tache

Une tache naît en moi au moment même où s’imprime sur ma rétine celle que je vois sur le sol. Sur l’un des trottoirs de cette ville où je me trouve, un homme ou une femme s’est penché, peut-être à la discrétion de la nuit, lorsque tous dorment, pour pocher sur le sol des lettres noires. Cette personne a jeté au-dessus des lettres : de l’encre – ou de la peinture – rouge, légèrement rosée. Je vois une tache de sang, et je lis : « Somewhere in the city this blood is real ». Je traduis : « quelque part dans la ville ce sang est réel ». Je me courbe un peu en me donnant l’air de celui qui ne contemple pas des mots étranges peints au sol sous une tache. Je m’assure en fait qu’il n’y a que les mots qui ont été faits au pochoir. Il reste par endroits, autour des mots, les traces des limites du carton qui semble avoir servi de pochoir. Elles forment autour des lettres un carré : une pierre tombale… Une pierre à la mémoire de celui qui est tombé ici, pour une raison que je ne peux pour le moment qu’ignorer : « quelque part dans la ville ce sang est réel ». Il est 9h47, et profitant du calme de la matinée, je m’apprêtai à aller prendre un café à une terrasse. Soudainement, au détour d’une rue, un bruit violent se fait entendre… Pourtant, tout est calme et serein, paisible même… Pourtant, c’est bien une détonation qui résonne en moi. J’entends la déflagration au moins aussi distinctement que j’entends le sang gicler, que j’entends le jus éclabousser le sol et, visqueux, s’écouler en faisant encore des bruits de succion. Comment cette promenade si sereine a-t-elle pu, en l’espace de quelques secondes, à peine, radicalement retourner ma perception du lieu ?

Brutalement, le doute s’installe en moi : « Et si cette tache… »

Penché au-dessus d’elle, j’entre dans une histoire. Je me « fais un film », je reconstitue la suite logique des événements : un homme marche / un second s’avance vers lui / il lève le bras / il dresse une arme / les deux hommes se jaugent / le premier tire / ça fait « bang » / l’autre tombe / sa tête heurte le sol : naissance de la tache.

Le meurtrier reste debout. Il contemple un moment son œuvre, avant de prendre la fuite. Personne n’a rien vu, rien entendu, et pourtant, dans sa banalité de fait, un meurtre a eu lieu. La ville vient de changer de visage…

***

Quelque part dans les rues d’une ville meurtrie et noyée encore il n’y a pas si longtemps par des tempêtes (qui peuvent revêtir bien des formes : naturelles, certes, mais également historiques, sociales, etc.), un mot s’invite sous mes pieds. À même le sol, sur le trottoir, je peux lire : « quelque part dans la ville ce sang est réel ». Nous sommes des centaines, chaque jour, à piétiner cette chose sacrée encrée sous nos pas : une œuvre d’art. Une œuvre qui se veut art, parce qu’elle représente ce qu’elle n’est pas, à savoir : une traînée de sang. Et le mot qui souligne la tache qu’elle figure – « quelque part dans la ville ce sang est réel » – le dit bien : ceci n’est pas réel, ceci n’est pas du sang. Si la traînée de sang (ou ce qui se fait passer pour une traînée de sang) avait été réelle, il n’y aurait pas eu nécessité de préciser qu’il s’agit, justement, d’une chose réelle. Je suis par conséquent confronté à une illusion, à une métaphore, créée de toutes pièces par un individu. Je veux comprendre, et je me demande d’abord qui est cet individu. Mais j’ai beau chercher, en bas à droite au premier coup d’œil (sans doute par réflexe), puis ailleurs, dans les reflets ou dans les traces éparses… Non, décidément, il n’y a pas de signature. C’est que je ne suis pas dans un musée : je suis dans la rue, debout sur un trottoir, le corps un peu courbé, le cou davantage, au milieu d’une foule passante. Et donc, pour ajouter à mon désarroi face à cette chose étrange qui s’est imposée à moi comme un accident – par exemple : une chiure d’oiseau sur l’épaule – je ne peux pas savoir si le géniteur de cette chose, si le provocateur de l’accident, est une femme ou un homme, une ou un artiste, une ou un militant politique, un collectif peut-être, etc. Je ne sais rien, si ce n’est que de la peinture rouge, légèrement rosée, s’impose à moi comme une imposture, perturbant la sérénité de ma flânerie matinale. La tache, cette traînée qui s’offre nue, est là, qui me regarde, m’observe, me scrute, me déshabille au beau milieu de la ville. Ce sang n’appartient à personne ; il appartient à tout le monde… C’est un tatouage sur la peau dure et sèche de la ville. Et ce tatouage veut me dire, me signifier quelque chose. Il veut peut-être même témoigner, voire dénoncer : la violence qui m’entoure et que je ne vois pas. Et cette chose visuelle qui brûle ma rétine depuis quelques secondes à peine, se transforme encore, en un objet sonore cette fois, pour devenir l’écho d’une déflagration. Un son raisonne, en moi et fait entrer un autre de mes sens dans le jeu de l’énigme. J’entends maintenant.

