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Embouteillages – (II) Alexandra

Alexandra, lundi 9 février, 6 heures 45

Encore un lundi. Je n’aime pas spécialement faire la route jusqu’au garage mais, franchement, je préfère être aujourd’hui qu’hier. Je hais les week-ends. La visite obligatoire chez maman. Ses reproches pour un oui pour un non. Et les reproches muets de Kevin. Comme si je l’avais abandonné ! Mais je ne peux pas l’avoir chez moi avec le boulot que je fais, les horaires impossibles… et puis Charles qui ne voudrait pas d’un gamin dans les pattes. Or, jusqu’à preuve du contraire, j’ai tout intérêt à le ménager. Charles, je veux dire. Quand il m’a reçue pour l’entretien d’embauche, il m’a tout de suite plu : le flash ! Je ne sais pas pourquoi, je m’imaginais tous les patrons békés comme des vieux blancs bedonnants. Pas du tout le portrait de Charles, belle gueule, grand, musclé, sûr de lui mais galant, un vrai héros de série télé. Il m’a invité à dîner le soir même. Il est venu me chercher chez moi, enfin chez maman puisque j’étais retournée vivre chez elle alors. Il conduisait une grosse Delahaye comme je n’en avais jamais vue jusque là. Il m’a amenée dans un restaurant chicos dont je n’avais pas entendu parler, où tout le monde le connaissait. On le regardait avec un drôle d’air. Plus tard j’ai compris que c’était la première fois qu’il s’affichait avec une négresse. Il faut dire que je suis très noire. Très belle aussi, cela va sans dire, sinon personne ne comprendrait ce que Charles fait avec moi. Il m’a fait savoir dès ce soir-là 1) qu’il m’embauchait 2) qu’il était follement amoureux de moi et 3) qu’il était néanmoins déjà remarié et n’avait pas l’intention de tripler (il n’était pas difficile de comprendre que, de toute façon, il n’épouserait jamais une noire). Bref, il m’offrait un job plus le statut de favorite, de maîtresse plus exactement. Cela me convenait. Je n’avais aucune envie d’avoir un homme sur le dos en permanence. J’avais eu assez de mal à me débarrasser du père de Kevin : ça allait comme ça ! Un boulot convenable plus un riche amant, c’est exactement ce dont j’avais besoin. Encore fallait-il que ça colle entre nous au lit. L’expérience fut satisfaisante pour les deux, je peux le dire. Je ne sais plus qui a crié le plus fort, cette première fois. C’était il y a deux ans déjà. Il m’a tout de suite installée dans un appartement exactement comme dans mes rêves. Un duplex avec une grande terrasse. Il a apporté quelques affaires et reste souvent la nuit. Il m’a encore offert un cabriolet. Delahaye, of course, voiture de fonction. Et il verse sur mon compte tous les mois, en plus de mon salaire, une somme qui dépasse largement ce que je dépense pour lui en frais de cuisine (diététique) et de fringues (sexy). Nous faisons beaucoup l’amour. Il lui arrive même de passer au bureau et de me prendre à l’improviste, debout ou sur un coin de table. Excitant ! Puis il y a les voyages. Il aime bien m’amener avec lui quand il part en Métropole ou aux Etats-Unis. Et comme il est très pris, y compris pour dîner quand il est invité dans sa famille ou chez de vieux amis, cela me laisse plein de temps pour moi, pour sortir, magasiner, visiter et, à Paris, revoir d’anciens camarades de la fac de gestion.

Qu’est ce qu’il a cet abruti à me serrer comme ça ? Il a jamais rien vu ? Il veut me rentrer dedans ou quoi ? Un bon coup de klaxon : voilà, on dirait qu’il a compris. Tiens, encore la queue devant la station service. Qui fait grève cette fois-ci ? les pompistes, les patrons des stations services, les camionneurs qui les approvisionnent, les ouvriers de la raffinerie ? Tu parles d’un pays : on ne peut pas rouler parce qu’il y a trop de voitures sur les routes et quand les routes sont dégagées c’est parce qu’il n’y a pas d’essence pour rouler ! Super ! (c’est le cas de le dire…) Et je gagne ma vie dans une entreprise qui vend des voitures…

Embouteillages 2

Je suis heureuse, je devrais être très heureuse, pourtant, je m’interroge. Et pas seulement à propos de la circulation en Martinique. Je me demande s’il n’est pas temps pour moi de circuler, et loin d’ici. Je ne me fais aucune illusion : Charles ne restera pas fou de moi toute sa vie. Il est un homme, après tout, et en plus un homme habitué à avoir tout ce qu’il veut. Je ferais bien de préparer la suite. Je ne me vois pas rester dans ce job toute ma vie, encore moins lorsque Charles m’aura abandonnée pour une autre. Et je ne sais pas si je me trompe mais c’est peut-être pour bientôt : son désir est – comment dire ? – plus d’habitude que de passion. Oui, c’est cela… Mais c’est bien sûr ! J’entrevois une solution possible. Quitte à être larguée, autant prendre les devants. Mais de même – grand principe ! – qu’on ne doit pas quitter un job avant d’en avoir trouvé un autre, mieux vaut avoir choisi le remplaçant avant de quitter un homme. Or, il y a un remplaçant tout trouvé ; je n’ai qu’un signe à lui faire. Notre directeur commercial, cet Hubert récemment arrivé chez nous, il n’en peut plus quand il me voit. Je n’aurais jamais cru que je pouvais intimider à ce point-là un homme. Je sens son regard sur moi quand je lui tourne le dos et il détourne les yeux quand c’est moi qui le regarde. S’il est obligé de s’adresser à moi, il tremble comme un petit garçon. Tout ceci ne fait pas un tableau très reluisant – un homme qui vous contemple avec des yeux de merlan frit – mais, en fait, il ne se comporte pas du tout comme ça avec les autres. J’ai bien vu quand la fille du patron était là en stage, qu’elle était aux petits soins avec lui et, visiblement, il a su en profiter. Une gamine, ça ne l’a pas du tout gêné : il y a des signes qui ne trompent pas une femme. En fait, sa timidité disparaît dès qu’il n’a plus affaire à moi. Il faut voir comment il fait bosser les vendeurs : ils filent doux devant lui. Même les mécanos, qui sont des coriaces, font ce qu’il leur demande, alors qu’il n’est pas leur chef. Et il est clair que Charles a de l’estime pour lui. Plus j’y réfléchis et plus cet Hubert me semble le candidat idéal : capable de se faire respecter par tout le monde et à genoux devant moi. Si nous partions tous les deux faire notre vie ailleurs ? On emmènerait Kevin ; je suis sûr que ça ne dérangerait pas Hubert. Il faut que je réfléchisse davantage à tout ça.

 

(À suivre)