Voix publiques

« La violence est là, et pourtant, tu ne la perçois pas »

Crédit image : Pochoir anonyme, photographié par Stéphane Hoarau © New Orleans, février 2008.

Avant de devenir une métaphore effective, un objet effectivement encré dans la ville et provoquant des effets concrets dans son paysage (le trottoir est dénaturé, il a changé de nature pour devenir un espace d’exposition et de dialogue : interpellé, je me suis arrêté pour regarder, puis, tentant de comprendre, j’ai entamé un dialogue avec l’inattendu que j’ai aperçu), l’œuvre en question a d’abord été l’idée d’une œuvre. C’est donc de l’idée d’une œuvre – c’est-à-dire d’un concept artistique et politique qui propose un discours sur une société donnée – qu’est né ce qui me fait face. Cette idée a été nourrie par une pensée de l’espace, par une perception singulière de la ville, par un rapport singulier et original à son histoire, à son quotidien, etc. Car enfin, que je me trouve à Bogota, Budapest, Alger, Bali, Antananarivo ou Pékin, une tache de sang sous laquelle est inscrite « quelque part dans la ville ce sang est réel » ne peut pas avoir la même signification. Elle ne peut pas, pour chacun des cas, faire référence à la même histoire, au même rapport à l’espace, à la même intimité vécue dans le lieu.

Ici, précisément où se trouve ma tache, c’est la Nouvelle-Orléans, Louisiane, États-Unis. Nous nous souvenons de Katrina et de Rita qui brisèrent des digues trop fragiles, vidant ainsi les eaux du lac Pontchartrain dans l’espace de vie, et nous nous souvenons de la métamorphose alors imposée au lieu. La Nouvelle Orléans, en 2005, a changé de visage. Marquée par les eaux, elle a dû tenter de se reconstruire, de se réorganiser à partir d’un chaos, tant architectural que social. Les tempêtes qui se sont succédées n’ont pas été à l’origine du mal-être présent de la ville, mais elles ont agi comme un révélateur : l’Amérique, première puissance occidentale, découvrait la misère cachée en son sein, ou plus exactement, voyait enfin ce qu’elle n’avait jamais voulu voir – ni montrer -, un peu comme si les eaux diluviennes avaient remué la vase pour la décoller et faire remonter à la surface les objets cachés du souvenir.

Ma tache fait donc trace. Je veux dire : elle réveille en moi des souvenirs constitutifs de la partie de ma mémoire se rapportant à ce lieu-ci, à cette ville précise, constitutifs de ma conception et perception intime (et nécessairement subjective) de la Nouvelle-Orléans. Elle fait trace en ce sens qu’elle fait remonter à la surface de ma mémoire d’autres idées, celles que je me suis faites et me fais encore aujourd’hui de cette ville : une scission entre Blanc et Noir due aux expériences de traites, d’esclavages, d’asservissements et de ségrégations. Une scission qui forme deux rives trop schématiques à mon goût, l’une blanche, l’autre noire, et entre lesquelles viennent difficilement prendre place d’autres populations encore, les Amérindiens, premiers habitants du lieu.

À la vue de cette trace, tache de sang étalée sous les pieds d’un touriste, ce ne sont pas des histoires qui refont surface, mais une somme de clichés liés à ma (mé)connaissance de l’Histoire. La tache laisse d’abord apparaître les stigmates de Katrina et de Rita, pour ensuite venir simultanément révéler la ruine des cultures vernaculaires, comme celle des Houmas, et l’exil douloureux des Cajuns vers les bayous du Sud, et également la politique conservatrice et xénophobe du Ku Klux Klan, etc. D’emblée, j’ai identifié cet objet rouge et marqué de lettres noires comme une œuvre d’art, parce qu’il a instantanément agi en moi ; il a été mon révélateur. Il a soudainement rendu visible l’invisible qui m’entourait, il m’a fait prendre conscience d’histoires que j’ai machinalement réorganisées en une Histoire (autrement dit : un amalgame).

Je me trouve face à cette chose, étrange chose, comme un arpenteur dans un cimetière se retrouvant, au détour d’une allée ou d’un mausolée, soudainement confronté à une fosse non encore bouchée ; un corps y repose à l’horizontal, la mort me fait face. Face à cette situation, selon Georges Didi-Huberman, deux attitudes sont possibles : la première, celle de la « tautologie », n’est qu’une manière de voir : « “ce que je vois, c’est ce que je vois, et je m’en contente” ». (1) Puis il ajoute :

Nous ne pouvons dire tautologiquement Je vois ce que je vois que si nous dénions à l’image le pouvoir d’imposer sa visualité comme une ouverture, une perte – fût-elle momentanée – pratiquée dans l’espace de notre certitude visible à son égard. Et c’est bien de là que l’image se rend capable de nous regarder. (2)

La seconde manière d’être face à l’image s’inscrirait donc dans le prolongement de la première ; il s’agirait de voir et de percevoir. Autrement dit, ce serait une manière de s’ouvrir, de se découvrir, et de se laisser soi-même voir par l’objet qui nous fait face : « En face de la tautologie, à l’autre bout du paysage, apparaît un second moyen pour suturer l’angoisse devant la tombe. Il consiste à vouloir outrepasser la question, à vouloir se porter au-delà de la scission ouverte par ce qui nous regarde dans ce que nous voyons ». (3)

J’ai fait mon choix – car il s’agit bien de cela, de choisir sa posture, de choisir de se laisser happer ou non par l’inattendu. Dès lors, il ne s’agit plus simplement de « ce que je vois », puisque j’entre de plain-pied dans le jeu de l’œuvre ; j’entame un dialogue avec elle. Il s’agit donc désormais de ce que je veux bien voir au-delà de l’image, par-delà la tache et les mots, c’est-à-dire de ce que je veux bien imaginer, recréer, réagencer selon ma méthode, ma connaissance et ma lecture de l’Histoire, ma connaissance et ma lecture de la culture locale, mais encore selon mes propres codes et référents culturels, tout cela dans un rapport étroit et intime à ce que me dit la chose qui me fait face.

Selon mes codes et mes repères, une giclée rougeâtre sous laquelle est inscrite « quelque part dans la ville ce sang est réel » signifie :

1 – que je ne suis pas en présence d’une chose réelle ;

2 – que cette chose veut se faire passer à mes yeux pour réelle ;

3 – qu’il y a par conséquent un message à décoder ;

4 – que ce message est : « ailleurs dans la ville (là où je ne suis précisément pas), il y a du sang véritable (au sens de matériel et palpable), qui salit les trottoirs et peut-être même les murs.

Ma méthode, elle, m’invite à reconstituer la genèse de la tache. Non pas l’histoire d’une femme ou d’un homme, d’une ou d’un artiste qui s’est penché sur la rue pour y pocher un message, mais celle – fictive – que l’individu en question, en empreintant le lieu, a voulu me raconter. Le quotidien, l’intimité que cet anonyme m’incite à fouler, est fait de violence : du sang a giclé, s’insinuant dans les trous du bitume, pigmentant les pores de la ville.

À partir de là, tous les scénarios sont possibles, et il y en aura sans doute autant de plausibles qu’il y aura de personnes pour lire et traduire le message. Le mien est le suivant : un homme en a rencontré un autre, et pour une raison que j’ignore – ou que je veux ignorer, ou encore que je ne veux pas imaginer – il a tiré. Il était armé. Il a d’abord dressé le poing vers l’autre, et non sans haine, il a appuyé sur la gâchette : « bang ». C’est une histoire tragique, qui n’a absolument rien de réel, puisque je l’invente de toutes pièces. Et puisque, aussi, ce sang n’est pas réel. Pourtant, le mot le dit bien : « quelque part dans la ville ce sang est réel ». « Quelque part », dans sa banalité de fait, un meurtre a eu lieu. Et sur la scène du crime, il y a désormais deux personnages : l’un est couché, le crâne vidé ; l’autre s’étend dans toute sa verticalité, la paume de la main droite rougie et gonflée. Or, au-dessus de cette tache qui veut me donner l’illusion d’un crâne se vidant, il n’y a qu’une personne qui se dresse, en fait, c’est moi… C’est par conséquent le reflet de mon propre visage que je vois dans la tache. De toute mon intelligence d’homme, je regarde la tache, je la pense, je la conceptualise. Mais c’est un leurre, car en fait, c’est elle qui m’a fixé, c’est elle qui me regarde, me pense, me conceptualise. Je suis à seuil : celui de ma capacité à visualiser les présences qu’ont fait naître autour de moi les giclures (et les mots qui les soulignent).

Deux personnages + une personne = trois ?

Non.

Il n’y a que moi : Je suis seul sur la scène du crime.

Et pourtant…

Ma rencontre avec le trottoir new orléanais est l’histoire – dans l’Histoire du lieu – d’une autre rencontre, d’un contact (se jaugeant, deux hommes ont croisé leurs regards), puis d’un impact (la balle de l’un d’entre eux a choqué la tête de l’autre). C’est donc là l’histoire d’un emboîtement successif de rencontres qui font trace en moi, et qui me permettent ainsi d’appréhender avec un regard neuf la ville qui m’entoure. Ma tache, avant d’être tache, a été un contact, puis un impact. Ma tache symbolise des êtres, tout à la fois présents et absents. Ce sont des absences qui, par mon jeu de reconstitution, s’emplissent de présences. Ils oscillent dans mon imaginaire entre des pleins et des creux : le plein de la tache qui montre le creux d’un corps (le cadavre vidé de son jus), et par opposition le plein d’un autre être dont je restitue le volume (l’assassin que je suis devenu). Mais si ce dernier, dressé dans toute l’arrogance de son acte, est vivant, l’autre est mort. Et c’est justement la giclée mucilagineuse qui se découvre sous mes pieds qui m’incite à regonfler son cadavre, tout en le creusant : c’est un homme vidé de son jus qui repose là, c’est un mort que la vie a déserté. Je le vois. Le contrepoids de ce vide est le trop-plein du corps de l’assassin. Lui, vit et peut donc contempler son crime (ce qui me fait comprendre : « je vis parce que je peux contempler l’œuvre de l’assassin). Or donc, puisque je me trouve à sa place, puisque je suis dans sa posture (comme lui, debout, je contemple la giclée), son poing fumant vient se superposer au mien, le boursouflant à son tour. J’ai ma confirmation : je ne suis pas un témoin. Je suis bien le meurtrier. L’espace de quelques secondes, une tache peinte par un inconnu sur un trottoir de la Nouvelle-Orléans, a fait de moi un criminel :

toute image pourrait être dite, non seulement structurée comme un seuil, mais encore structurée comme une crypte ouverte : ouvrant son fond, mais le retirant, mais nous y attirant. Et faisant s’y rejoindre, dans l’exercice [je préfère expérience] du regard, un deuil et un désir. C’est-à-dire une fantasmatique – comme on dirait une heuristique – du temps : un temps pour regarder les choses s’éloigner jusqu’à perte de vue […] ; un temps pour se sentir perdre le temps […] ; un temps, enfin, pour se perdre soi-même […]. (4)

Moi, le touriste serein se baladant du côté du Garden District, je me suis laissé happer par la violence de la rencontre, j’ai franchi le seuil de ma condition. Voyant à perte de vue ce que la tache me montrait comme histoire, j’ai laissé filer le temps pour me perdre moi, et me confronter non pas aux limites de ma vie, mais à celles de mon être social. Du statut de touriste étranger, je suis passé à celui de meurtrier en pays étranger. Je suis pris au piège : si « quelque part dans la ville ce sang est réel », c’est sans doute à cause de moi. Je ne peux désormais plus être spectateur puisque je suis monté sur la scène du crime. J’y suis devenu un acteur à part entière.

Entrer dans le jeu de l’œuvre, c’est entrer dans sa vérité, c’est accepter ses règles, et du même coup, c’est accepter de se changer soi-même en reconnaissant sa part de responsabilité. J’ai regardé et j’ai écouté. Par conséquent, désormais je sais : je suis responsable. Le premier niveau de responsabilité est métaphorique : je suis responsable de ce meurtre-ci. Il conditionne le second degré de la métaphore : je suis responsable de tous les meurtres qui ont lieu dans la ville.

« Je suis un touriste ».